Je ne sais si ce siècle est
le siècle des poëtes ; mais à coup sûr il n'a
jamais paru tant de recueils lyriques qu'il en
paroît cette année à Paris. L'Almanach des Muses
a fait naître
mille almanachs : on seroit bien embarrassé
de décider si c'est le goût du chant ou de la
danse qui a le plus gagné chez nous ;
peut-être ces deux arts sont-ils tellement liés,
que les progrès de l'un entraînent nécessairement
le succès de l'autre, et nos trente recueils de
chansons sont sans doute le fruit de nos deux cent
soixante-sept bals, depuis celui de Mousseaux, où l'on se promène en
voiture, jusques et compris celui de la pointe
S. Eustache, où on entre en sabots. En
forgeant, on devient forgeron, dit un vieux
proverbe ; aussi nos couplets ne
ressemblent-ils plus aux couplets de ce qu'on
appelle le bon vieux tems, qui n'auroit point
cette épithète, si on rendoit plus de justice à
celui où nous vivons. Favart fut le premier qui
plaça le madrigal dans les deux derniers
vers ; Barré et Piis y mirent après
lui l'épigramme, et cela s'appelle le
coup de fouet.
A présent le calembourg et le jeu de mots sont
également admis, et les oreilles, déchirées par
les pointes, n'entendent plus un couplet qui finit
par un bouquet de roses : Léger appelle cela le
gros poivre ; il en a mis dans la
Revue de l'an 6,
et cette pièce a été le type des couplets à
l'eau-forte. Ce goût n'est que dans l'esprit du
spectateur ; le genre sentimental est dans
son cœur. Le premier bon vaudeville qui paroîtra
en madrigaux, ramènera le goût de la galanterie,
et la galanterie nous fera remonter vers le
sentiment d'urbanité qui distinguera la grande
nation.
Si un
libraire actif vouloit faire tomber la vogue des
éditeurs d’Etrennes Mignones, il n'auroit qu'à faire
paroître un recueil des couplets d'annonce chantés
au Vaudeville
depuis son établissement ; celui-là
contiendroit plus d'esprit que tous les autres
ensemble, et deviendroit un livre élémentaire dans
l'art du couplet, qui serviroit utilement aux
annales de ce théâtre, et qui seroit la chronique
la plus exacte des pièces qui y ont paru.
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NOTE
La Revue de l'an 6
désigne Il
faut un état, ou la revue de l'an six,
proverbe en un acte, en prose, et en
vaudevilles, par les CC. [citoyens] Léger
[François-Pierre-Auguste L.], Chazet [René de
Ch.] et Buhan [Jean-Michel Pascal B.], Paris,
chez le Libraire au Théâtre du Vaudeville, an
VII [1798].
Un marchand de
draps, Dupont, cherche à marier sa fille,
Félicité, qui aime Duval et est aimée de lui.
Duval est à son aise mais, sans état, il
s’occupe en jouant la comédie dans les salons.
Refroidi par cette oisiveté de mauvais
augure, Dupont met une petite annonce – en vers
– dans les journaux pour proposer sa
fille en mariage. Six prétendants se déclarent,
un imprimeur-libraire, un prêteur sur gage, un
marchand parfumeur, de plus frère d’une
marchande de modes, un artificier pour fêtes
champêtres et rimeur, un portraitiste, un diseur
de bonne aventure. On apprend alors que Duval a
joué le rôle des six prétendants – six
prétendants durant « l’an six » – tandis que
chacune des professions a été égratignée, en
chanson, pour la plus grande joie, imagine-t-on,
des spectateurs. Vaincu, Dupont
accepte Duval pour gendre, lui promettant, afin qu'il
ait un emploi stable, de le
présenter au directeur du Vaudeville.
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