Éditions PLEIN CHANT
Apostilles


  
  La Bibliothèque Elzévirienne devant les tribunaux



Résumons brièvement l’affaire : Théophile de Viau (1590-1626), que tout le monde en son temps appelait Théophile tout court, tomba dans l’oubli et fut, au XIXe siècle, remis en lumière par l’autre Théophile, soit Théophile Gautier. Un procès retentissant avait été intenté à Théophile, parce que la justice lui attribuait un recueil de poésies libres, daté de 1622, mais paru en avril 1623 : Le Parnasse satyrique (1). D’autres éditions avaient déjà paru, mais celle-ci s’ouvrait sur un poème signée du nom de Théophile, qui prônait la sodomie. Si toutes les pièces du recueil étaient libres, toutes n’étaient pas de la main de Théophile. Un premier procès eut lieu, en 1623, qui s’acheva par la condamnation de Théophile à être brûlé vif, entouré de ses livres ; prudent, Théophile s’était enfui, si bien qu’il fut brûlé en effigie seulement. Repris, il fut emprisonné pendant deux ans ; condamné en septembre 1625 au bannissement perpétuel, il parvint à rester à Paris et mourut peu de temps après, à trente-six ans.

Les grotesques de Théophile Gautier étaient parus en 1853 (Michel Lévy frères ; réédition Plein Chant, 1993). Est-ce un hasard ? Un archiviste-paléographe sorti de l’école des Chartes, qui deviendra magistrat, Charles Alleaume (1820-1900), donna une édition des Œuvres complètes de Théophile, nouvelle édition revue, annotée et précédée d’un notice biographique par M. Alleaume, archiviste paléographe, publiée par Pierre Jannet dans la Bibliothèque Elzévirienne en deux volumes ; une édition curieuse dans la mesure où le second volume parut en décembre 1855, avant le premier, sorti des presses en octobre 1856. À la fin du premier tome (p. 437), on pouvait lire les « Pièces du Parnasse satyrique attribuées à Théophile lors de son procès » (2). La première était, bien sûr, le sonnet que la tradition avait qualifié de sodomitique (3), « Phylis tout est foutu », suivi par deux satyres parues dans l’édition de 1625 du Parnasse satyrique. Venaient ensuite quinze pièces tout aussi libres, sinon plus, mais hétérosexuelles, recopiées par Alleaume sur un manuscrit de la bibliothèque de l’Arsenal ; à vrai dire, la plupart n’appartenaient pas à Théophile, contrairement à ce que croyait Alleaume.

Or, il advint que Charles Alleaume cita en justice les successeurs de Pierre Jannet à la Bibliothèque Elzévirienne, pour demander, trois ans après la publication des Œuvres de Théophile, la suppression pure et simple des pièces licencieuses. Une fois de plus, Frédéric Lachèvre fit montre de son art de la recherche littéraire et publia quelques pages sur « Théophile de Viau devant la justice du Second Empire », recueillies dans Mélanges (Paris, Librairie ancienne H. Champion, Édouard Champion, 1920), le septième volume de la série « Le libertinage au XVIIe siècle ». Ce procès fut également évoqué dans « Histoire posthume de Théophile », en appendice au deuxième volume du Procès du poète Théophile de Viau… (1909). On fera ici une incidente sur Mélanges : il nous faut avouer avoir lu ce livre, tiré en son temps à 227 exemplaires, dans l’édition University of Michigan. University Library, un reprint qui se présente sous une couverture uniforme et commune à tous les livres de la bibliothèque de l’Université de Michigan réimprimés. que l’on n’hésitera pas à qualifier de repoussante, mais nécessité fait loi. Fermons la parenthèse.

Frédéric Lachèvre, donc, rapporte que Charles Alleaume prétendait avoir demandé à Pierre Jannet de ne pas imprimer les pièces licencieuses attribuées à Théophile - dont il lui avait donné les copies ! - ou, à défaut, de les transcrire en caractères grecs qui en réservaient la lecture aux hellénistes. Or, de caractères grecs, point, et les lecteurs de 1855 souillèrent leurs yeux en toute tranquillité et toute félicité. Selon Charles Alleaume, Pierre Jannet l’avait trompé en publiant ces pièces en clair, et lui-même n’avait pu intervenir en temps opportun, car au moment de la fabrication du premier volume, il était dans l’Aveyron, à Rodez, en train de classer les archives du département. Puis Pierre Jannet fut remplacé en tant qu’éditeur par Madame Veuve Pagnerre dont le mari, Laurent-Antoine P. était mort le 29 novembre 1854, et, en tant que propriétaire de la Bibliothèque Elzévirienne par Charles Henri Ternaux (1807-1864), dit Ternaux-Compans pour le distinguer de son frère Louis Mortimer Ternaux (1808-1872), historien et homme politique. L’avocat de Madame Pagnerre et Ternaux-Compans mit l’accent sur le fait que les pièces produites au procès de Théophile, celles que Charles Alleaume voulait voir supprimer trois ans après leur parution en librairie, étaient indispensables à la compréhension du procès de 1623, bien qu’elles eussent été désavouées par Théophile lors de son procès (il est vrai qu'Alleaume citait des poésies de Théophile qui n'avaient pas été produites au procès, mais l'avocat glissa rapidement sur le sujet). Quant à l’engagement qu’aurait pris Jannet d’accéder à la demande par Charles Alleaume d'imprimer les textes libres en caractères grecs, l’avocat le qualifiait tout net de pure imagination.

La demande de Charles Alleaume fut rejetée, et lui-même condamné aux dépens. Si bien qu’en 2011, on peut toujours lire attribués à Théophile, des conseils en cinq couplets donnés « À un marquis », publiés dans l’édition de 1625 du Parnasse satyrique et dont voici le dernier :

Mais que sert-il de tant resver
En méditation si froide,
Tant que Dieu nous veut conserver
Les nerfs souples et le v.. roide ?

On pourra lire (4), mais attribuée à Théophile, une satyre qui est en réalité de François Maynard (5) et dont voici les premiers vers :

Belle, qui sans plaisir f…
Prenant plaisir quand vous frottés
Vostre doigt contre vostre m…,
Laissés ce plaisir imparfait,
Et d’un v.. aussy long qu’un trait
Permettés-moy que je la frotte.
(…)

Ou encore cette épigramme, d’ordinaire attribuée à Piron :

Vous vous mocqués, vieilles croupieres,
De ce qu’ainsy nous nous mouillons !
S’il pleuvoit du jus de c........,
On vous verroit sous les goutières(6).

Si l’on devait juger Théophile, on dirait qu’il ne méritait certes pas l’excès d’indignité de son procès, mais qu’il ne mériterait pas d’être réhabilité au point de devenir, dans la mémoire collective, l’égal de Malherbe et de Ronsard : un honnête poète, d’une honnête moyenne, dont les vers (les vers libres mis à part, qui relèvent d'autres critères que ceux de la poésie lyrique, simplement galante, ou satirique), dépourvus de toute musicalité, ne chantent jamais, bien plus intéressant par sa vie et des goûts marginaux que par ses écrits, comme le seront plus tard Hugues Rebell et Pierre Louÿs.

Reste une question : pourquoi Charles Alleaume nia-t-il avec un long temps de retard la part entière qu’il avait prise à la publication des pièces de Théophile par lui-même déterrées ? Il était devenu subitement pudibond ? Le diable s’était fait ermite ? Selon Frédéric Lachèvre (« Supplément à l’histoire posthume de Théophile », Mélanges 1920, p. 269), ce serait parce que Charles Alleaume avait été blessé de lire dans un Dictionnaire historique, sous la plume de Nisard : « Théophile est condamné à n’être connu des honnêtes  gens que de nom… M. Alleaume a donné une nouvelle édition des Œuvres de Théophile » ; mais l’assertion de Lachèvre se présente comme une simple hypothèse. Aussi la question appelle-t-elle une réponse plus précise.




NOTES

1. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106132x

2. Sur les procès de Théophile, on renvoie aux deux volumes magistraux de Frédéric Lachèvre : Le Procès du poète Théophile de Viau, 11 juillet 1623-1er septembre 1625. Publication intégrale des pièces inédites des Archives nationales (Paris, Champion, 1909). Sur l’histoire des lectures de Théophile, diverses selon les époques, le lecteur aura intérêt à se reporter à un livre de 1234 pages, jamais lassant : Le Bruit du monde. Théophile de Viau au XIXe siècle. Textes réunis, présentés et annotés par Melaine Folliard (Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010).

3. On rappelle que la sodomie était punie par le bûcher ; mais aussi que souvent, par humanité, on étranglait les condamnés avant de les livrer aux flammes, c’est ce que l’on appelait d’un mot de latin ecclésiastique, le retentum. Sur l’homosexualité de Théophile, Charles Alleaume avait été aussi clair qu’il lui était possible de l’être en 1856. Dans sa « Notice sur Théophile » (136 pages) en tête du premier volume des Œuvres complètes, rappelant l’amitié qui avait unit dans sa jeunesse Théophile à son cadet de quatre ans, Louis Guez de Balzac, il fait plus que suggérer : « Il paraît même que les deux amis n’échappèrent pas aux médisances qui plus tard s’attachèrent à Des Barreaux d’une manière indélébile » (p. IX). Jacques Vallée, sieur des Barreaux (1599 ou 1602-1673), en effet réputé sodomite, fut l’un des amis de Théophile : Alexis et Corydon, écrit à peu près Alleaume (p. XIX). Et l’inépuisable Tallemant des Réaux : « il [des Barreaux] se mit à frequenter Theophile et d’autres desbauschez, qui luy gasterent l’esprit et luy firent faire mille saletez » (Historiettes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 29).

4. Pour lire quelques-unes des pièces choisies par Alleaume pour Pierre Jannet, cliquer ici.

5. Dans Le Petit Cabinet de Priape (manuscrit du début du XVIIe siècle exploité au XIXe par Prosper Blanchemain et imprimé dans la clandestinité par Jules Gay en 1874, réédité chez Plein Chant en 2011, avec une présentation et des notes par Paule Adamy, et une mise en page recherchée de l’imprimeur-éditeur), on trouvera plusieurs pièces en vers de Théophile, connues déjà ou moins connues.

6. L'épigramme était un impromptu, trouvé par Piron un jour que passant dans la rue pendant un orage, sans être protégé, deux dames, qui le voyaient d'un balcon, lui demandaient à brûle-pourpoint des vers sur le temps qu'il faisait.



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