Éditions Plein Chant

Novembre 2014



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La passe, Michka ! la passe !…

par

Pierre Ziegelmeyer



       

S’il est bien une institution ridicule, c’est la mort. Et Dieu n’a vraiment pas de quoi être fier. D’accord, il a créé aussi les hommes politiques, les prix littéraires, les jeux vidéos, les journalistes, la cravate à fleurs, les concours de poésie, la télé-réalité, les gourous, les égorgeurs d’infidèles, les fans de Cloclo, les 4x4, les sénateurs, la brosse à reluire, les cours de la Bourse, la retraite-chapeau, l’enfer des banlieues et les paradis fiscaux, sans parler d’un million d’autres choses réjouissantes qu’il a laissé à son image à grosse tête le soin de découvrir… Mais avec la mort, nom de Dieu, là il a fait fort.
C’était bien la peine, bien la peine d’en prendre autant pour essayer, comme un président de club frais élu, de réorganiser un peu le footoir que ses prédécesseurs lui avait laissé, en brassant des masses de chaos primordiaux et des profusions de protomondes, afin de nous modeler une si jolie petite résidence terrestre tout ce qu’il y a de soua-soua, avec ce qu’il faut de rose et de bleu pour faire briller les yeux des filles et vibrer les plumes des poètes… Et tout ça (geste) pour quoi… Pour, en fin de conte, nous laisser là tout penaud, tout cucul au bout du quai de nulle part, arrêt facultatif obligatoire, avec le dernier train qui vient de s'ébrouer vers un horizon improbable en nous abandonnant là tout seul dans le noir, à des infinis de tout lieu habité, sans un traîneau de secours en vue…
Passager raté, tout petit, tout sec, la goule enfarinée, le regard creux, les bras ballants devant l’inévitable… – Et quand je dis sec, cher vieux Cocosate, je dis bien sec, sec comme un coup de trique en retour, quel mauvais tour de trick, qui m’a laissé mon petit voyant de voyageur tout estourbi, hagard, sans voix, pendant des jours…  À n’y pas croire… à n’en pas revenir… Mais je ne vais pas t’embrener à présent avec des étalages d’états d’âme, dame c’était bon ça du temps, c’était hier, où s’qu’on épistolait… Tout sec, énormément perdu devant ce grand rien-du-tout qu’on a tenté souventefois de sonder, d’évaluer, de tâter pour déceler ici ou là une sortie de réponse pas trop nuche à ces grandes questions qu’on s’accroche en hâte et qu’on polit à la minuscie en oubliant d’ôter nos gros nez rouges de gugusses et nos chapeaux pointus à turlututus…
La vie est cent mille milliards de fois trop courte, un philosophe l’a dit, cher Michka, pour tous les projets qui s’accumulent en déblais à mesure qu’on pousse la charrette. Entre autres, tiens, j’y pense depuis ton départ, quelle idée aussi, pour imaginer la suite des Aventures de Michka, tu te souviens, le quarantième volume de la qu’Ohl Lection de l’Eden* et sa longue énumération de titres ouverts mêlant le tendre et le tragique, le finement allusif et le burlesque poilard, c’est tout toi, Michka l’ourson mascotte, un peu gentil nounours, un peu russe-avant-de-rentrer-sa-chemise, un peu diabolito malin monté sur ressorts secrets… Et de ces dizaines de titres, je me souviens de Michka trois-quarts-centre, eh oui, toi aussi… Allez, Michka, la passe ! fais la passe à Bibi ! la passe, boudi !… Mais aïe, aïe, m’âme erre, vois-le là, le fada, Michka prend le large !… Et Michka s’envole au vent… C’est à peine si on l’entend d’ici… Ah, si : Michka se fend la pêche, on dirait bien… Il a fini par faire l’impasse, et il laisse le reste de l’équipe du monde tourner sur place pour la grande mêlée, la mêlée toujours recommencée, jamais décisive… Et lui s’en est allé seul à l’essai, là-bas très loin, Michka dans les nuages, Michka membre du PSR (le Parti Sans Retour), là où Michka coince la bulle en compagnie de l’ami Georges (Walter), qui a pris un peu d’avance… Mais ce n’est qu’un au revoir, Michka, ah ah, si tu crois qu’tu vas, la garder la balle, rien que pour ta pomme, tu te gour’s bonhomme ! on se reverra, non mais qu’est-c’tu crois !…
À bon entendeur, Mikhaïl Michka, salut de tout cœur de ton vieux complice, Piotr le Lettron triste –
* [en passant, le 82e et provisoirement dernier volume à la qu’Ohl était consacré à Krudy, le merveilleux Krudy et ses interminables volutes de réflexions voluptueuses autour de la disparition des choses, du temps perdu avec la mort qui rôde en sa robe rose dans les marais et les brumes de la mémoire. On aurait dit que…]



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