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Une des tendances actuelles de l'édition et de la
critique,
qui va se précisant et se précipitant chaque jour
davantage, est de ne plus se
laisser toucher que par la seule forme de
l'écriture, de l'expression
littéraire, de la littérature, des
« textes », ainsi qu'elles se
plaisent à nommer ces choses. Les prières
d'insérer, les comptes rendus n'ont
plus souci de nous parler de la vision du monde
contenue dans le livre analysé
mais de la seule utilisation du langage : ils
décriront l'exercice de
style, le tour de passe-passe, la rigueur de
l'expression, la construction,
l'infrastructure, l'indice psychanalytique sur
lequel broder la théorie du
texte, l'enveloppe ou le squelette, jamais la
chair vive. Industriel victime
comme tant d'autres de la spécialisation à
outrance, le professionnel du livre
est fasciné par le détail, le mot pour lui même,
la virtuosité des assemblages,
rarement pour ce qu'ils recouvrent : la
réalité d'un écrivain, la
globalité de son univers personnel, son apport à
notre connaissance des êtres
et du monde. C'est là sans doute le produit des
modes intellectuelles nées du
structuralisme, mais plus encore la conséquence
directe de l'exercice du
pouvoir de plus en plus exorbitant que s'est
arrogé l'Enseignement sur la
culture (le structuralisme n'étant, après tout,
qu'un aspect de cette mainmise
généralisée). Dans la République des Professeurs
tout doit être pesable,
classable, évaluable selon les critères de la
sacro-sainte Université. Hors
d'elle plus de salut. La manne ne peut honorer que
ceux qui se soumettent à ses
jeux : point de place ici pour qui mettrait
en avant la parole si
heureusement variable, inconstante, entre l'or
et l'obscur, de l'humeur, du
lyrisme, de la sensibilité – à moins que la mort
de l'auteur n'ait rendu cette
parole docile, muette sous le scalpel,
anecdotisable et thésifiable.
Enthousiasmes et révoltes deviennent figures de
rhétorique réorganisées pour
des discours académiques tandis que le pur
esthétisme se hausse au rang de
littérature officielle.
Les écrivains eux-mêmes, pour
beaucoup scoliastes
nostalgiques ou dissidents, devaient être pris par
ce courant ascendant.
Désormais, ils se prêteront, se conformeront,
volontiers – et préalablement – à
ces triturations qui mettent en avant les qualités
de la partie autrefois secrète
de leur labeur : la cuisine, les recettes, la
technique, toutes choses
s'adressant plus à la raison qu'à la passion.
Lorsque ces qualités formelles
seront réelles, elle ne masqueront que mieux le
vide spirituel et charnel,
humain, de la plupart des textes ainsi prônés,
dont elles constituent
d'ailleurs la seule approche possible. L'écrivain
parfait, fini, poli, serait
alors le magister – quand même il aurait été, ou
se serait, exclu de la chaire
officielle –, le maître de la langue, membre à
plein temps d'une caste
auto-investie d'un pouvoir initiatique exclusif,
caste qui tient par sa superbe
toute la presse littéraire sous sa coupe. Là vont
se multiplier des clins d'œil
à usage interne mais propres à l'émerveillement
d'un public convaincu d'y saisir
les expressions fugitives d'une vie des hauts
sommets ou des grands fonds à
laquelle il n'aura jamais accès. Pauvre public, on
t'amuse et t'abuse ; on
te met en condition pour des choix résolus
d'avance en te laissant croire que
toi aussi tu seras initié, "branché", élevé d'un
degré dans
l'abstraite connaissance. À vrai dire, ces
articles et comptes rendus-là ne
sont pas faits pour t'inciter vraiment à "aller y
voir" par toi-même
mais pour permettre au critique de montrer sa
science à ses maîtres. Derrière
lui, plus rien à découvrir ou redécouvrir; la
quintessence a été extraite, un
examen que tu ignores et dont tu n'as que faire a
eu lieu ; à toi de
prendre en marche un train qui passe maintenant
tous feux éteints. (Mais non,
il y a pour toi, dès la colonne voisine,
l'application d'un autre principe par
lequel on te fait prendre les vessies pour des
lanternes et te vend n'importe
quel mélo à coups de superlatifs, d'étoiles, de
sigles de qualité et autres
spécieux labels – systèmes de notation qui
montrent à quel point on ne quitte
pas les techniques appréciatives de l'École ;
les niveaux changent mais
tout est bon pour rentabiliser sa plume. Sans
oublier cette nécessité qui fait
loi : passer le séné, repasser la rhubarbe
aux annonceurs et aux copains).
La boucle est bouclée dans le vase clos de la
société pensante et, séparément,
dans le circuit fermé de la production. Tout est
pour le mieux, apparemment.
Ce tableau ne doit pas
nécessairement être considéré comme
pessimiste. L'écrasante majorité des acteurs en
cause, professeurs, critiques,
éditeurs, auteurs, semble se satisfaire pleinement
de cette sorte de
discipline, de convention du nivellement et de la
confusion. Les rares victimes
sont ces écrivains qui, sans pour autant hurler
avec les loups, ont quelque chose
à dire, qu'ils soient ou non de grands
stylistes : dans le premier cas ils
seront aussitôt jugés sur leur savoir-faire et
leurs œuvres iront rejoindre les
devoirs des bons élèves de rhétorique sur les
rayons encombrés des librairies,
promis par avance au retour vers les caves des
éditeurs, à l'oubli, quelques
années après au pilon ; dans le second cas,
si leurs livres ont été
publiés et ont échappé à une destruction précoce,
ils seront ignorés jusqu'au
jour oh l'on s'apercevra que l'absence de style
péremptoirement diagnostiquée
était plus qu'un style personnel, la marque des
voix singulières entre toutes,
et c'est par-là – encore – qu'on ira les repêcher
pour un temps dans le
purgatoire où ils auront végété plusieurs lustres.
Nous avons trop fréquenté, en
visiteur et en ami, ce purgatoire pour ignorer
quel opportunisme préside dans
bien des cas à ces exhumations. Écrivains, il faut
un temps pour tout. Celui de
la lecture d'un livre ne succède pas toujours
immédiatement à celui de son
écriture. Il faut qu'il puisse trouver place dans
les programmes culturels,
scolaires, universitaires, éditoriaux, commerciaux
– les trop fameux et
sinistres "créneaux" ; que pour cela il soit
rattachable à des
courants bien déterminés, bien canalisés. Qui
navigue hors de ces courants ou
contre eux a toutes chances de se couler avant de
devenir pour ce seul fait un
modèle des Temps Nouveaux. Ce sont pourtant ces
écrivains vivants qui devraient
susciter l'intérêt le plus profond : au-delà
du descriptif, ils mettent
constamment à jour l'âme même du monde, la poésie,
sans laquelle nos vies se
dessécheraient irrémédiablement ; ils sont
nos catalyseurs, ceux qui nous
tiennent en éveil par une vie de l'esprit toujours
irriguée, ceux qui assurent
dans une large mesure le maintien, la continuité
de notre liberté interne.
Poignée de défricheurs pour qui le langage est
l'outil essentiel mais pas le
matériau ni la finalité, ils œuvrent séparément
contre le travail de diversion
de cette légion talentueuse des esthètes qui ne
peuvent pas nous parler à
travers leurs exercices savants. Peut-être attirer
quelques instants notre
curiosité ; nous intriguer comme de fragiles
et lointaines pièces de
musées… La langue qui ne fascine que pour
elle-même entraîne tous les
aveuglements, tous les refus de la réalité ;
elle est le dernier
retranchement de l'égotisme, le miroir tendu à
Narcisse écrivant. Le brillant
qu'il déploie dans son ouvrage n'a pas plus de
profondeur, d'épaisseur, que son
inconsistant reflet, si exceptionnel soit-il dans
son nébuleux dessin. Alors,
sans prétendre réformer quoi que ce soit, nous
restons sauvagement fidèle à nos
défricheurs, nos messagers du cœur, nos peintres
de la réalité humaine, nos
artisans démunis, nos petits poètes fraternels,
nos rêves et nos désillusions,
notre langage souvent maladroit, dépassé, promis
par nature à l'incompréhension
et au silence de ceux d'en face. Que dire de
plus : ce n'est en somme
qu'un juste retour des choses…
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