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(Pages 81-84)
Malgré tout, sous son air rogue de chien en colère,
avec sa voix sèche, incisive et cuivrée, sa façon
brusque, ses intentions de briser tout, de trousser et de casser
l’os, malgré
les grands ciseaux qu il promène du reste fort
intelligemment dans les articles de ses
rédacteurs ; malgré la manie de fourrer partout des déclassés, des bacheliers
sans
ouvrage et des
lamentables, Vallès, le farouche Vallès, Vallès le brutal est au
demeurant le meilleur fils du monde. Obligeant dans les
limites de son influence et de sa paresse, et
facile à s'enthousiasmer pour qui a un peu de
talent et de cœur. Ses manières sont plus d'un
aristocrate qu'il ne le croit lui-même : ce
capitaine des déclassés ne va pas au café, ne
prend pas l'absinthe, se couche à neuf heures, se
lève à cinq, s'ennuie dans les petites orgies de
famille, dort dans son fauteuil au théâtre, se
moque de tout ce qu'on peut écrire pour ou contre
sa vie ou ses œuvres : très-désolé qu'un duel
qui eut du retentissement l'ait fait passer pour
un spadassin, parce qu'il se figure qu'on n'ose
pas dire de lui tout ce qu'on pense, par crainte
de sa brutalité.
Il ne cesse de répéter aux collabos et aux débutants, à qui
l'éreintement fait peur ou que la réclame
chatouille, que tout cela ne leur ôtera pas un
gramme de talent, s’ils en ont, et ne leur en
donnera point, s'ils n'en ont pas.
C'est fort juste. Du reste, Vallès cache sous
les apparences de téméraire, un grand bon
sens : il voit vite et juste ; il a le
style ardent, mais l'esprit froid. Il vise – et ne
s'en cache pas – à la gloire et aux dangers de la
vie politique. Outre les dons de l’orateur qu'il
possède au suprême degré, il aura, s'il arrive,
toute l'habileté d'un chef de parti, vous
verrez !
Il voudrait être riche, qu'il le deviendrait.
Né au Puy, moitié Auvergnat, moitié Gascon, il est
un singulier mélange de rusé et d'audacieux, c'est
une figure curieuse. Sa Rue est un journal qui
datera dans l'histoire ; lui seul pourtant,
dans la maison, était connu.
Mais Vallès appelle tout le monde à la
rescousse. Il sait découvrir un écrivain comme un
cochon trouve une truffe ; il aime à déterrer
les talents qui s'ignorent comme il aimait, jadis, à
mettre en lumière les monstres inconnus ; et plus
d'un a dû d'avoir son nom connu dans le monde
littéraire à son entrée en lice sous la guenille
rouge qui sert à la Rue de drapeau.
[…]
Caricature de Jules Vallès,
entre les pages 84 et
85.
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(Pages 94-96)
La Rue n'a
pu trouver grâce devant le tribunal : elle a
été condamnée à disparaître, accusée de s'être
occupée de politique, quand elle avait le droit
seulement de causer littérature. Elle chantait la
Marseillaise quand il lui fallait murmurer Petit
oiseau !
C'est une page de Vallès qui a mis le feu à
la maison. À propos de la loi militaire, il brosse
un matin un article qu'il appelle les Cochons
vendus.
C'était le lendemain de l'exécution
d'Avinain ; il commande, en même temps, pour
la troisième page, un dessin représentant la
cellule d'un condamné à mort.
On voit sous le drap blanc et triste comme un
linceul un homme couché comme un cadavre : près
du poêle qui ronfle, un soldat est assis, tête
bestiale, dos lourd, il se chauffe stupidement les
mains. C'est l'abrutissement de l’obéissance,
l'exécution résignée et muette de la consigne
funèbre. Le dessin est malhabilement tracé ; il
y a des fautes de goût, un contre-sens ; mais
l'idée est grande dans sa simplicité et saisit le
cœur.
Telle est, ce jour-là, la huitième page de la
Rue. La
première est aux Cochons vendus.
Ils sont vendus, mais non livrés, les malheureux !
L'imprimeur, au dernier moment, refuse de se
dessaisir des exemplaires.Vallès arrache à
Kugelmann le service des abonnés, sept ou huit
cents feuilles, mais tout le reste est mis sous
clef ; ce qui n'empêche pas le parquet
d'entrer dans le jeu et de poursuivre, non point
Vallès, auteur de l’article, mais le gérant, M.
Limozin, dit Scipion ; un brave homme qu'on a
décidé, on ne sait comment, à courir les chances
de la prison, à condition de toucher 25 francs par
mois. M. Limozin a cinquante-cinq ans ; il
est chauve, ressemble à Henri IV, mais
Henri IV se laissant aller le matin
de sa première bataille. Il n’en garde pas moins
l’attitude fière du héros quand le président
Delesvaux prononce sa condamnation à deux mois de
prison. Vallès est là qui le regarde et rallume le
courage du vieux aux éclairs de ses grands yeux
noirs.
Limozin aurait envie de crier :
Miséricorde ! ! mais le rédacteur en chef
exige qu'on lutte jusqu'au bout et qu'on meure avec
grâce. Il lève le pouce comme la vestale antique.
Et voilà comment l'imprudent vieillard, se
faisant appeler Scipion, conduisit le deuil de la Rue.
La
maison Vallès ne s'écroula pas pour cela. On
décida qu'on tiendrait jusqu'au bout, qu'on
vivrait tant qu'il y aurait une juridiction à
épuiser.
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