Revue PLEIN CHANT


Edmond Thomas


Plein Chant, Septembre-Octobre 1981, Paysages intérieurs, p. 53 et suivantes


  

NOTE SUR LE MONDE DU LIVRE

par


Edmond THOMAS



Une des tendances actuelles de l'édition et de la critique, qui va se précisant et se précipitant chaque jour davantage, est de ne plus se laisser toucher que par la seule forme de l'écriture, de l'expression littéraire, de la littérature, des « textes », ainsi qu'elles se plaisent à nommer ces choses. Les prières d'insérer, les comptes rendus n'ont plus souci de nous parler de la vision du monde contenue dans le livre analysé mais de la seule utilisation du langage : ils décriront l'exercice de style, le tour de passe-passe, la rigueur de l'expression, la construction, l'infrastructure, l'indice psychanalytique sur lequel broder la théorie du texte, l'enveloppe ou le squelette, jamais la chair vive. Industriel victime comme tant d'autres de la spécialisation à outrance, le professionnel du livre est fasciné par le détail, le mot pour lui même, la virtuosité des assemblages, rarement pour ce qu'ils recouvrent : la réalité d'un écrivain, la globalité de son univers personnel, son apport à notre connaissance des êtres et du monde. C'est là sans doute le produit des modes intellectuelles nées du structuralisme, mais plus encore la conséquence directe de l'exercice du pouvoir de plus en plus exorbitant que s'est arrogé l'Enseignement sur la culture (le structuralisme n'étant, après tout, qu'un aspect de cette mainmise généralisée). Dans la République des Professeurs tout doit être pesable, classable, évaluable selon les critères de la sacro-sainte Université. Hors d'elle plus de salut. La manne ne peut honorer que ceux qui se soumettent à ses jeux : point de place ici pour qui mettrait en avant la parole si heureusement variable, inconstante, entre l'or et l'obscur, de l'humeur, du lyrisme, de la sensibilité – à moins que la mort de l'auteur n'ait rendu cette parole docile, muette sous le scalpel, anecdotisable et thésifiable. Enthousiasmes et révoltes deviennent figures de rhétorique réorganisées pour des discours académiques tandis que le pur esthétisme se hausse au rang de littérature officielle.
Les écrivains eux-mêmes, pour beaucoup scoliastes nostalgiques ou dissidents, devaient être pris par ce courant ascendant. Désormais, ils se prêteront, se conformeront, volontiers – et préalablement – à ces triturations qui mettent en avant les qualités de la partie autrefois secrète de leur labeur : la cuisine, les recettes, la technique, toutes choses s'adressant plus à la raison qu'à la passion. Lorsque ces qualités formelles seront réelles, elle ne masqueront que mieux le vide spirituel et charnel, humain, de la plupart des textes ainsi prônés, dont elles constituent d'ailleurs la seule approche possible. L'écrivain parfait, fini, poli, serait alors le magister – quand même il aurait été, ou se serait, exclu de la chaire officielle –, le maître de la langue, membre à plein temps d'une caste auto-investie d'un pouvoir initiatique exclusif, caste qui tient par sa superbe toute la presse littéraire sous sa coupe. Là vont se multiplier des clins d'œil à usage interne mais propres à l'émerveillement d'un public convaincu d'y saisir les expressions fugitives d'une vie des hauts sommets ou des grands fonds à laquelle il n'aura jamais accès. Pauvre public, on t'amuse et t'abuse ; on te met en condition pour des choix résolus d'avance en te laissant croire que toi aussi tu seras initié, "branché", élevé d'un degré dans l'abstraite connaissance. À vrai dire, ces articles et comptes rendus-là ne sont pas faits pour t'inciter vraiment à "aller y voir" par toi-même mais pour permettre au critique de montrer sa science à ses maîtres. Derrière lui, plus rien à découvrir ou redécouvrir; la quintessence a été extraite, un examen que tu ignores et dont tu n'as que faire a eu lieu ; à toi de prendre en marche un train qui passe maintenant tous feux éteints. (Mais non, il y a pour toi, dès la colonne voisine, l'application d'un autre principe par lequel on te fait prendre les vessies pour des lanternes et te vend n'importe quel mélo à coups de superlatifs, d'étoiles, de sigles de qualité et autres spécieux labels – systèmes de notation qui montrent à quel point on ne quitte pas les techniques appréciatives de l'École ; les niveaux changent mais tout est bon pour rentabiliser sa plume. Sans oublier cette nécessité qui fait loi : passer le séné, repasser la rhubarbe aux annonceurs et aux copains). La boucle est bouclée dans le vase clos de la société pensante et, séparément, dans le circuit fermé de la production. Tout est pour le mieux, apparemment.
Ce tableau ne doit pas nécessairement être considéré comme pessimiste. L'écrasante majorité des acteurs en cause, professeurs, critiques, éditeurs, auteurs, semble se satisfaire pleinement de cette sorte de discipline, de convention du nivellement et de la confusion. Les rares victimes sont ces écrivains qui, sans pour autant hurler avec les loups, ont quelque chose à dire, qu'ils soient ou non de grands stylistes : dans le premier cas ils seront aussitôt jugés sur leur savoir-faire et leurs œuvres iront rejoindre les devoirs des bons élèves de rhétorique sur les rayons encombrés des librairies, promis par avance au retour vers les caves des éditeurs, à l'oubli, quelques années après au pilon ; dans le second cas, si leurs livres ont été publiés et ont échappé à une destruction précoce, ils seront ignorés jusqu'au jour oh l'on s'apercevra que l'absence de style péremptoirement diagnostiquée était plus qu'un style personnel, la marque des voix singulières entre toutes, et c'est par-là – encore – qu'on ira les repêcher pour un temps dans le purgatoire où ils auront végété plusieurs lustres. Nous avons trop fréquenté, en visiteur et en ami, ce purgatoire pour ignorer quel opportunisme préside dans bien des cas à ces exhumations. Écrivains, il faut un temps pour tout. Celui de la lecture d'un livre ne succède pas toujours immédiatement à celui de son écriture. Il faut qu'il puisse trouver place dans les programmes culturels, scolaires, universitaires, éditoriaux, commerciaux – les trop fameux et sinistres "créneaux" ; que pour cela il soit rattachable à des courants bien déterminés, bien canalisés. Qui navigue hors de ces courants ou contre eux a toutes chances de se couler avant de devenir pour ce seul fait un modèle des Temps Nouveaux. Ce sont pourtant ces écrivains vivants qui devraient susciter l'intérêt le plus profond : au-delà du descriptif, ils mettent constamment à jour l'âme même du monde, la poésie, sans laquelle nos vies se dessécheraient irrémédiablement ; ils sont nos catalyseurs, ceux qui nous tiennent en éveil par une vie de l'esprit toujours irriguée, ceux qui assurent dans une large mesure le maintien, la continuité de notre liberté interne. Poignée de défricheurs pour qui le langage est l'outil essentiel mais pas le matériau ni la finalité, ils œuvrent séparément contre le travail de diversion de cette légion talentueuse des esthètes qui ne peuvent pas nous parler à travers leurs exercices savants. Peut-être attirer quelques instants notre curiosité ; nous intriguer comme de fragiles et lointaines pièces de musées… La langue qui ne fascine que pour elle-même entraîne tous les aveuglements, tous les refus de la réalité ; elle est le dernier retranchement de l'égotisme, le miroir tendu à Narcisse écrivant. Le brillant qu'il déploie dans son ouvrage n'a pas plus de profondeur, d'épaisseur, que son inconsistant reflet, si exceptionnel soit-il dans son nébuleux dessin. Alors, sans prétendre réformer quoi que ce soit, nous restons sauvagement fidèle à nos défricheurs, nos messagers du cœur, nos peintres de la réalité humaine, nos artisans démunis, nos petits poètes fraternels, nos rêves et nos désillusions, notre langage souvent maladroit, dépassé, promis par nature à l'incompréhension et au silence de ceux d'en face. Que dire de plus : ce n'est en somme qu'un juste retour des choses…

Retour à Paysages intérieurs | Accueil