Éditions PLEIN CHANT
Apostilles


MICHEL
OHL

Debout les morts !

ou

Au Bouquinoir

  


C'est une brochurette, estampillée "Qu'Ohl Lection 41", ce qui dit assez le nom de son auteur. Ces quatre pages, 15 cm x 10,5 cm, en noir et blanc, furent  éditées par E. DE N., à lire Eden et à traduire Ecole de Nulle part. Une école dont le maître est  Pierre Ziegelmeyer.

Après le cabinet de lecture de Madame Lecœur*, voici donc un autre cabinet de lecture, imaginaire cette fois : Au Bouquinoir. Écriture et lecture se mêlent, Litrongi un texte peu connu de Cami et la première phrase de L'Étranger, le litron pour la dernière tournée et la mort d'une mère, puisque Aujourd'hui maman est morte. Le narrateur qui, Au Bouquinoir, lisait debout et en un temps limité par d'absurdes impératifs ne s'étonne de rien ; quoi de plus normal que d'écrire un texte en dormant et, réveillé, de continuer à écrire ce même texte, puis de penser à ce que l'on écrira après sa mort ?






   Comme il se met à pleuvoir des cordes, je m’abrite à la première boutique venue, Au Bouquinoir. On y lit debout : un quart d’heure trois francs cinquante, une heure douze francs, deux heures vingt francs. On a dix minutes pour choisir le livre et après, on paie ou on s’en va. Si on paie, le compteur démarre. Ayant déniché Litrongi, de Cami, un tiré à part de vingt-cinq pages de la revue Pau Potins (1930), je prends un quart d’heure. Mon voisin lit le Vicomte de Bragelonne. « Ça fait trente-cinq fois que je viens… » me souffle-t-il, « j’ai déjà déboursé plus de six cents balles ! » Je veux lui dire qu’il aurait pu s’acheter cinq ou six Vicomte chez un libraire normal, mais le maître brandit l’ardoise :


   Litrongi est un ivrogne bourguignon. Sa mère est morte un peu avant le début de l’histoire. Il se frotte les mains à l’idée de l’héritage. Mais, la veille des obsèques, il reçoit un télégramme : MÈRE RESSUSCITÉE. VENIR D’URGENCE. LA MORGUE. Litrongi est aux cent coups. Il a largement entamé le magot de la mère ! Il empoche le reste, rafle les bijoux, boucle sa valise et court chez Nicaise.




LITRONGI. Je les mets, Nicaise.
NICAISE.
C’était ta mère…
LITRONGI.
Je l’enterre et je pars… Je suis veuf !
NICAISE.
Holà !! C’était ta mère !!!
LITRONGI.
Je l’aimais ! Je l’aime !
NICAISE.
Hé ben !
LITRONGI.
Tout s' écroule sans elle… je pars !
NICAISE.
Où ?
LITRONGI.
Ailleurs ! À l’étranger !
NICAISE.
En Suisse ?
LITRONGI.
En Suisse.
NICAISE.
Longtemps ?
LITRONGI.
Pour toujours.
NICAISE.
Hé ben…
LITRONGI.
Allez… Tournée d’adieu !
NICAISE.
Litron ?
LITRONGI.
Gi ! Blanc du cru. (Ils boivent.)
NICAISE.
Et l’héritage ?
LITRONGI.
M’en fous… Maman est morte… (Il boit.) Tiens… je te donne tout !
NICAISE.
Hé ben alors… (Il boit.)
LITRONGI. Les meubles, les cuivres, les draps de Valenciennes… (Ils boivent.)… l’argenterie, la T.S.F., tout ! (Ils boivent.)… Quatre mille… (Un temps. Ils boivent.) Amène la braise, je dresse le contrat. (Il boit.)




   Nicaise revient du coffre-fort. Il boit. Litrongi lui tend le papier. Ils boivent. Entre l’employé des Pompes funèbres Meurisaltiennes. Il se fige. Lève les bras au ciel.  Se précipite sur Litrongi en criant :

L’EMPLOYÉ DES POMPES
                                            Le compteur sonne. Il me reste deux, trois pages. Le maître m’arrache le livre des mains. En ouvrant la porte, je me réveille. Et je m’aperçois que j’ai écrit l’histoire en dormant !!! Dans les moindres détails !!! J’ajoute deux lignes, pour authentifier le prodige, et je redors. Au réveil, je n’ai rien écrit d’autre. Et depuis, j’ai eu beau dormir cinq cents sommeils : rien ! Si ça se trouve, je récrirai dans le dernier.




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