Éditions PLEIN CHANT

A p o s t i l l e s

  3 décembre 2015
réimprimé d'après la première édition, A. Faure, 1866
et
d'après l'édition Charpentier, 1881.



Extrait de "La maison J. Vallès"
in
Les Maisons comiques, par Ch. Virmaître et Élie Fréhault
Paris, P. Lebigre-Duquesne, 16 rue Hautefeuille


1868


    

(Pages 81-84)
Malgré tout, sous son air rogue de chien en colère, avec sa voix sèche, incisive et cuivrée, sa façon brusque, ses intentions de briser tout, de trousser et de casser l’os, malgré les grands ciseaux qu il promène du reste fort intelligemment dans les articles de ses rédacteurs ; malgré la manie de fourrer partout des déclassés, des bacheliers sans ouvrage et des lamentables, Vallès, le farouche Vallès, Vallès le brutal est au demeurant le meilleur fils du monde. Obligeant dans les limites de son influence et de sa paresse, et facile à s'enthousiasmer pour qui a un peu de talent et de cœur. Ses manières sont plus d'un aristocrate qu'il ne le croit lui-même : ce capitaine des déclassés ne va pas au café, ne prend pas l'absinthe, se couche à neuf heures, se lève à cinq, s'ennuie dans les petites orgies de famille, dort dans son fauteuil au théâtre, se moque de tout ce qu'on peut écrire pour ou contre sa vie ou ses œuvres : très-désolé qu'un duel qui eut du retentissement l'ait fait passer pour un spadassin, parce qu'il se figure qu'on n'ose pas dire de lui tout ce qu'on pense, par crainte de sa brutalité.

Il ne cesse de répéter aux collabos et aux débutants, à qui l'éreintement fait peur ou que la réclame chatouille, que tout cela ne leur ôtera pas un gramme de talent, s’ils en ont, et ne leur en donnera point, s'ils n'en ont pas.

C'est fort juste. Du reste, Vallès cache sous les apparences de téméraire, un grand bon sens : il voit vite et juste ; il a le style ardent, mais l'esprit froid. Il vise – et ne s'en cache pas – à la gloire et aux dangers de la vie politique. Outre les dons de l’orateur qu'il possède au suprême degré, il aura, s'il arrive, toute l'habileté d'un chef de parti, vous verrez !

Il voudrait être riche, qu'il le deviendrait. Né au Puy, moitié Auvergnat, moitié Gascon, il est un singulier mélange de rusé et d'audacieux, c'est une figure curieuse. Sa Rue est un journal qui datera dans l'histoire ; lui seul pourtant, dans la maison, était connu.

Mais Vallès appelle tout le monde à la rescousse. Il sait découvrir un écrivain comme un cochon trouve une truffe ; il aime à déterrer les talents qui s'ignorent comme il aimait, jadis, à mettre en lumière les monstres inconnus ; et plus d'un a dû d'avoir son nom connu dans le monde littéraire à son entrée en lice sous la guenille rouge qui sert à la Rue de drapeau.

[…]



Caricature de Jules Vallès,
entre les pages
84 et 85.

(Pages 94-96)
La Rue n'a pu trouver grâce devant le tribunal : elle a été condamnée à disparaître, accusée de s'être occupée de politique, quand elle avait le droit seulement de causer littérature. Elle chantait la Marseillaise quand il lui fallait murmurer Petit oiseau !

C'est une page de Vallès qui a mis le feu à la maison. À propos de la loi militaire, il brosse un matin un article qu'il appelle les Cochons vendus. C'était le lendemain de l'exécution d'Avinain ; il commande, en même temps, pour la troisième page, un dessin représentant la cellule d'un condamné à mort.

On voit sous le drap blanc et triste comme un linceul un homme couché comme un cadavre : près du poêle qui ronfle, un soldat est assis, tête bestiale, dos lourd, il se chauffe stupidement les mains. C'est l'abrutissement de l’obéissance, l'exécution résignée et muette de la consigne funèbre. Le dessin est malhabilement tracé ; il y a des fautes de goût, un contre-sens ; mais l'idée est grande dans sa simplicité et saisit le cœur.

Telle est, ce jour-là, la huitième page de la Rue. La première est aux Cochons vendus.

Ils sont vendus, mais non livrés, les malheureux ! L'imprimeur, au dernier moment, refuse de se dessaisir des exemplaires.Vallès arrache à Kugelmann le service des abonnés, sept ou huit cents feuilles, mais tout le reste est mis sous clef ; ce qui n'empêche pas le parquet d'entrer dans le jeu et de poursuivre, non point Vallès, auteur de l’article, mais le gérant, M. Limozin, dit Scipion ; un brave homme qu'on a décidé, on ne sait comment, à courir les chances de la prison, à condition de toucher 25 francs par mois. M. Limozin a cinquante-cinq ans ; il est chauve, ressemble à Henri IV, mais Henri IV se laissant aller le matin de sa première bataille. Il n’en garde pas moins l’attitude fière du héros quand le président Delesvaux prononce sa condamnation à deux mois de prison. Vallès est là qui le regarde et rallume le courage du vieux aux éclairs de ses grands yeux noirs.

Limozin aurait envie de crier : Miséricorde ! ! mais le rédacteur en chef exige qu'on lutte jusqu'au bout et qu'on meure avec grâce. Il lève le pouce comme la vestale antique.

Et voilà comment l'imprudent vieillard, se faisant appeler Scipion, conduisit le deuil de la Rue.

La maison Vallès ne s'écroula pas pour cela. On décida qu'on tiendrait jusqu'au bout, qu'on vivrait tant qu'il y aurait une juridiction à épuiser.



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