Gens
singuliers |
La collection « Gens
singuliers » de Plein Chant
tire son nom d'un livre de Lorédan Larchey, Gens singuliers
(1867), une galerie de portraits de personnages
bizarres allant du maréchal de Castellane à
Lutterbach, un modeste tailleur parisien, en passant
par Pierre le Grand, suivi par Berbiguier, l'homme aux
farfadets. Lorédan Larchey (fondateur
de la Revue
anecdotique en 1855, de la Petite revue en
1863, conservateur à la Bibliothèque de l'Arsenal de
1880 à 1889) n'innovait pas car avant lui Champfleury
avait publié en 1852 Les
Excentriques ; Charles
Yriarte, rédacteur en chef du Monde illustré de 1864 à 1870, Paris grotesque - Les
célébrités de la rue, en
1864. La lignée ne s'arrête pas avec Lorédan Larchey,
puisque on aura, en 1890, Excentriques disparus,
par Simon Brugal (Firmin Boissin).
Ces livres avaient en commun de rassembler des articles parus dans les journaux ou d'avoir été rédigés dans l'esprit des articles de journaux. Un journaliste écrit avant tout pour un public, et les lecteurs potentiels sont déjà présents dans la rédaction d'un article. Un écrivain, au contraire, (on exclut les écrivains commerciaux), écrit sinon pour l'éternité, au moins en se plaçant sous les yeux d'une sorte de divinité, la Littérature. En principe, car des passerelles permettent sinon de joindre littérature et journalisme, au moins d'établir des voies de circulation entre ces deux domaines. Charles Yriarte, ainsi, fait œuvre de journaliste en donnant des portraits de célébrités de la rue que ses lecteurs n'ont pas vus, mais auraient aimé voir, et cela, en un style vivant ; en bon journaliste, il accompagne ses portraits littéraires de gravures, mais il fait œuvre littéraire en recréant la réalité avec des mots, qu'ils soient vivants ou non. Visitant Paris en journaliste-touriste, il explore la villa des Chiffonniers, cité Doré (rien à voir avec Gustave Doré !), dont il avait lu l'histoire dans Paris-Anecdote, par Privat d'Anglemont (A. Delahays, 1864). Madame Lecœur dans son cabinet de lecture. Le Monde illustré, 8 février 1862. À la littérature, certains ne peuvent échapper ; aussi le journaliste arrive-t-il dans le cabinet de lecture de Madame Lecœur, et plus de cent ans après avoir été publiée, une page écrite pour le plaisir de lecteurs contemporains devient un document et qui plus est, une page portant sur la lecture, un domaine qui ne peut, on le reconnaîtra, être dissocié de celui de la littérature, fût-elle médiocre. |
MADAME LECŒUR Cabinet de lecture des chiffonniers |
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Charles
Yriarte, Les célébrités
de la rue, p. 231. |
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J'entre… j'étais chez madame Lecœur. La bonne
dame quitte son vieux fauteuil, vénérable monument,
épave du mobilier de quelque antique douairière. Trois
chats, compagnons assidus de la veuve, viennent se
frotter le long de mes jambes, et messieurs les lecteurs
abandonnent pour moi le journal qu'ils tiennent dans la
main. Madame Lecœur loue quelques
vieux journaux à la séance, au prix modique de 1 centime
les deux heures. Elle laisse aux ménages la faculté
d'emporter les livres à domicile, et les ménages abusent
de la faculté dans la plus large acception du mot. Elle
m'a confié qu'un roman de Paul de Kock, auquel on avait
arraché une trentaine de pages, continuait à circuler
sans que personne songeât à se plaindre du peu de suite
que M. Paul de Kock a dans les idées. La bibliothèque est légère et
les livres aussi : Dinocourt, Ducray-Duminil, Crébillon fils et les érotiques,
Grécourt, Pigault-Lebrun, sont les classiques de
1'endroit. Les bonnes âmes y peuvent trouver aussi une
pâture avec Valmont ou l’enfant égaré, Cœlina ou l'Enfant du
mystère, la
Chaumière indienne en trois exemplaires différents. J'ai trouvé là
une édition princeps de la Nouvelle Héloïse ; mais ce J.-J. Rousseau n'a pas de succès à la villa, et
madame Lecœur dit que ses habitués trouvent Julie
assommante. L'empereur est là sous toutes
les formes : son image est collée aux carreaux, son
buste est dans un coin, et son histoire par M. de
Norvins est l'un des livres les plus lus dans ce cabinet
de lecture peu confortable. Je crois que c'est pour ce
dernier ouvrage que madame Lecœur a dû faire les frais
de son affiche au moins naïve : « Les lecteurs
sont priés de ne pas emporter les livres. » — C'est
exactement comme si on lisait chez un bijoutier : Les
visiteurs sont priés de ne pas prendre les montres. Madame
Lecœur n'a pas bien compris ce que je venais faire
chez elle ; elle ignorait qu'elle posait pour une
postérité relative. Aujourd'hui, la cité et la
libraire ne sont plus qu'un souvenir.
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__________ GLOSE Les livres cités demandent un bref commentaire. Dinocourt est Théophile Dinocourt
(1791-1862), républicain modéré sous la Restauration, qui
écrivait en effet pour les cabinets de lecture, comme
Ducray-Duminil (1761-1819), l'auteur de Cœlina ou l'enfant du
mystère, et Pigault-Lebrun (1753-1835).
Pigault-Lebrun faisait plutôt dans le genre grivois, c'est
pourquoi son nom appelle celui de Crébillon fils et de
Grécourt, deux écrivains fort différents, ne serait-ce que
parce que le premier était prosateur et le second poète,
mais tous deux auteurs de l'Ancien Régime, et tous deux,
en effet, des auteurs érotiques. On notera que, de nos
jours, Crébillon fils est monté en grade, passé du grade
d'un auteur lu dans les cabinets de lecture à celui
d'écrivain du premier ordre. On notera aussi la
dévalorisation de Jean-Jacques Rousseau en tant que
romancier épistolaire. La
Chaumière indienne, par Bernardin de
Saint-Pierre, elle, a résisté à moitié au temps. Reste
l'introuvable Valmont,
ou l'enfant égaré. Il est possible qu'Yriarte
aura cru citer Le comte de Valmont, ou
les égaremens de la raison, par l'abbé
(réfractaire) Philippe-Louis Gérard, un ouvrage en
plusieurs volumes paru en 1779 puis réédité sous
l'Empire et la Restauration, mais plus vraisemblablement
Le Valmont de la
jeunesse, ou le Triomphe des vertus sur les égaremens de
la raison, mis à la portée des jeunes gens des deux
sexes, par T. Igonette (Paris, Belin-Mandar,
1836, 2 volumes in-12), dont l'abbé Paul Jouhanneaud,
ancien professeur de littérature au séminaire du Dorat
donnera une édition revue et refondue en 1847, 1 volume
in-8° de 358 pages : Le Valmont de la jeunesse (Paris
et Limoges, Martial Ardant frères). Étant donné que T.
Igonette n'a laissé aucune trace, aucun autre livre, on se
demande s'il ne s'agit pas là d'un pseudonyme de l'abbé
Jouhanneaud, qui avait déjà écrit sous les noms de Paul
Desarènes, de Chanoine d'Antony, de Paul de
Masvergne.
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