côté
du grand palais de la Bourse, admirable
monument façonné par nos architectes
d'aujourd'hui, au moyen d'un patron grec,
de papier à calquer et de beaucoup de
maçons et de tailleurs de pierres, se
trouve un plus petit palais, que l'on
prendrait volontiers pour une laide maison
si des affiches ne vous annonçaient que
cette maison est le palais des ventes
opérées par messieurs les
commissaires-priseurs. Or, dans ce palais
de messieurs les commissaires-priseurs,
tout se met à l'enchère, tout se vend,
depuis des berlines de voyage
jusqu'à des lettres
autographes de Ninon
de Lenclos. Le matin et le soir,
l'entrée du palais des commissaires-priseurs
est accordée au public, tout le monde peut
aller voir les expositions qui précèdent les
ventes, tout le monde peut aller se ranger
autour du bureau des adjudicateurs, et se
donner le plaisir d'augmenter de
quelques francs ou seulement de quelques
centimes la valeur des plus grandes comme
des plus minimes réputations d'artistes,
d'hommes d'État et même de simples ouvriers.
C'est au palais des commissaires-priseurs
que se rencontrent les seuls caractères, les
seuls hommes vraiment remarquables de notre
époque, les seuls qui possèdent une
originalité particulière, les seuls qui
marchent hors du troupeau commun, pour
suivre des sentiers dont les hautes herbes
ne sont jamais froissées par les pieds de la
foule. Ces hommes remarquables sont les collectionneurs,
et j'entends par collectionneurs tous ceux
que l'amour de la collection, le désir
d'amener à l'état de collection un
rassemblement plus ou moins considérable de
choses ouvrées par l'industrie humaine, ou
créées par l'industrie surhumaine du grand
Créateur, a lancés dans l'arène où
combattent les martyrs d'une idée fixe.
Maintes
fois je me suis trouvé tenté du désir de
la collection, et, sans avoir entièrement
succombé à cette tentation, je dois dire
cependant que j'ai assez approché de mes
lèvres la coupe de ses enivrements pour en
connaître les voluptés, pour être initié à
ses plus secrets mystères.
J'ai
connu, j'ai vu de près messieurs les
collectionneurs, j'ai surpris leurs mœurs
et leurs habitudes en flagrant délit
d'originalité, et ma mémoire est pleine de
souvenirs que je vais faire passer à
l'état de révélations.
Comme en
toutes choses il faut procéder
méthodiquement, je dirai d'abord que l'on
distingue trois sortes, trois espèces de
collectionneurs :
La
première est celle du collectionneur
inculte et sauvage, sale et débraillé des
pieds à la tête, aux ongles noirs, à la
barbe râpeuse, aux cheveux hérissés, au
chapeau entièrement défoncé, aux poches
énormes et toujours pleines. Cette espèce
est celle du collectionneur pur-sang,
du collectionneur par amour de la
collection.
La
seconde comprend tous ces négociants de
bonne compagnie, tous ces trafiquants en
curiosités, ces marchands d'habits galons
à équipages armoriés ou non armoriés, qui
se donnent les manières, le langage, les
habitudes du véritable collectionneur, et
qui cependant ne font que placer leur
argent plus ou moins avantageusement,
suivant le gain de leur revente, suivant
la balance de leur compte de banque.
La
troisième espèce de collectionneurs est
celle du collectionneur fashionable, de
celui qui s'est fait collectionneur, pour
obéir à la mode, pour avoir comme tout
le monde, un salon
Louis XV, un boudoir Renaissance,
et une salle à manger quatorzième
siècle, avec quelques lames de
Tolède, quelques targes, deux ou trois
hallebardes, un casque de ligueur, un
hanap dans lequel il boit lorsqu'il se
trouve en présence de ses amis, quelques
cruches flamandes en grès bleu et gris, et
trois vitraux interceptant le soleil, et
ne laissant passer à travers la fenêtre
qu'une lumière jaune, rouge ou bleue, qui
lui prête la mine d'un homme atteint par
la jaunisse, la fièvre scarlatine ou le
choléra-morbus, pour peu qu'il se trouve
sur le passage d'un des rayons du soleil
déguisé, qu'il laisse parvenir jusqu'à son
fauteuil.
Tout
collectionneur rentre nécessairement dans
une des trois classes que je viens
d'indiquer : le collectionneur fou,
le collectionneur brocanteur, et le
collectionneur par mode.
Parmi
les collectionneurs fous, les poëtes du
genre, le plus renommé est un petit
vieillard sec, ridé, râpé, retapé,
enveloppé d'une sorte de grande redingote
brunâtre, la tête recouverte d'une clémentine
de soie noire, par-dessus laquelle se
prélasse un énorme chapeau de couleur
douteuse, gras des bords, gras de la
forme, gras du galon, gras de la coiffe,
gras de partout, et qui, depuis trente
ans, assiste régulièrement avec son maître
à toutes les ventes, se promène avec lui,
quelque temps qu'il fasse, sur les quais
et chez tous les marchands de bric-à-brac.
Ce chapeau et cet homme sont connus sous
le nom de M. de Menussard. Eh bien !
ce chapeau et cet homme, ce M. de
Menussard, en un mot, possède une
très-magnifique collection de porcelaines
de Sèvres, pâte
tendre ; chez lui, dans ses
armoires, dans ses coffres, dans ses
étuis, sont enfermés, comme dans un
tombeau, des services
entiers, des cabarets,
des vases en pâte
tendre de Sèvres, à fonds ou à
bordures gros-bleu, bleu-turquoise,
vert-émeraude et rose-tendre. Après deux
ans de recherche, de poursuites et
d'inquiétude, il s'est fait adjuger, à la
place de la Bourse, en vente publique, une
moitié du service de table des princes
de Rohan, et il l'a payé cinquante mille
francs. Un petit cabaret
gros-bleu, composé de cinq pièces,
portant le chiffre et l'écusson du roi
Louis XV, ne lui est pas revenu à
moins de douze mille francs.
[…]
A côté
de M. de Menussard, on rencontre souvent
au palais de la Bourse un célèbre
collectionneur d'autographes, qui possède
de l'écriture de toutes les personnes
célèbres ; mais depuis six mois il
est atteint d'une affection
mortelle : dix lignes de l'écriture
de Molière lui ont échappé et sont
devenues la propriété d'un célèbre amateur
anglais. Aussi n'en reviendra-t-il pas,
ses jours s'éteignent, il ne voit plus,
n'entend plus, marche comme un malheureux
sur qui pèserait quelque implacable
fatalité, il se considère comme un homme
déshonoré ; sa collection
d'autographes était réputée la plus belle
de toutes les collections connues,
maintenant elle n'est plus qu'en seconde
ligne.
M. de
Menussard hausse les épaules en voyant
passer l'amateur d'autographes, il dit
même que c'est un fou.
Et en
effet, l'amateur d'autographes, comme
l'amateur de pâte tendre, comme l'amateur
de tableaux et tous les amateurs qui
poussent leur amour d'une seule chose
jusqu'à la passion de la collection,
peuvent être classés parmi les fous,
section des monomanes ; car ils se
sont attelés à une seule idée, car ils ne
voient rien au delà, car tout l'univers,
toute l'existence se résume pour eux dans
l'idée qu'ils poursuivent et dont ils sont
poursuivis.
[…]
Maintenant,
après cet examen fidèle des
collectionneurs véritables, il ne sera pas
inutile d'arriver aux collectionneurs
brocanteurs qui sont les calculateurs de
l'espèce, la honte du genre, une énormité
comme de la poésie soumise à des idées
mathématiques.
Le
collectionneur brocanteur a souvent au
premier abord, à la première vue, le même
extérieur que le véritable
collectionneur ; on trouvera chez le
brocanteur le même enthousiasme de la
chose collectionnée,
le même mépris pour tout ce qui n'est pas
cette chose, la même indifférence pour le
reste de la création ; le brocanteur
se montrera plus ardent, plus entier, plus
incisif dans son langage ; son
costume sera celui du savant le plus
orgueilleux de sa crasse classique ;
il ne prendra aucun soin de sa personne,
il semblera s'oublier lui-même pour ne
songer qu'à l'objet de sa passion, et
contrefera l'amoureux ; il rugira
pour sa belle, et cependant cet homme ne
sera qu'un habile comédien, qu'un jongleur
adroit ; son amour pour la chose collectionnée
ne sera qu'un moyen.
[…]
Tel
homme collectionne pendant dix ans de vieux
bouquins, les fait relier, les annote, les
illustre de gravures prises à droite et à
gauche, et d'autographes pris Dieu sait
où ; il trace sur quelques pages
blanches laissées par le relieur au
commencement du volume, la biographie de
l'auteur ; il signe cet exemplaire de
son nom de baptême et de son nom de famille,
auxquels il ajoute le titre de membre de
plusieurs académies ; il a un timbre
pour timbrer les raretés qui passent par ses
mains, et dit le nombre d'éditions qu'a eues
tel ou tel ouvrage ; il cite leurs
dates et le nom de leurs imprimeurs. Peu à
peu les libraires et les bouquinistes le
réputent célèbre bibliographe, car le Journal
de la librairie a publié une
dissertation de lui sur les Aldes ou les
Elzévirs, la Société des bibliophiles le
reçoit dans son sein avec acclamation ;
les revues retentissent de son nom,
l'étranger le consulte avec respect, et le
ministère de l'intérieur le nomme
bibliothécaire d'une des bibliothèques
publiques ; quelques années plus tard,
il arrive à l'Institut et l'on ne parle plus
du bibliographe qu'en ajoutant à son nom,
comme phrase obligée :
« Ce
savant dont la France s'honore… »
Une fois
parvenu à ce point, la comédie est jouée, la
collection n'est plus bonne à rien, il faut
procéder avec charlatanisme à sa
vente ; c'est alors que paraîtront des
catalogues raisonnés, sur lesquels il sera
fait mention de toutes les annotations que
le savant
dont la France s'honore a prodiguées à
ses bouquins décrassés et reliés. La
collection sera vendue vingt, trente et
quelquefois quarante fois sa valeur, et le
collectionneur passera aux yeux de la foule
pour un érudit dont les veilles sont
consacrées aux travaux scientifiques.
[…]
Après
avoir ainsi décrit le collectionneur poëte,
fou, monomane, il me resterait à parler du
collectionneur fashionable ; mais peu
de mots feront juger ce personnage qui n'a
ni caractère, ni passion, ni quoi que ce
soit, et qui n'est qu'un produit de la mode.
Le comte de Brevailles, le plus élégant des
collectionneurs fashionables, me montrait
dernièrement dans son armeria
l'épée de Jeanne d'Arc ciselée par Benvenuto
Cellini, et quelques pièces d'un service
de faïence de l'admirable Bernard de
Palissy, portant le millésime de 1508 et le
chiffre de Louis XII.
En résumé,
si le collectionneur est de bonne foi dans
son amour, dans sa passion, il s'avance plus
ou moins vite vers la folie ; s'il est
brocanteur, c'est un intrigant, et s'il est
fashionable, ce n'est rien. Je voudrais être
député un seul jour pour proposer à mes
collègues une loi ainsi conçue :
Considérant
que, depuis quelques années surtout, la
France monumentale et artistique est de tous
côtés, et pour le bon plaisir des
collectionneurs et de leurs collections,
dépecée par morceaux,
ARTICLE
UNIQUE.
Tout
collectionneur est soumis à perpétuité à la
surveillance de la haute police.
Note
en 2022 : les
illustrations ci-dessus, appartenant à
l’édition originale,ont
été redisposées par nous.