Je ne sais, si selon l'opinion reçue, le titre d'un ouvrage entre
pour quelque chose dans le succès, mais je crois que
celui-ci : Une voix d'en bas, s'adapte assez
naturellement au caractère des compositions, qu'il
renferme, en même temps qu'il témoigne de leur
origine.
Ces poésies, autrefois, ont fait quelque
bruit dans le monde des lettres. Du bruit, voilà tout.
À cette heure où j'écris, elles sont à peu près
oubliées : mes amis m'affirment qu'il n'est pas
hors de propos de les rappeler. J'y consens.
Malgré les encouragements de la presse,
qui a bien voulu s'occuper quelquefois de mes vers, je
ne me suis guère abusé sur leur propre mérite.
En les examinant de plus près, j'ai
compris l'obligation et la reconnaissance dont j'étais
redevable envers la critique, souvent bienveillante
lorsque l'esprit de parti ne trouble pas ses
jugements.
On disait alors que la poésie venait de
passer armes et bagages au prolétariat, nouveauté qui,
d'autre part, ne manqua pas de soulever de
foudroyantes protestations dans lesquelles on accusait
nos amis d'avoir une tendresse exagérée pour ces
culots des muses.
Ceci pouvait bien être.
La Revue des Deux Mondes se montra tout
particulièrement hostile aux productions de ces
derniers venus, lesquels, du reste, n'y allaient pas
de main morte dans les revendications des droits
populaires.
L'ouvrier-poète fut très exploité par les
libéraux de 1840. Il est bien vrai qu'alors les
honnêtes artisans songeaient à s'élever dans
l'admiration et dans les traditions de nos gloires
nationales, ayant surtout le culte des grandes choses
et témoignant la plus vive admiration pour les hommes
illustres qui ont honoré l'humanité par leur talent et
par leur caractère.
Après m'être mis en garde contre les
entraînements de la vanité, il m'était bien permis
aussi de me tenir en garde contre la mauvaise humeur
de quelques braves gens qui, à l'apparition des Échos
de la rue (1850),
prétendaient que mes vers avaient singulièrement
pâli, comparés à mes premières productions. Il est
vrai que j'avais cru nécessaire de mettre un frein
aux emportements d'une muse parfois trop âcre, et
les amis de se récrier. À les entendre, je n'étais
plus du peuple ; j'étais tout simplement
« un bourgeois » un monsieur — pourquoi pas ? —
un peu plus, ils me dénonçaient parnassien. Il y en
eut qui allèrent jusqu'à me menacer de l'Académie.
Flatteurs !
Je dus donc m'étudier à choisir entre
toutes les critiques, non celles qui égarent la raison
en ne satisfaisant que l'amour-propre, mais celles qui
éclairent nos jugements ; qui nous apprennent non
à gaspiller, mais à faire de nos forces une sage
application.
Le sentiment vrai donne le but. L'art
l'illumine. La délivrance du prolétariat, voilà ma
muse. Beaucoup ont été poètes à moins.
Ouvrier dans la véritable acception du
mot, n'ayant guère été plus de dix-huit mois aux
écoles chrétiennes, qui n'avaient certes pas acquis la
notoriété qu'elles ont de nos jours, mon instruction
touchant les arts, la philosophie, l'histoire, comme
on s'en doute bien, et on ne s'en apercevra que trop,
dut être fatalement négligée.
À douze ans en apprentissage ; à
quinze, ouvrier. Mes loisirs, en admettant mes goûts
innés pour les belles-lettres, furent toujours rares.
Le milieu dans lequel j'ai vécu : les
chambrées, était
peu propre à m'initier au langage des muses qui ne
viennent qu'avec répugnance s'aventurer à la lampe
fumeuse des veillées délétères. Mes premières
publications durent nécessairement se ressentir de
ces points de départ : défaut d'instruction,
absence de temps, souci du pain quotidien. Il
fallait, en vérité, toute l'audace d'une jeunesse
enthousiaste et quelque peu affolée pour se
présenter au public aussi pauvrement accoutrée… Et
cependant que de bruit à l'apparition de mes
premières poésies ! À quarante ans de distance,
je ne puis me rappeler sans émotion ces promesses
d'avenir.
Cependant, il ne suffisait pas d'écrire
sur la couverture d'un livre Chantier, Atelier,
Voix d'en bas
pour se montrer du peuple.
Beaucoup de muses bourgeoises auraient pu
signer avec avantage les productions publiées par nos
amis, c'est vrai ; mais le peuple ne s'y reconnut
par toujours, tandis que la bourgeoisie, je parle de
celle qui est lettrée, saluait souvent dans nos livres
des visages de connaissance.
Quand un écrivain n'est pas l'artisan
d'un genre nouveau, la plus haute expression d'un
genre créé, il n'est que le reflet plus ou moins
brillant d'astres plus lumineux.
Mon admiration pour les maîtres, mon
enthousiasme pour de belles vies et de belles œuvres,
m'ont souvent trouvé découragé ; les suivre dans
leur chemin ou dans leur vol, cela était-il
possible ?… Que faire, pour ne parler que des
hommes de nos jours ?
La chanson avec Béranger n'était-elle pas
arrivée à son apogée ? L'ode avec Victor Hugo
n'avait-elle pas déployé son vol démesuré ?
L'élégie n'avait-elle pas, avec Lamartine, versé
toutes ses plus belles larmes aux pieds
d'Elvire ? Alfred de Musset n'avait-il pas inondé
la fantaisie de diamants et d'or ? Il ne fallait
donc pas songer à semer en terre si soigneusement
cultivée, si amplement et si soigneusement
moissonnée ; je devais m'étudier à chercher moins
haut des chants pour ma voix ; la rue bruyait, je
m'emparai de ses échos ; de là ce livre.
Une question,
cependant : Aujourd'hui, quel sera le rôle du
poète dans la société ? Son action utile ou
fatale au milieu des systèmes plus ou moins
contradictoires qui envahissent le monde des idées et
des intérêts ? Les vents des nouvelles doctrines
ont balayé les anciennes croyances et les vieilles
formules. Le poète, un moment dérouté, s'il n'est le
chantre des ruines, où prendra-t-il cette foi qui
échauffe, enthousiasme, transporte ? Où
prendra-t-il son idéal ? Est-ce dans les éléments
nouveaux, mais incohérents, qui tourmentent les
sociétés modernes et les poussent chaque jour à des
aventures dont elles ne peuvent tarder d'exiger la
solution ? Le peuple veut bien encore s'aventurer
à travers le désert, mais c'est à condition qu'il sera
en marche pour une terre promise. Quel Moïse nous y
conduira ? Et cette terre promise, où donc
est-elle ? Sans avoir la prétention de viser au
prophète, j'ai essayé d'exprimer cette préoccupation
de l'avenir dans la pièce intitulée : L'Utopiste.
Dans cette espèce de tourbillon qui
emporte les idées et les hommes, bien des idées on
reculé, bien des hommes, même des plus sérieux, ont dû
varier : législateurs, philosophes, poètes,
prêtres, tribuns ou soldats. On a vu des comtes et des
vicomtes s'enrôler d'enthousiasme sous des drapeaux
qu'ils avaient naguère vilipendés, et, chose non moins
originale, on voit aujourd'hui des plébéiens siéger à
la place des sénateurs qu'ils ont expulsés. C'est
toujours Scapin revêtu de la défroque de son maître.
Encore s'ils valaient mieux, ces nouveaux
aristocratisés !
Le terrain mouvant de ces dernières
années est sillonné par les marches et contre-marches
de beaucoup de nos illustrations et de la nation tout
entière ; phénomène de déplacement et d'évolution
que nous devons attribuer bien plus aux événements qui
mènent le monde qu'aux défaillances de
l'humanité ; c'est là, du reste, un des
caractères distinctifs de la démocratie, mobile et
variable à l'infini. A l'avenir, elle pourrait bien
abandonner l'idée libérale et autoritaire, qui
s'incarne dans une individualité, pour suivre la
commune nationalisée, formule redoutable dans
son obscurité. Nous n'aurons plus d'incarnation
mystique, ou césarienne, soit, mais nous pourrions
bien avoir quelque chose de pire : le fanatisme
qui s'attache aux sectes. L'unité de croyance s'en
va ; ceci n'est pas un bien.
Il y a comme une tendance, dans les âmes
qui se prétendent filles de la lumière, à déposer la
religion du sentiment. Je vois naître à travers les
bruits de bourse, la fumée des locomotives et la
poussière des démolitions, je ne sais quelle religion
industrielle et féodale qui ne tendrait rien moins
qu'à remplacer Jésus par Mercure. On nous prépare une
restauration de faux dieux : un dieu bon sens,
une déesse raison. A qui s'en prendre ? Faut-il
accuser la science de la sottise des savants !
Alors maudissons le travail et toutes les merveilles
de l'intelligence, ce rayon de Dieu enfoui dans le
cerveau de sa créature et qui, la plaçant au faîte de
l'échelle des êtres, la rapproche d'autant plus de sa
divinité. Ne faisons donc pas la guerre à
l'infatigable chercheuse, qui elle aussi est en quête
d'un reposoir pour abriter les douleurs toujours
saignantes de l'humanité. Cependant, en lui faisant un
juste accueil, je ne puis me décider, au nom de je ne
sais quel naturalisme brutal, dont on voudrait faire
une religion positiviste, à porter la hache dans le
saint gibet qui depuis deux mille ans sanctifie tous
les sacrifices et encourage tous les dévouements. La
raison nous a donné des savants et des sages, mais il
a été réservé au sentiment de nous donner un
dieu !
Enfin j'ai souffert, aimé, espéré tout ce
que le peuple souffre, aime, espère. J'ai écrit avec
ses préjugés, son amour et sa foi. Je le
confesse : avec ses colères, ses découragements,
voire même ses rudesses, disons le mot, ses haines,
qui ne sont pas toujours aussi sauvages que certaines
personnes affectent de le croire. Si le peuple en
masse était ce dont on l'accuse, demain la société
aurait cessé d'être.
Quand le peuple descend dans la rue c'est
que des bourgeois ont chargé les fusils.
J'ai écrit bien plus avec les conseils de
l'instinct qu'avec les calculs toujours un peu froids
de la raison. Équilibrer la sagesse et l'imagination,
c'est le secret des maîtres. Cela ne s'acquiert pas en
un jour, quand cela s'acquiert.
Né dans les derniers rangs du
prolétariat, au plus bas de l'échelle, je dus
m'exprimer, c'est vrai, souvent en vers empreints
d'amertume dans la peinture des inégalités sociales,
écrire plutôt en révolté qu'en moraliste ; cela
devait être. La sagesse est toujours de soi un peu
égoïste. Homme de lutte et d'action, j'ai combattu au
premier rang dans la rue et dans le livre, pour mes
rêves et ceux des autres. Si j'ai été parfois l'avocat
mal inspiré d'une cause que mon cœur ne peut se
résoudre à déserter, mes clients pardonneront à mon
insuffisance en faveur du désintéressement.
Les vers sur l'amour, ou inspirés de
l'amour, qui exigent de la passion à défaut de
sensibilité, et qui pour être goûtés veulent être
parés de tous les charmes à demi voilés des grâces, ne
brillent pas dans ce livre. En proie dès ma jeunesse
aux luttes de la nécessité, que pouvais-je emprunter
aux heures fugitives du printemps ? La plus belle
corde des lyres ne devait avoir pour mes chants que
des accords rebelles. D'ailleurs cela eût-il été bien
à sa place dans ces poésies de truelle, de plâtre et
de mortier ? L'art délicat, qui enferme une
pensée triste, profonde et douce, dans un cadre
ingénieux et charmant, comme dans la chanson le
Temps (de
Béranger), ne m'a pas révélé ses divins secrets.
Mais quel est l'homme qui, au bruit
de l'airain sonore, ne s'est écrié au moins
une fois dans sa vie : Vieillard,
épargnez nos amours !
Encore une fois ce livre est rude,
triste, non parce qu'il est le produit d'un désabusé
hypocondre, mais parce qu'il est le reflet d'un monde
dans lequel je suis né, où j'ai vécu, où je mourrai.