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Charles Monselet a consacré, dans Figurines
parisiennes (Paris, Jules Dagneau, 1854,
réimpression Tusson, Du Lérot, 1990), un
chapitre à Une bibliothèque de grisette. Le
texte s'ouvre sur le nom d'Émile Debreaux, plus
exactement Émile Debraux, sur lequel on trouve dans
le Glossaire-Index de La Goguette et les
Goguettiers, par Eugène Imbert (et alii),
une notice redonnée ci-dessous, à la suite du texte
de Monselet.
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Emile Debreaux, qui fut le
Gentil-Bernard des grisettes, a fait une chanson
intitulée : Ne montez pas chez elles. Dans cette chanson,
notée sur l'air de la Catacoua, il décrit le désordre
pittoresque de leur ameublement et rit tant qu'il
peut des loques éparpillées, des corsets errants,
des bas qui sèchent sur des ficelles, des carafes
qui implorent les coquilles d'œufs purificatrices.
Il n'oublie qu'un trait : il ne parle pas de
la bibliothèque des grisettes, une des choses qui
provoquent le plus l'étonnement et l'hilarité.
Cette bibliothèque est une dans
toutes les mansardes. Elle se compose invariablement
d'Hippolyte, comte de Douglas, de Maria ou
l'Enfant de l'infortune, — et d'un Almanach
des Amours ou
Almanach de la Closerie des Lilas, je ne sais plus
lequel, mais il est reconnaissable par un
frontispice colorié représentant des étudiants en
béret qui portent triomphalement sur leurs bras
une grisette, agitant en l'air une queue de
billard. Sur le devant, on aperçoit un symbolique
Béranger, recourbé par en haut comme une canne, et
regardant passer le joyeux cortège avec un sourire
— très-mal venu sur la pierre lithographique.
Le même almanach contient
presque toujours des fragments poétiques de Privat,
tel que l'hymne célèbre où se rencontrent ces deux
vers rimés avec une rare fierté :
Le boulevard où l'on coudoie
La jeune fille au long cou d'oie. |
La bibliothèque des grisettes
a ses éditeurs particuliers et ses auteurs
spéciaux. Parmi les premiers, Renault et Krabbe
sont ceux dont le commerce est le plus
considérable ; ils font refaire, en
falsifiant le titre, les œuvres à succès que les
petits lecteurs n'ont pas les moyens d'acheter ni
même de louer. C'est ainsi qu'on peut se procurer
chez eux pour six sous l’Histoire du fameux
comte de Monte-Cristo et de ses trésors, les Aventures
de d'Artagnan et de ses trois compagnons, Mathilde
ou l'Innocence d'une jeune femme, les Mystères
de
la Tour de Nesle, etc., etc.
Je croyais, jusqu'à présent,
qu'il n'y avait qu’un seul nom pour désigner ce
trafic : contrefaçon. Il paraît que les
libraires susdits, en ont trouvé un autre, qui
est : réduction.
En dehors de ces réductions, on ne distingue pas un
grand nombre de romans inédits, dans le sens
absolu du mot. La vogue est toujours aux Amours
d'une jeune servante et d'un soldat français. Dans ce genre,
Pécatier et Picquenard n'ont pas encore rencontré
de rivaux.
N'oublions pas de mentionner,
au milieu de cette nomenclature, un minime bouquin,
épais et carré, — de la forme d'un pavé vu au petit
bout d'une lorgnette, — ayant pour titre : la Goguette
de Lilliput,
et orné des trois profils de Piron, de Gallet et
de Collé. C'est un recueil de vieilles chansons
grivoises qui menacent de se perpétuer à travers
les siècles, en ramenant toujours le même sourire
sur l’air de Turlurette, et le même clignement
d'yeux à propos du refrain : Eh
bien !… Vous m'entendez bien.
Mais de tous les livres
affectionnés par les grisettes, celui que vous êtes
le plus certain de rencontrer au fond de la
corbeille à ouvrage, à côté du jeu de cartes
traditionnel, du dé à coudre et de l'œuf en bois qui
sert à repriser les bas, le livre le plus consulté
et partant le plus recroquevillé à ses angles, celui
qu'on s'empresse d'ouvrir au saut du lit, lorsqu'on
est à jeun, — sur lequel on médite avec délices ou
que l'on rejette avec dépit ; le confident, le
conseiller, l'écho, c'est le livre intitulé
diversement : la Clef des Songes, — l’Oracle
des Dames et des Demoiselles, — la Voix
du Destin, —
l’Urne magique — ou la Sibylle
couleur
de rose.
C'est en feuilletant un livre
semblable, écrit par les farceurs les plus naïfs,
qu'on peut se rendre compte, mieux que par la
lecture de Senancour et des romans esthétiques, de
tout ce que l'âme d'une femme contient de
faiblesse, de crainte, d'illogisme, d'irrésolution
et de folies. […]
Charles Monselet
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Debraux (Émile), 1796-1831.
Fils d'un huissier chez un juge de paix, ses
biographes s'accordent sur le fait qu'il fut élève
du lycée impérial et qu'il occupa de façon
épisodique de 1816 à 1826 les fonctions de
secrétaire dans les bureaux de la faculté de
médecine. Ce qui n'est pas douteux c'est que, selon
l'expression de Béranger, Debraux « régna sur
les goguettes » de son époque. En 1818, sa
chanson la Colonne lui procure une
célébrité immédiate dans une société nostalgique
de l'épopée napoléonienne. Condamné en 1823 pour
son recueil le Nouvel enfant de la
goguette, il
fréquente un mois la prison de Sainte-Pélagie où
il adhère à une curieuse goguette, la Société
des Biberons,
composée des poètes incarcérés et qui publiera en
1825 un volume de chansons sous le titre de la
Marotte de Sainte-Pélagie. Outre son œuvre
chansonnière qui connut de multiples éditions,
Debraux a donné Voyage à Sainte-Pélagie, 1823, 2 vol. ; la
France
au tombeau du général Foy, 1825 ; Biographie
des souverains du XIXe siècle, 1826 ; les
Barricades de 1830, scènes historiques, 1830, etc.
Jean-Michel
Bourgeois
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