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Éditions PLEIN CHANT
Apostilles
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D’un côté Nerval qui, dans Le Diable rouge. Almanach cabalistique pour 1850 (par Nerval et H. Delaage, réédité par Plein Chant en 2013), consacre (p. 62-63) un paragraphe aux évêques de mer, ayant puisé une part de ses informations dans De l'Allemagne, par Henri Heine ; de l’autre, Alfred Jarry, qui place au numéro 5 de L’Ymagier (confectionné avec Remy de Gourmont), paru en octobre 1895, l’image d'un évêque marin, assorti d'un commentaire.
Nerval : « On ne songe guère à nier l’existence des sirènes quand on a vu au musée de La Haye les trois individus de cette espèce qui y sont conservés. Peut-être aurait-on plus de raisons de douter de l’existence des évêques de mer dont parle Henri Heine dans son livre sur l’Allemagne. L’un d’eux fut, dit-on, pêché au seizième siècle dans la mer du Nord et présenté au pape, avec lequel il eut un long entretien. Le chagrin qu’il éprouvait d’être séparé de ses ouailles fut cause que le pape donna ordre ensuite de le replonger à l’endroit où on l’avait pris ». « Un tel être fut capturé sur les côtes de Sologne, l’an 1531 ; offert au roi, il manifesta de l’impatience et on le rendit à la mer. Sa taille est celle d’un homme ; il semblait coiffé d’une mitre et vêtu d’un manteau épiscopal. Cela ne paraîtra point absurde à ceux qui croiront, comme Aldrovand que la nature est pleine de miracles et d’artifices. Jadis, ajoute-t-il, les Tritons, les Sirènes, les Néréides passaient pour fabuleux et cependant de nos jours on en a vu parfois véritablement ».Les deux images présentent des différences, minimes certes mais réelles, et l'un et l'autre auteurs ont puisé leurs informations à des sources différentes — Nerval, probablement dans le volume six des Œuvres de Henri Heine, De l’Allemagne 2 (Paris, Eugène Renduel, 1835), Jarry dans Aldrovand (écrit-il), c'est-à-dire Ulisse Aldrovandi (1522-1605), naturaliste et professeur à Bologne, auteur avec son élève Bartolomeo Ambrosini (Bartolomæus Ambrosinus) d'une Monstrorum Historia, cum paralipomenis historiae omnium animalium (Histoire des monstres, avec, en supplément, l'histoire de tous les animaux), parue à Bologne, en 1642. L'évêque marin de L'Ymagier vient de ce livre, page 358, présenté comme un monstre marin portant, en partie, l'uniforme d'un évêque. En revanche, le commentaire de Jarry viendrait d'un autre livre, La première partie de l'Histoire entière des poissons, composée premièrement en Latin par maistre Guillaume Rondelet Docteur regent en Medecine en l’université de Mompelier. Maintenant traduite en François…, Lion (Lyon), 1558. Le passage de Guillaume Rondelet : « J’ai vu un pourtrait d'un autre monstre marin [un poisson en habit de moine], à Rome où il avoit esté envoié avec letres par lesquelles on asseuroit pour certain que l'an 1531 on avoit veu ce monstre en habit d'Evesque comme il est ci pourtrait, pris en Pologne, et porté au Roi dudit pais, faisant certains signes pour monstrer qu'il avoit grand desir de retourner en la mer, où estant mené se jetta incontinent dedans (Histoire entière des poissons, p. 363). »On aurait donc, dans L'Ymagier, une image prise dans Monstrorum Historia d'Aldrovandi et un texte pris dans l'Histoire entière des poissons de Guillaume Rondelet – elle aussi illustrée, mais avec un bois quelque peu différent.
Rondelet signale que la trouvaille
se fit en Pologne, mais dans L'Ymagier la
Pologne est devenue les côtes de Sologne, ce qui
n'a aucun sens puisque la Sologne est une
province française, sans ouverture sur la mer.
Une coquille ? Sans aucun doute et
d'autant plus vraisemblable qu'il y en a une
seconde, le -i d'Aldrovandi (ou le -us
d'Aldrovandus) ayant sauté. Cela dit, on imagine
que lisant « Pologne »,
puis « le roi » (de
Pologne), dans un texte lu parmi d'autres, Jarry
aura pris feu en pensant à son roi de
Pologne, le Père Ubu, et commencé à faire de
l'évêque marin une réalité imaginaire féconde.
Dans Gestes et Opinions du docteur
Faustroll, achevé en 1899,
postérieur donc à L'Ymagier, l'évêque
marin apparaît, intégré au groupe des
personnages littéraires d'un Jarry
qui a fait travailler son imagination et
continué à se renseigner dans les chroniques
ou compilations anciennes (la Grande
Chronique de Flandre, les Annales
ecclésiastiques
par
Henri Sponde) sur l'évêque marin.
Jarry
donc :
« je fus assez peu surpris de la surrection, au seuil d’un des plus ras et bas bouges, d’un homme marin distrait du treizième livre, celui des Monstres, d’Aldrovandus ; ayant la figure d’un évêque, et de ceux qu’on pêchait, aux temps dits par le livre, sur les côtes de Pologne.On soupçonne Jarry d'avoir lu avec attention un passage de l'Hydrographie, contenant la theorie et la practique de toutes les parties de la navigation, par le jésuite Georges Fournier, Paris, 1643, car on y trouve les côtes de Pologne et surtout la chasuble qui se levait par devant et par derrière. Voici ce passage, extrait de l'Hydrographie (livre XIX, chapitre XL, p. 820), intitulé Histoire prodigieuse d’un homme de Mer habillé en Evesque, que l'on donne le plus long possible, pour le charme de l'anecdote : « Dans la Mer Baltique vers les costes de Pologne & de Prusse, on prit environ l’an 1433, un homme marin qui avoit entièrement la figure d’un Evesque, ayant la mitre en teste, la crosse en main, avec tous les autres ornements dont un Evesque a coustume d’estre revestu lors qu’il célèbre la saincte Messe, sa chasuble mesme se levoit facilement pardevant & par derriere jusques au genouil […] Le Roy voulant le faire enfermer dans une tour, il tesmoigna que cela ne luy agreoit, & les Evesques ayant prié le Roy qu’on le laissast retourner en Mer, il les en remercia par gestes. Il y fust reconduit par deux Evesques, luy marchant au milieu d’eux, & s’appuyans de ses mains sur leurs espaules. Estant entré en Mer jusques au nombril apres avoir salué les Evesques & toute la multitude du monde qui y estoit accouruë, & donné sa benediction par un signe de croix qu’il forma, se plongea en Mer, & ne parut du depuis. Cette Histoire est couchée dans la grande Chronique de Flandre, & inserée par Monsieur l’Evesque de Sponde dans ses Annales Ecclésiastiques. »L'évêque marin, Mensonger de son nom, réapparaîtra dans la suite de Gestes et Opinions… – c'est qu'il est devenu dans l'univers jarryesque un personnage épisodique certes, mais actif ; il survit à Faustrol, « nageant sur le naufrage du bateau mécanique, des quintessences des œuvres de la charogne de Panmuphle et du corps de Faustroll » (chapitre XXXVI ; Pléiade, p. 722). Et Nerval ? À l'inverse de ce que l'on aurait pu penser, à l'inverse également de Jarry, l'évêque marin, tout légendaire qu'il était, le laisse indifférent, tandis que les sirènes, ah ! les sirènes… Il semble s'être laissé influencer par Henri Heine, qui retraçait (De l'Allemagne, ouvr. cité, p. 161) le chemin qui l'avait conduit à l'évêque marin : Laissant le titre en latin – tout en supprimant une lettre, car il faudrait avoir Anthropodemus –, à traduire (peut-être) par L'Humanité du point de vue de Pluton, Heine, par égard pour ses lecteurs français, a traduit en français le sous-titre, devenu « ou nouvelle Description universelle de toutes sortes d’hommes merveilleux », qui était en allemand : das ist eine neue Welt-Beschreibung von allerley wunderbahren Menschen. Johannes Prætorius – un nom de plume –, né en 1630, mort en 1680, professeur de philosophie à l'université de Leipzig et auteur d'épigrammes et de poèmes, était en effet allemand. L'intérêt de Heine pour ce livre était celui des bibliophiles qui écumaient les boîtes des bouquinistes sur les quais de Paris, à la recherche de livres anciens, de préférence bizarres.« Mon meilleur guide [pour m’instruire des légendes anciennes] est le bon vieux Johannes Prætorius, dont l’Antropodemus plutonicus, ou nouvelle Description universelle de toutes sortes d’hommes merveilleux, parut, en 1666, à Magdebourg, où se trouve la description d’un évêque marin. »
Henri Heine, s'il était intéressé par les anciennes religions de son pays natal, n’avait que faire des croyances catholiques françaises et les ecclésiastiques suscitaient ses moqueries : « Vous ne savez pas tous, vous autres, qu’il existe des évêques de mer. Je crois que la Gazette de France elle-même ne le sait pas. Et cependant ce serait un grand point pour beaucoup de gens de savoir que le christianisme a, dans l’Océan, des adhérents, et certainement en très grand nombre. Peut-être la majorité des créatures sous-marines sont-elles chrétiennes, au moins aussi bonnes chrétiennes que la majorité des Français. J’avais bien quelque envie de le taire pour ne pas faire cette joie au parti ultramontain. Mais, puisque je parle ici des hommes aquatiques, la conscience allemande exige que je parle aussi des évêques de mer. L'évêque
marin permettait à Jarry de forger un
personnage imaginaire, cousin éloigné du
Père Ubu et côtoyant Faustroll ;
Henri
Heine se sert de l'évêque marin pour tourner
en dérision le catholicisme : je ne voudrais
pas, écrit-il, que l'on s'imaginât « que
j’avais inventé les évêques de mer. Je me
garderai bien d’inventer un plus grand
nombre de prêtres. J’ai déjà bien assez de
ceux que nous voyons. […] Oui, je
conseille même à ces messieurs de réjouir
de leur présence la chrétienté
sous-marine. L’incrédulité n’est pas
encore tombée dans les profondeurs de
l’Océan ; on n’y a pas encore imprimé
de Voltaire à cinq sous ; les évêques
de mer y nagent encore paisiblement au
milieu de leurs troupeaux de
fidèles » (p. 164 et p. 165). Nerval
surprend quelque peu par sa presque
indifférence devant un personnage
légendaire, mais Le Diable rouge,
simple almanach, n'avait pas, pour lui, la
nature d'une œuvre littéraire à part
entière.
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