ÉDITIONS PLEIN CHANT


(LES AMIS DE PLEIN CHANT)

AJOUTS

Août 2022


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LES  COLLECTIONNEURS


par le comte

 

HORACE DE VIEL-CASTEL

 

(Extraits faits en 2022, pris dans Les Français par eux-mêmes, Paris, Furne et Cie, 1853, pages 95-99)




Àcôté du grand palais de la Bourse, admirable monument façonné par nos architectes d'aujourd'hui, au moyen d'un patron grec, de papier à calquer et de beaucoup de maçons et de tailleurs de pierres, se trouve un plus petit palais, que l'on prendrait volontiers pour une laide maison si des affiches ne vous annonçaient que cette maison est le palais des ventes opérées par messieurs les commissaires-priseurs. Or, dans ce palais de messieurs les commissaires-priseurs, tout se met à l'enchère, tout se vend, depuis des berlines de  voyage  jusqu'à  des  lettres autographes  de Ninon de Lenclos. Le matin et le soir, l'entrée du palais des commissaires-priseurs est accordée au public, tout le monde peut aller voir les expositions qui précèdent les ventes, tout le monde peut aller se ranger autour du bureau des adjudicateurs, et se donner le plaisir  d'augmenter de quelques francs ou seulement de quelques centimes la valeur des plus grandes comme des plus minimes réputations d'artistes, d'hommes d'État et même de simples ouvriers.
    C'est au palais des commissaires-priseurs que se rencontrent les seuls caractères, les seuls hommes vraiment remarquables de notre époque, les seuls qui possèdent une originalité particulière, les seuls qui marchent hors du troupeau commun, pour suivre des sentiers dont les hautes herbes ne sont jamais froissées par les pieds de la foule. Ces hommes remarquables sont les collectionneurs, et j'entends par collectionneurs tous ceux que l'amour de la collection, le désir d'amener à l'état de collection un rassemblement plus ou moins considérable de choses ouvrées par l'industrie humaine, ou créées par l'industrie surhumaine du grand Créateur, a lancés dans l'arène où combattent les martyrs d'une idée fixe.

Maintes fois je me suis trouvé tenté du désir de la collection, et, sans avoir entièrement succombé à cette tentation, je dois dire cependant que j'ai assez approché de mes lèvres la coupe de ses enivrements pour en connaître les voluptés, pour être initié à ses plus secrets mystères.

J'ai connu, j'ai vu de près messieurs les collectionneurs, j'ai surpris leurs mœurs et leurs habitudes en flagrant délit d'originalité, et ma mémoire est pleine de souvenirs que je vais faire passer à l'état de révélations.

Comme en toutes choses il faut procéder méthodiquement, je dirai d'abord que l'on distingue trois sortes, trois espèces de collectionneurs :

La première est celle du collectionneur inculte et sauvage, sale et débraillé des pieds à la tête, aux ongles noirs, à la barbe râpeuse, aux cheveux hérissés, au chapeau entièrement défoncé, aux poches énormes et toujours pleines. Cette espèce est celle du collectionneur pur-sang, du collectionneur par amour de la collection.

La seconde comprend tous ces négociants de bonne compagnie, tous ces trafiquants en curiosités, ces marchands d'habits galons à équipages armoriés ou non armoriés, qui se donnent les manières, le langage, les habitudes du véritable collectionneur, et qui cependant ne font que placer leur argent plus ou moins avantageusement, suivant le gain de leur revente, suivant la balance de leur compte de banque.

La troisième espèce de collectionneurs est celle du collectionneur fashionable, de celui qui s'est fait collectionneur, pour obéir à la mode, pour avoir comme tout le monde, un salon Louis XV, un boudoir Renaissance, et une salle à manger quatorzième siècle, avec quelques lames de Tolède, quelques targes, deux ou trois hallebardes, un casque de ligueur, un hanap dans lequel il boit lorsqu'il se trouve en présence de ses amis, quelques cruches flamandes en grès bleu et gris, et trois vitraux interceptant le soleil, et ne laissant passer à travers la fenêtre qu'une lumière jaune, rouge ou bleue, qui lui prête la mine d'un homme atteint par la jaunisse, la fièvre scarlatine ou le choléra-morbus, pour peu qu'il se trouve sur le passage d'un des rayons du soleil déguisé, qu'il laisse parvenir jusqu'à son fauteuil.

Tout collectionneur rentre nécessairement dans une des trois classes que je viens d'indiquer : le collectionneur fou, le collectionneur brocanteur, et le collectionneur par mode.

Parmi les collectionneurs fous, les poëtes du genre, le plus renommé est un petit vieillard sec, ridé, râpé, retapé, enveloppé d'une sorte de grande redingote brunâtre, la tête recouverte d'une clémentine de soie noire, par-dessus laquelle se prélasse un énorme chapeau de couleur douteuse, gras des bords, gras de la forme, gras du galon, gras de la coiffe, gras de partout, et qui, depuis trente ans, assiste régulièrement avec son maître à toutes les ventes, se promène avec lui, quelque temps qu'il fasse, sur les quais et chez tous les marchands de bric-à-brac. Ce chapeau et cet homme sont connus sous le nom de M. de Menussard. Eh bien ! ce chapeau et cet homme, ce M. de Menussard, en un mot, possède une très-magnifique collection de porcelaines de Sèvres, pâte tendre ; chez lui, dans ses armoires, dans ses coffres, dans ses étuis, sont enfermés, comme dans un tombeau, des services entiers, des cabarets, des vases en pâte tendre de Sèvres, à fonds ou à bordures gros-bleu, bleu-turquoise, vert-émeraude et rose-tendre. Après deux ans de recherche, de poursuites et d'inquiétude, il s'est fait adjuger, à la place de la Bourse, en vente publique, une moitié du service de table des princes de Rohan, et il l'a payé cinquante mille francs. Un petit cabaret gros-bleu, composé de cinq pièces, portant le chiffre et l'écusson du roi Louis XV, ne lui est pas revenu à moins de douze mille francs.

[…]

A côté de M. de Menussard, on rencontre souvent au palais de la Bourse un célèbre collectionneur d'autographes, qui possède de l'écriture de toutes les personnes célèbres ; mais depuis six mois il est atteint d'une affection mortelle : dix lignes de l'écriture de Molière lui ont échappé et sont devenues la propriété d'un célèbre amateur anglais. Aussi n'en reviendra-t-il pas, ses jours s'éteignent, il ne voit plus, n'entend plus, marche comme un malheureux sur qui pèserait quelque implacable fatalité, il se considère comme un homme déshonoré ; sa collection d'autographes était réputée la plus belle de toutes les collections connues, maintenant elle n'est plus qu'en seconde ligne.

M. de Menussard hausse les épaules en voyant passer l'amateur d'autographes, il dit même que c'est un fou.

Et en effet, l'amateur d'autographes, comme l'amateur de pâte tendre, comme l'amateur de tableaux et tous les amateurs qui poussent leur amour d'une seule chose jusqu'à la passion de la collection, peuvent être classés parmi les fous, section des monomanes ; car ils se sont attelés à une seule idée, car ils ne voient rien au delà, car tout l'univers, toute l'existence se résume pour eux dans l'idée qu'ils poursuivent et dont ils sont poursuivis.

[…]

Maintenant, après cet examen fidèle des collectionneurs véritables, il ne sera pas inutile d'arriver aux collectionneurs brocanteurs qui sont les calculateurs de l'espèce, la honte du genre, une énormité comme de la poésie soumise à des idées mathématiques.

Le collectionneur brocanteur a souvent au premier abord, à la première vue, le même extérieur que le véritable collectionneur ; on trouvera chez le brocanteur le même enthousiasme de la chose collectionnée, le même mépris pour tout ce qui n'est pas cette chose, la même indifférence pour le reste de la création ; le brocanteur se montrera plus ardent, plus entier, plus incisif dans son langage ; son costume sera celui du savant le plus orgueilleux de sa crasse classique ; il ne prendra aucun soin de sa personne, il semblera s'oublier lui-même pour ne songer qu'à l'objet de sa passion, et contrefera l'amoureux ; il rugira pour sa belle, et cependant cet homme ne sera qu'un habile comédien, qu'un jongleur adroit ; son amour pour la chose collectionnée ne sera qu'un moyen.

[…]

Tel homme collectionne pendant dix ans de vieux bouquins, les fait relier, les annote, les illustre de gravures prises à droite et à gauche, et d'autographes pris Dieu sait où ; il trace sur quelques pages blanches laissées par le relieur au commencement du volume, la biographie de l'auteur ; il signe cet exemplaire de son nom de baptême et de son nom de famille, auxquels il ajoute le titre de membre de plusieurs académies ; il a un timbre pour timbrer les raretés qui passent par ses mains, et dit le nombre d'éditions qu'a eues tel ou tel ouvrage ; il cite leurs dates et le nom de leurs imprimeurs. Peu à peu les libraires et les bouquinistes le réputent célèbre bibliographe, car le Journal de la librairie a publié une dissertation de lui sur les Aldes ou les Elzévirs, la Société des bibliophiles le reçoit dans son sein avec acclamation ; les revues retentissent de son nom, l'étranger le consulte avec respect, et le ministère de l'intérieur le nomme bibliothécaire d'une des bibliothèques publiques ; quelques années plus tard, il arrive à l'Institut et l'on ne parle plus du bibliographe qu'en ajoutant à son nom, comme phrase obligée :

 

« Ce savant dont la France s'honore… »

 

Une fois parvenu à ce point, la comédie est jouée, la collection n'est plus bonne à rien, il faut procéder avec charlatanisme à sa vente ; c'est alors que paraîtront des catalogues raisonnés, sur lesquels il sera fait mention de toutes les annotations que le savant dont la France s'honore a prodiguées à ses bouquins décrassés et reliés. La collection sera vendue vingt, trente et quelquefois quarante fois sa valeur, et le collectionneur passera aux yeux de la foule pour un érudit dont les veilles sont consacrées aux travaux scientifiques.

[…]

Après avoir ainsi décrit le collectionneur poëte, fou, monomane, il me resterait à parler du collectionneur fashionable ; mais peu de mots feront juger ce personnage qui n'a ni caractère, ni passion, ni quoi que ce soit, et qui n'est qu'un produit de la mode. Le comte de Brevailles, le plus élégant des collectionneurs fashionables, me montrait dernièrement dans son armeria l'épée de Jeanne d'Arc ciselée par Benvenuto Cellini, et quelques pièces d'un service de faïence de l'admirable Bernard de Palissy, portant le millésime de 1508 et le chiffre de Louis XII.

En résumé, si le collectionneur est de bonne foi dans son amour, dans sa passion, il s'avance plus ou moins vite vers la folie ; s'il est brocanteur, c'est un intrigant, et s'il est fashionable, ce n'est rien. Je voudrais être député un seul jour pour proposer à mes collègues une loi ainsi conçue :

Considérant que, depuis quelques années surtout, la France monumentale et artistique est de tous côtés, et pour le bon plaisir des collectionneurs et de leurs collections, dépecée par morceaux,

 

 

ARTICLE UNIQUE.

 

 

Tout collectionneur est soumis à perpétuité à la surveillance de la haute police.

 

Note en 2022 : les illustrations ci-dessus, appartenant à l’édition originale,  ont été redisposées par nous.

 



 
    
 
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