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Bluet d'Arbères, c'est-à-dire
natif d'Arbères, dans le pays de Gex, se disant comte
de Permission, est l’un des plus étranges fous de ce
temps-là, mais fou aussi peu désintéressé que maître
Guillaume [fou de Henri IV et
de Louis XIII], par exemple, et
se faisant, comme lui, un gagne-pain de sa folie. Il
avoit d'abord été charron, et, dit l’Estoille,
« montoit en Savoie l’artillerie du duc, où on
disoit qu'il se connoissoit fort bien ». Lassé de
ce métier, il vint à Paris, peut-être avec mission
secrète d'espion, car on étoit en guerre avec M. de
Savoie, et de ce fol rien ne m'étonneroit. Le fait est
qu’il s'installa au centre des nouvelles, sur le
Pont-Neuf, et se fit à sa manière le courtisan de tous
ceux de qui l'on pouvoit recevoir ou apprendre quelque
chose. Pour se donner une contenance ou un prétexte de
gueuserie, il fit de petits livres, « quoiqu’il
ne sçût ny lire ny escrire, et n'y eût jamais
apprins », comme il le dit dans l’lnstitution
et recueil de toutes ses œuvres. Je n’entrerai point dans
le détail de ces livrets extravagants, illustrés de
figures plus bizarres que le texte même. Ils
n’intéressent que les bibliophiles ; et tous,
soit qu'ils les aient achetés à prix d'or, soit
qu'ils aient dû se contenter de les envier, savent à
quoi s'en tenir sur leur compte. Ce sont des oraisons, des sentences, des prophéties, le tout on ne peut plus
amphigourique. Il en publia un recueil in-12 en
1600, avec dédicace à Henri IV. Il ne s’y
contente pas du titre de comte de Permission, il y
prend celui de chevalier des Ligues des XIII
cantons suisses. Ses folies imprimées
n'alloient pas à moins de 180 livrets ou morceaux
numérotés. On n'en connoît guère que 107, y compris
les livres 104, 113, 141 et 173, retrouvés depuis
vingt ans à peu près, et la dernière pièce : Le
Tombeau et Testament de feu Bern. de Bluet
d'Arbères, dédié à l’ombre du prince de
Mandoy, par ceux de la vieille Academie, 1606,
in-8. La bibliothèque Sainte-Geneviève possède l'un
des exemplaires les plus complets. Le recueil des
107 livrets connus n'est entre les mains d’aucun des
plus riches bibliophiles, et c'est un de
leurs grands chagrins. J'ai vu l'une des plus rares et
des plus curieuses pièces dans le cabinet de M. Le
Roux de Lincy. Elle sert de supplément à la 61e,
et commence par : Libéralités que j’ai reçues. On y voit comment M. de
Créqui a donné au comte de Permission « quatre
écus et demi en cinq fois » ; comment il
reçut de Jacques Le Roy « deux escus et une
rame de papier » ; de Mme
d'Entragues, une bague de grande valeur ; de M.
de Beauvais-Nangy, un bas de chausse de soie ;
de Mme de Payenne (de
Poyane ?), une aune de toile blanche pour faire
des rabats ; du duc de Nemours, « la fleur
de ses amis », douze ducats, dont il se fit
faire un superbe habit de frise noire. Le roi n’est
pas oublié parmi ces bienfaiteurs : il donne
cent livres de gages à Bluet d'Arbères, puis une
chaîne d’or de cent écus, et, de plus, trois cent
quarante écus en diverses fois. Qu'il seroit
curieux, après cela, que le comte de Permission eût
été un espion du duc de Savoie ! Ce qui est à
peu près assuré, ce dont tout le monde convient,
même l’Estoille (Journal de Henri IV, 25 août 1603), c’est
qu'il étoit beaucoup moins fou qu'il ne vouloit le
paroître. Il eut tout au moins le bon sens
d'économiser les profits de son extravagance. Un
beau jour, tout compte fait, en additionnant
jusqu'aux plus menus objets, « la bouteille
d'huile que M. Cenamy lui avoit donnée pour sa
salade », les mille chateries que lui prodiguoit Mme
de Conti, etc., il se trouva qu'il n'avoit pas
récolté moins de quatre mille écus. À trente ans de
là, comme le remarque Nodier dans son curieux
article sur Bluet d'Arbères (Bulletin du
bibliophile, nov. 1835, p. 32, etc.),
Corneille ne gagna pas tant avec le Cid,
Horace et Cinna !
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