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par Charles Nodier |
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L'exactitude est bien difficile à obtenir en tout ce qui concerne Charles Nodier. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, tome I. Je suis assez tenté […] de faire à Nodier compliment d'avoir été le plus merveilleux inventeur du romantisme français… A. Pieyre de Mandiargues, Troisième Belvédère. Didier Barrière a donné, dans Nodier
l’homme du livre (Bassac, éditions Plein
Chant, 1989, collection « L’Atelier du XIXe
siècle »), pp. 125-187, une analyse érudite,
pénétrante et sensible de l’Histoire du
roi de Bohême et ses sept châteaux (Delangle, 1830) on la
considérera ici comme acquise. L’Histoire
du roi de Bohême,
d’autre part, fut magnifiquement illustrée par
cinquante vignettes gravées sur bois par Lorret
d’après Tony Johannot, disposées avec art dans le
texte, mais l’on mettra de côté cet aspect du livre,
qui mériterait une trop longue étude. Voici donc une
lecture faite par quelqu’un en quête de curiosités
littéraires et non d’histoire littéraire — et
astreint à la brièveté. Pour les historiens de la
littérature, la cause semble être entendue, Nodier
n’est pas un grand auteur ayant gagné sa
place d’écrivain pour l’éternité, et cependant les
études sur Nodier augmentent d’année en année, mais
on se heurte à un paradoxe : l’Histoire
du roi de Bohême semble laisser perplexes éditeurs et
commentateurs, et l’on doit reconnaître qu’une
édition annotée du livre serait mal venue, en ce
sens qu’elle détruirait l’envoûtement procuré par la
seule lecture du texte qui de plus exige à cause de
sa typographie raffinée une lecture continue pour le
sens, et une vision tout aussi continue par des yeux
actifs pour apprécier l’esthétique des pages. Nodier et trois autres
littérateurs
Peut-être pourrait-on penser que l’épigraphe de
Balzac pour son article, « Je supplie Votre
Majesté d’examiner ces arabesques, qui commencent par
une tête de femme et finissent en queue de crocodile…
(Girodet, à Napoléon) » est, inventée par Balzac
car les commentateurs n’en ont pas trouvé l’origine,
une parodie, plus gentiment allusive que critique, du
style de Nodier.
Barbey d’Aurevilly, en revanche, avait
anticipé l’opinion de la postérité sur Nodier, à
l’exception d’un point. Dans la Gazette
anecdotique…
publiée par G. d’Heylli, Paris, Librairie des
bibliophiles, n°13, 15 juillet 1889, p. 16, il est
signalé que la revue L’Artiste venait de publier des
fragments inédits de Barbey d’Aurevilly desquels on
extrait ce passage : « Nodier est un
esprit fait de nuances fines et pâles. Il est sur le
point d'être poète, et il ne l'est pas. Il est sur
le point d'être un grand romancier, et il ne l'est
pas ; un grand historien, et il ne l'est pas
(voir ses Mémoires) ; un grand
linguiste, et il ne l'est pas. Il est, enfin, sur le
point d'être tout, et il n'est que Charles Nodier,
une jolie imagination qui a passé, comme tout passe,
quand ce n'est pas le beau absolu ! »
L’exception, non prévue par Barbey d’Aurevilly est
la place de Nodier en qualité de précurseur du
romantisme, ce qui n’est pas rien ! à laquelle
on ajoutera un propos d’André Breton dans un
catalogue rédigé en février 1922 pour Jacques
Doucet, au temps où il était avec Aragon
bibliothécaire de ce collectionneur et mécène,
donnant la liste des livres à acheter pour ce qui
sera la Bibliothèque Jacques Doucet : « L’Histoire
du Roi de Bohême et de ses sept châteaux, de Charles Nodier, est
un exemple unique de fantaisie typographique alliée
à un esprit philosophique voisin de celui même de
Dada. »
Huysmans avait-il lu Mademoiselle de
Marsan par
Charles Nodier ? On y lisait : « Il y
avait des moments de prestige où tous les objets
prenaient un aspect fantastique et capricieux, comme
la décoration d’un spectacle ou les apparitions du
sommeil. Les ombres des murailles éloignées se
mouvaient, se détachaient, se mêlaient avec des
formes étranges et gigantesques, s’embrassaient, se
liaient les unes aux autres et tournaient autour de
moi, pressées, confuses et hurlantes » (Paris,
Petite Bibliothèque Diamant, L. Boulanger, éditeur,
s.d. [1894], 1re édition 1832], p. 114).
Un écho de cette description de rêves paraît se
trouver dans En rade. Le personnage principal, Jacques
Marles arrive au château (réel) de Lourps et le
soir, cherche à s’endormir en comptant non pas les
moutons, mais les dessins du papier de tenture,
quand « soudain un phénomène bizarre se
produisit : les bâtons verts des treilles
ondulèrent […] le mur, devenu liquide, oscilla, mais
sans s’épandre ; bientôt il s’exhaussa, creva
le papier, devint immense […] Peu à peu, au fond de
cette route, un palais surgit […] » (Gallimard,
folio, 1993, p. 58).
Nodier expliqué par lui-même Nodier, dans une lettre à son ami Jean de Bry datée du 19 décembre 1829 (Lettres inédites de Charles Nodier à Jean de Bry, Notes d’un curieux, par le baron de Boyer de Sainte-Suzanne, Monaco, 1878, p. 399), a voulu attribuer à une maladie nerveuse — décrite de manière antimédicale, mais ô combien littéraire ! — la difficulté par lui éprouvée à traduire en textes littéraires les rêveries éveillées auxquelles il s’abandonnait presque inconsciemment :
L’explication physiologique est rendue publique
dans la « Préface nouvelle » de Smarra
ou les démons de la nuit : « À force de
m’étonner que la moitié, et la plus forte moitié
sans doute des imaginations de l’esprit, ne fussent
jamais devenues le sujet d’une fable idéale si
propre à la poésie, je pensai à l’essayer pour moi
seul, car je n’aspirois guère à jamais occuper les
autres de mes livres et de mes préfaces, dont ils ne
s’occupent pas beaucoup. Un accident assez vulgaire
d’organisation qui m’a livré toute ma vie à ces
féeries du sommeil, cent fois plus lucides pour moi
que mes amours, mes intérêts et mes ambitions,
m’entraînoit vers ce sujet. (Smarra ou les
démons de la nuit,
dans Œuvres de Charles Nodier, Librairie d’Eugène
Renduel t. III, 1832, p. 13). Ajoutons que le mot smarra, présent dans la plupart
des dialectes slaves, se traduit en français par cauchemar.
Structure de l'Histoire du roi de Bohême Dans sa lettre à Jean de Bry
citée, Nodier met l’accent sur l’originalité du livre,
différent de ceux, en genres divers, déjà publiés. Il
a déjà publié, en 1801 une Bibliographie
entomologique
([VIII]-64 p. in-12), en 1802 Stella
ou les proscrits
et sous l’anonymat La Napoléone une ode contre Napoléon
alors premier consul, en 1803 Le Dernier
Chapitre de mon roman, sans nom d’auteur, et deux ouvrages sous
son nom, Le Peintre de Salzbourg, suivi de Les
Méditations du cloître. Les Essais
d’un jeune barde
paraissent en 1804, puis en 1806 Les
Tristes, ou Mélanges tirés des tablettes d’un suicidé, en 1808 un Dictionnaire
des onomatopées,
en 1812 Museum entomologicum et sous l’anonymat, Questions
de littérature légale, Du Plagiat.
De la supposition d'auteurs, des supercheries qui
ont rapport aux livres, en 1818 Jean
Sbogar, en 1819
Thérèse Aubert, en 1820 Adèle, en 1821 Smarra,
ou les Démons de la Nuit, songes romantiques,
traduits de l’esclavon du comte Maxime Odin (une
presque anagramme de Nodier), en 1822 Trilby,
ou le Lutin d’Argail et Essai sur la
philosophie des langues, en 1827 Poésies
diverses
de Ch. Nodier recueillies et publiées par N.
Delangle, en
1828 Examen critique des dictionnaires de
la langue française, en 1829 Mélanges
tirés
d’une petite bibliothèque, ou Variétés littéraires
et philosophiques,
en 1830 l’Histoire du roi de Bohême et de
ses sept châteaux. On rappelle une phrase de la lettre de décembre 1829, « je me suis jeté dans un de ces plans à bâtons rompus où il n’est pas permis d’être médiocre ». Nodier nous donnerait-il une clé pour mieux comprendre l’Histoire du roi de Bohême ? Un plan est l’amorce de ce qui sera un texte ordonné, une fois passé par le dernier stade, celui de l’écriture. L’idée de plan, on la trouve incarnée dans la suite des cinquante-huit (sic) chapitres, tous de trois à quatre pages, portant tous en titre un substantif abstrait se terminant en –tion, tous imprimés en capitales gothiques : INTRODUCTION, RÉTRACTATION, CONVENTION, DÉMONSTRATION […] INTERPRÉTATION, SOLUTION. Cette liste de la table des matières qui ne s’appelle pas Table des matières, mais RÉCAPITULATION est suivie d’une facétieuse « Note de l’imprimeur » en très petits caractères : « Nous avons soigneusement noté le chiffre de pagination des chapitres, leur enchaînement logique étant de grande importance pour l’intelligence du livre. » La « RÉCAPITULATION » est suivie de « CORRECTION », un mot auquel ensuite Nodier donne le sens d’erratum, qui renvoie en apparence à l’Errata ajouté à bien des livres mais est une liste de notes explicatives qui n’avaient pas leur place, au point de vue typographique dans le corps du texte, et pour cause ! L’erratum en question mérite en effet d’être un singulier grammatical (erratum au lieu de errata) car ses neuf paragraphes sont tous consacrés à la pantoufle, héroïne — ou personnage ? — du chapitre EXPLICATION et symbole des organes sexuels et attributs féminins, seins, fesses, vagin :
Après « CORRECTION », voici « APPROBATION, » en caractères penchés à gauche, parodie ou pastiche du Privilège du roi d’autrefois, signé Raminagrobis, un nom emprunté à Rabelais, et certifiant « que ledit ouvrage [l’Histoire du roi de Bohême] n’est ni impie, ni obscène, ni séditieux, ni satirique, et qu’il est par conséquent très médiocrement plaisant ». Nodier avait écrit dans sa lettre à Jean de Bry sur l’Histoire du roi de Bohême, « vous êtes une des quinze ou vingt personnes […] que je crois capables de lire jusqu’au bout, je ne dis pas sans un mortel ennui, mais sans le secours d’un glossaire, cet énorme fatras polyglotte et polytechnique ». Nodier avait tort de s’inquiéter, le lecteur sourit ou même s’esclaffe en lisant bien des paragraphes. Oui, mais qu’est-ce un plan à bâtons rompus ? L’idée d’un plan est liée à celle d’ordre, à l’exact opposé de celle de « bâtons rompus » qui évoque un désordre spontané. C’est une hypothèse : Nodier aurait écrit ce livre selon un rythme exactement opposé à celui qu’il dit, dans sa lettre à Jean de Bry avoir suivi. Il aurait accumulé dans le désordre des récits de ses propres rêveries diurnes, de ses rêves nocturnes réapparus dans son esprit éveillé par association d’idées, ou résultat d’une mémoire immédiate, d’où le mélange de nocturne et de diurne. À ce mélange désordonné se seraient ajoutées de nombreuses références à des livres anciens lus par Nodier et non simplement parcourus ou cités dans ses catalogues — Mélanges tirés d’une petite bibliothèque ou Variétés littéraires et philosophiques paru en 1829, reproduit en fac-similé par Plein Chant en 2000 peut se lire comme un vrai livre, tout comme Description d'une jolie collection de livres, J. Techener, 1844 — puis il aurait ensuite seulement construit le plan, c’est-à-dire la succession des chapitres, un plan selon sa logique à lui, qui serait plutôt du genre farfelu. La narration et les personnages Nodier, pour son Histoire du roi de Bohême s’est inspiré de Vie
et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, paru pour la première
fois dans une traduction française en 1776. Au
chapitre XIX du livre VIII, l’oncle Toby demande au
capitaine Trim de lui raconter l’histoire du roi de
Bohême et de ses sept châteaux, mais Trim d’y
parviendra pas, sans cesse interrompu par l’oncle
Toby dès qu’il ouvre la bouche. De la même façon,
les personnages de l’Histoire du roi de
Bohême de
Nodier parviendront seulement au dernier chapitre,
« SOLUTION », au plus triste des sept
châteaux du roi de Bohême, et sans avoir jamais vu
les six autres, ni appris quoi que ce soit sur le
roi de Bohême, jamais présent dans le livre.
Conclusion désabusée, par Victorine : « Ne
pourriez-vous nous régaler cette année de quelque
historiette plus divertissante que cette longue
rapsodie d’aveugles, de momies, d’académiciens, de
perruques, de pantoufles, d’épagneuls et de
bichons ? » (page 386).
Le mot loufoque apparut en 1873, mais
dans le langage argotique, pour désigner une
personne ou une chose extravagante, saugrenue, trop
tard pour qualifier en son temps l’Histoire
du roi de Bohême,
mais il aurait bien défini ce livre. Nodier avait
trouvé un mot plus conforme à la langue littéraire
officielle, l’adjectif excentrique : « J'entends ici par
un livre excentrique un livre qui est fait hors de
toutes les règles communes de la composition et du
style, et dont il est impossible ou très difficile
de deviner le but, quand il est arrivé par hasard
que l'auteur eût un but en l'écrivant » (Bibliographie
des fous. De quelques livres excentriques, premier article, par Ch.
Nodier, Paris, Techener, novembre 1835, dans Dissertations
philologiques et bibliographiques par Ch. Nodier, et
autres, jointes
au Bulletin du Bibliophile, redonné dans Histoire
littéraire des fous, par Octave
Delepierre, réimpression Plein Chant, Bassac,
2015). Au cours de son
article, il qualifie les auteurs de livres
excentriques de « fous », et voilà d’où
vient l’expression « fou littéraire » qui
aura la fortune que l’on sait.
On a le sentiment que Nodier, écrivant l’Histoire
du roi de Bohême,
a voulu pasticher les livres classés excentriques,
écrits par des fous (littéraires), tant et si bien
qu’il existe une édition parue en 1830 dont la page
de titre porte après le titre la mention
« Pastiche », et à la place du nom de
l’éditeur « Paris. Chez les libraires qui ne
vendent pas de nouveautés ». Cette page est
reproduite dans l’édition officielle de 1830, après
« DÉCLARATION » et avant
« CONTINUATION ».
Nodier a encore flirté avec les livres
traditionnels en créant trois personnages principaux,
mais fort peu traditionnels, et il sortait de la norme
littéraire. Pour lui, « l’esprit est tout
l’homme, et c’est de ces trois facultés,
l’imagination, la mémoire et le jugement, que se
compose […] la mystérieuse trinité de notre
intelligence, dans des proportions assez
irrégulières » (« DÉMONSTRATION », p.
21), aussi a-t-il incarné l’imagination en Théodore,
que l’on retrouvera au premier tome de Paris, ou
le Livre des Cent-et-Un (Ladvocat, 1831), dans
« Le Bibliomane », la mémoire en l’érudit
pédant don Pic de Fanferluchio (un nom peut-être
emprunté aux Fanfreluches antidotées de Rabelais dans Gargantua et légèrement modifié,
faisant aussi penser à Pic de la Mirandole) et le
jugement en Berloque.
Nodier avait le sens de l’humour, un humour
plutôt anglais qui le poussait à se moquer de lui-même
en affectant le plus grand sérieux. Au chapitre
« TRANSCRIPTION » il parodie les annonces
littéraires des journaux en faisant sa propre
critique, mais plus sur le mode propre à Don Pic de
Fanferluchio que sur celui de Théodore le bibliomane,
censé le représenter, lui, Nodier : « nous
conviendrons qu’il n’est pas donné à tout le monde
d’étaler, au courant de la plume, tant de cynisme
pédantesque et tant de grotesque érudition »,
puis il ajoute (p. 76) avec une éclatante ironie,
faisant parler un représentant de l’opinion publique
de la masse des lecteurs :
Comment se moquer mieux de la frilosité des
lecteurs à la recherche de brefs et légers
divertissements littéraires, vite lus, vite oubliés,
et de leur haine absolue pour ce qui les
dé-route ?
F I N
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Note : Les deux illustrations reproduisent des
bois gravés d'après des dessins de Tony Johannot, dans
l'édition originale.
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