Éditions PLEIN CHANT
Apostilles

31 décembre 2013

La lecture de la communication de Pierre Alibi, Le livre se meurt, le livre est mort, a suscité une réponse, celle de Martin du Bourg, un autre mordu du livre.


    



MORDU-LIVRE, LIVRE-MORT ?
par
Martin du Bourg



  
       

La machine à regarder peut servir à créer
une inédite variété d'aveugles.

Armand Robin,
1950.





     Pierre Alibi annonce la mort du livre, mais ne semble le faire qu’à travers celle du livre "de qualité". On le sent inquiet devant la disparition d’une catégorie de lecteurs qu’il considère comme les champions de la lecture vue quelque peu comme un sport. Il faudrait sur ce point délicat consulter Michel Ohl qui institua jadis des concours de lisure.

     L’idée de la mort du livre est aujourd’hui partout. Il y a ceux qui en rêvent, les inconditionnels de la nouveauté, satisfaits de la mutation du "livre-papier" vers le "livre numérique". Ce serait une autre manière de lire, pense-t-on, et ce jusqu’au syndicat des libraires et éditeurs lui-même qui semble avoir perdu sa raison d’être. Ce n’est évidemment pas mon avis, moi qui y vois un développement exponentiel de la télévision ainsi que l’envisageait dès 1950, au moment de son apparition, Armand Robin lorsqu’il prophétisait sur l’aliénation généralisée des cerveaux. Je n’en citerai que quelques bribes implacablement parlantes :

  L’engin à images ne fait, pour l’instant, que plaire ; mais, si peu qu’on y réfléchisse et qu’on ait en l’esprit le conditionnement d’ensemble de cette époque, il est logiquement appelé à servir de redoutables opérations de domination mentale à distance ; il ne se peut pas qu’à travers lui ne soient tentés des travaux visant à dompter, à magnétiser de loin des millions et des millions d’hommes ; par lui, une chape d’hypnose pourrait être télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux, et cela presque subrepticement, sans que les victimes ne cessent de se sentir devant d’agréables spectacles.
   […] somme toute, démonstration vous est faite que le réel est décomposable ou recomposable à volonté, qu’il n’existe pas en tant que tel et que donc le voir naturellement n’a aucune valeur, pis, qu’il n’accède à une existence toujours remise en question que s’il a été au préalable construit par des hypersavants qui le peuvent à tout instant tordre, agiter, bouleverser, brouiller, de toutes les façons.
(La fausse parole
, Édition de Minuit, 1953.)

     Voilà par amplification mon avis sur le livre numérique et, d’ailleurs, sur tous les autres satellites de la télévision, les tablettes sous toutes leurs formes, les jeux vidéos, et jusqu’au téléphone portable. On me trouvera excessif, je l’espère bien. Je voudrais surtout pousser à la réflexion.

     Le vrai livre, lui, a encore ses adeptes, fussent-ils pour la plupart plus ou moins avancés en âge, ainsi Pierre Alibi et moi-même. Comme Alibi le remarque clairement, il y a, matériellement parlant, des catégories de lecteurs pour des catégories de livres correspondantes. Lorsque sans bagage scolaire, guidé uniquement par la curiosité, on a fait ses classes de littérature grâce au livre de poche, on ne partage pas tous ses propos quoique l’on se soit parfois indigné du prix des livres dits de luxe et qu’on ait fustigé un auteur essentiel tout à la fois s’y prêtant et refusant de figurer dans les collections populaires. C’est qu’il y avait alors le circuit des livres d’occasion qui, chemin parallèle, permettait d’aller sans cesse de l’avant dans un processus d’auto-culture que l’on pouvait au départ envisager comme infini. Et tout cela, livres de poche et d’occasion, allait se serrer sur la planchette, embryon d’une future et large bibliothèque. Internet a sans doute porté un coup à cette pratique bouquiniste en permettant la spéculation par l’établissement de "cotes" devenant des références pour des vendeurs dont on saisit bien l’inculture en lisant les descriptions qu’ils font des livres qu’ils proposent. Dans cette incommensurable poubelle, où nous sommes aujourd’hui, nous pouvons observer un aspect perturbé de la diffusion livre ; ce n’est pas celui qui signera sa mort.

     Il serait sans doute plus efficace de chercher les vrais ennemis du livre au sommet de l’échelle technologique, politique et sociale, chez les manipulateurs de l’économie et de l’industrie, les fabricants de toutes ces prothèses inutiles évoquées précédemment et adoptées d’entrée de jeu par une masse des gens sans perspective intellectuelle, morale ou spirituelle, ainsi formatés pour une consommation frénétique de nouveauté, auxquels se conforme servilement toute la chaîne des sous-traitants, exécuteurs des basses-œuvres : éditeurs, diffuseurs, libraires, bibliothécaires, écrivains, dans une soumission, une prostitution sans cesse renouvelée au grand capital hors duquel il n’est pour eux point de salut. Je n’implique pas ici des professions entières dont des franges encore importantes, mais battues en brèche, sont clairement du côté de la défense du livre, mais tous ceux qui tentent grâce à leur puissance de production, à leurs réseaux de diffusion, à leur capacité d’information, de promouvoir des produits de substitution dont l’avenir est assuré en toute sécurité par la conjonction scientifiquement organisée de ces éléments. Je n’entrerai pas dans le détail ; depuis les débuts de l’ère industrielle, depuis les révolutions sociales qu’elle a provoquées, depuis Marx et cent autres penseurs on sait tout cela. Les mécanismes en ont été montrés et démontés, mais la bête, détentrice de tous les mirages et de toute la force matérielle de l’argent, se survit sans cesse à elle-même, étendant sans retenue son hégémonie…

    Alors, quoi ? La petite édition sauvera la tradition cinq fois séculaire du livre de qualité, sauf quand elle voudra imiter ou concurrencer les produits industriels. Elle vivra, car contrairement à ce que pense Pierre, le prix du papier n’est qu’un bien faible obstacle à son activité. La diffusion est son seul problème, tous les autres sont solubles dans le plaisir, la passion, l’enthousiasme que procure ce métier. Mais « les livres des petits éditeurs encombrent les rayons des librairies » déclare un inculte, haut placé dans une officine ayant pignon sur rue. Les librairies n’avaient généralement pas attendu cette injonction voilée pour ne plus donner place aux livres de ces artistes et de ces rêveurs dont la survie ne sera assurée que par l’opiniâtreté de vrais libraires faits du même bois qu’eux et par le bouche-à-oreille. Il est important pour tous qu’on se le dise dans les chaumières et qu’on ne l’oublie pas dans la vie quotidienne.

     « Un bon livre est un ami »
disait un libraire sur ses signets, démontrant, si cela était nécessaire, le rapport intime au livre. Cinq siècles de pratique en ont d’ailleurs fait la preuve. Le succédané électronique est une chose froide et mille fois moins interactive contrairement à ses prétentions. C'est le même rapport qu'entre la vie et la télévision, le réel et le virtuel. Le lecteur du livre recrée la vie dans sa tête par la réflexion, l'imagination, la mise en cause de ce qu'il lit, tandis que le lecteur de tablettes est là comme devant le téléviseur, en pleine soumission et intoxication. L'esprit critique est gommé par la technologie qui sert du tout-cuit, du tout formaté. Mais dans la mort du livre il y a peut-être par-dessus tout l’endormissement de la curiosité, l’acceptation  du monde comme il se présente, façonné par des pouvoirs plus ou moins occultes et dont les mécanismes ne sont plus compréhensibles que par ceux qui les manipulent. Il serait urgent que chacun s’en préoccupe…

Martin du Bourg





Message de Pierre Alibi, se croisant avec le texte ci-dessus, le 31 décembre au matin :

Hier j'ai fait quelques provisions à l'occasion du nouvel an.
En pensant à la question du livre,  côté édition, j'ai acheté un livre américain qui vient d'être traduit en français : L'Édition au XXIe siècle entre livres papier et numériques
. Je jure que je recopie sans rien changer : il est destiné
« à asseoir vos connaissances et vos aptitudes décisionnelles, tout en vous apportant un début de pratique en matière d'établissement de plannings et de budgets ». 

Plus loin : « Si l'édition est une affaire de personnes, elle est aussi l'affaire de groupes, financiers notamment, qui, mondialisation oblige, investissent sur ce marché depuis une quinzaine d'années. »

« Durant la période précédant la parution, les éditeurs travaillent en étroite collaboration avec le marketing et le commercial sur la couverture, la campagne marketing et le matériel promotionnel [etc.] »

Je sens que je vais aimer, mais autant m'instruire pour « asseoir mes connaissances ». Je te raconterai tout.

P. A.


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