Éditions PLEIN CHANT

APOSTILLES

1er octobre 2016
Voir aussi, chez Plein Chant

Lorédan Larchey : Gens singuliers, 1993
Firmin Maillard : Les Derniers Bohêmes, 1995
Victor Hugo - Charles Nodier, Correspondance croisée, 1986 





La Golgothe


ou

Petite histoire



     

d'une chanson satirique


    

Les lecteurs de La Petite Revue du samedi 25 mars 1865 (Librairie Richelieu, René Pincebourde, éditeur) pouvaient lire, pages 85 et 86, les paroles d’une chanson non datée mais écrite en 1864, La Golgothe que, pour notre part, nous avons trouvée dans un Recueil d’anecdotes & de curiosités (Paris, chez tous les marchands de nouveautés, 1871)



 où se trouvaient, présentés en volume, quelques exemplaires de La Petite Revue.
  La Golgothe, à chanter sur un air de Béranger, était précédée (page 84) de quelques lignes percutantes signées E. R :
« Un poète qui remue l’or à la pelle, comme les mots, a fini, lui, par perdre la tête au milieu de ses richesses de toute sorte, si bien que lorsqu’un ami, fût-ce un ami de la Place Royale, lui demande un service, il y a à parier qu’il le remplacera… par un autographe, orné de métaphores pénibles sur la Croix et le Golgotha.
La Golgothe
, chanson satirique qui jouit d’une grande vogue en ce moment, est une allusion à cette distraction persistante. »

Cette chanson, la voici, à côté du fac-similé des deux premières strophes :






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LA GOLGOTHE


  Air : Un jour le bon Dieu s'éveillant.


     Un jour V… H… le grand
     Se posa sur son Océan :
     « Si je sondais les lueurs sombres
     En faisant rayonner les ombres ?
     L'univers serait épaté
     De ma ténébreuse clarté !
   Puis chez Lacroix, ça grossirait ma note,
  Car tout doucement il faut bien qu'on golgothe,
     Et tout doucement je golgothe.

      Moïse eut le Mont Sinaï,
      Mahomet, Médine-el-Nabi ;
      Napoléon eut Sainte-Hélène ;
      Par un semblable phénomène
      Mon ouragan s'est entassé
      Sur le granit de Guernesey.
   Vers l'horizon, je fais tonner ma glotte,
  Car tout doucement il faut bien qu'on golgothe,
      Et tout doucement je golgothe.
 
     
Homère, Socrate, Platon
      Corneille, Shakespeare et Byron,
      Combien mieux que vous je golgothe !
      Je pince toujours la cagnotte !
      Voyez ce que m'a rapporté
      Le mot que Cambronne a lâché !
   Cinq cent mill's francs, avec ça l'on boulotte !
  Car tout doucement, il faut bien qu'on golgothe,
      Et tout doucement je golgothe.
 
     
Grand maître, prêtez-moi cent sous ?
      
Ami ; je ne puis rien pour vous…
      Que de vous déclarer poète,
      Sous le crâne ayant la tempête…
      Maintenant, tirez-vous de là…
      Chacun gravit son Golgotha !
   On ne peut pas me tirer de carotte !
  Faites comme moi, cher ami, je golgothe,
      Oui, tout doucement je golgothe. »

      
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Les initiales E. R. cachaient Poulet-Malassis, comme nous l’apprend René Fayt dans Auguste Poulet-Malassis à Bruxelles (Les Libraires momentanément réunis [1993]), p. 68), E. renvoyant à l’un de ses prénoms, Emmanuel, et R. au patronyme de sa mère, Rouillon.

Les lecteurs du temps traduisaient immédiatement les allusions de la chanson. Lacroix, par exemple, rencontré dans « Puis chez Lacroix ça grossirait ma note », est nommé car Victor Hugo avait, deux ans plus tôt, vendu 240 000 francs – une somme considérable – le manuscrit des Misérables à Albert Lacroix, de Bruxelles, qui publia dès le mois d’avril les premiers tomes du roman. On retrouvera cette somme, encore augmentée pour accentuer le côté caricatural de la satire, dans la troisième strophe : « Cinq cents mille’s francs, avec ça l’on boulotte ! » Notons que la version de la chanson parue dans Un café de journalistes sous Napoléon III, par Philibert Audebrand (E. Dentu, 1888, p. 16), plus argotique, donnait « Cinq cents mille’s balles », au lieu de « Cinq cents mille’s francs ». Ailleurs, dans le livre hostile à Victor Hugo d’Adolphe Retté, La basse-cour d’Apollon (Albert Messein, 1924), on trouve même un million – en italique pour souligner l’ampleur de la somme – au chapitre « Olympio-Toto » (p. 139).

« Le mot que Cambronne a lâché », dans la troisième strophe, renvoyait au tome II des Misérables, Cosette, livre I, ch. 14 : « un général anglais, Colville selon les uns, Maitland selon des autres, leur cria : "Braves Français, rendez-vous !" Cambronne répondit : "Merde !" » C’était la première fois que le juron entrait dans une œuvre littéraire.

Et enfin, la raison pour laquelle cette chanson fut écrite était donnée dans la dernière strophe : « Grand maître, prêtez-moi cent sous ? », où celui qui parle est Auguste de Châtillon. Ce peintre et poète proche autrefois de Victor Hugo, se trouvant démuni de toutes ressources avait sollicité l’auteur des Misérables. Pour toute réponse il reçut, disait-on, un billet par lequel Victor Hugo lui refusait la moindre aide financière : « Cher ami, vous êtes pauvre ; je suis proscrit, qu'y faire ? Chacun de nous gravit son Golgotha ». On rappelle que le Golgotha était le nom de la colline près de Jérusalem que, selon les évangiles, le Christ dut gravir en portant la croix sur laquelle il serait crucifié, entre deux larrons. Si l’on en croit Philibert Audebrand (Derniers Jours de la Bohème, Calmann-Lévy, s.d., [1905], p. 173 et suiv.), Châtillon exprima sa colère en huit vers injurieux, hélas mal troussés, lus par lui dans les cafés d’artistes de la Butte Montmartre en même temps que le billet de Victor Hugo, ce que l’on sait par une note de Poulet-Malassis pour La Golgothe, publiée en 1866 dans Le Nouveau Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle…, (Eleutheropolis, Aux devantures des libraires, Ailleurs, dans leurs arrières-boutiques [Bruxelles, édition de Poulet-Malassis sous la direction de Jules Gay]) : « M. de Châtillon, comme un homme qui ne pouvait en croire ses yeux, faisait lire dans les cafés de Paris ce refus étrange ».

L'un des auditeurs de Châtillon, le graveur sur bois Alexandre Pothey, connu pour ses chansons drôles et pittoresques, parfois grivoises — deux d’elles parurent, longtemps après La Golgothe, dans le Nouveau Parnasse Satyrique du dix-neuvième siècle… (Bruxelles, avec l’autorisation des compromis, 1881) publié par Henri Kistemaeckers] : La mère Godichon, p. 159, et p. 162 Les deux sœurs, qui se termine par « Pif ! paf ! j’vais nous faire, à tous deux, / Proprement péter le cylindre ! » — lui proposa de se charger d’une réponse qui remplacerait ses vers malencontreux. « Le Golgotha ! s'écria-t-il, tiens, c'est mon affaire. Tiens, passe-moi ça et tu vas voir ! ». La chanson, intitulée « Le Golgotha », puis « La Golgothe », se chanta dans tout Montmartre.
Georges Batault, dans
Le Pontife de la démagogie Victor Hugo (Librairie Plon, s.d. [1934]) reprit les pages de Philibert Audebrand pour les conclure (p. 66) en révélant, après L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux du 20 mai 1917, qu’Alexandre Pothey avait envoyé sa chanson à Poulet-Malassis : « … je t’envoie ici ma dernière bamboche, essai satirique tenté sur le seul poète dont je sache quatre mille vers, au moins […] J’ai choisi un air de Béranger parce que j’ai pensé qu’il serait plus désagréable que tout autre… ».
La boucle est bouclée.

Il ne restait plus qu’à recueillir le néologisme dans les dictionnaires d’argot, ce dont se chargea Alfred Delvau dans son Dictionnaire de la langue verte. Argots parisiens comparés
(E. Dentu, 1866) :

GOLGOTHER. Poser en martyr ; se donner des airs de victime ; faire croire à un Calvaire, à un Golgotha imaginaire. Ce verbe appartient à Alexandre Pothey, graveur et chansonnier – sur bois.

Lorédan Larchey, dont on rappelle ici que s’il ne dirigeait plus La Petite Revue en 1865 il l’avait fondée deux ans plus tôt, reprit en partie dans son Nouveau Supplément du dictionnaire d’argot… (E. Dentu, 1889) la définition d’Alfred Delvau :

GOLGOTHER : Poser en martyr. — Allusion au Golgotha biblique.
………

Chacun gravit son Golgotha !
On ne peut me tirer de carotte,

Faites comme moi, cher ami, je golgothe,

Oui, tout doucement, je golgothe.
(Alex. Pothey, 1864).



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