À gauche : Champfleury par Nadar. À droite : Dans Les Binettes contemporaines par Joseph Citrouillard (Commerson), 1858. |
Alcide Dusolier, dans un recueil
d'articles paru pour la première fois en 1864, publié
une seconde fois, augmenté, en 1878 (A. Dusolier, Nos gens de lettres,
Decaux & Dreyfous), donnait un portrait de
Champfleury, d'où l'on extrait les lignes qui suivent
(pp. 32-34). Dusolier, ayant rendu visite à
Champfleury qui habitait à Montmartre une maison
basse, comme celle des ouvriers et des petits
bourgeois qui résidaient dans cette cité, vient de
traverser la salle à manger, décorée avec des faïences
populaires fabriquées pendant la Révolution.
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C'est avec un certain soulagement
qu’on passe de cette salle à manger si curieuse, mais où
l'on a toujours peur de casser quelque chose, dans le
cabinet de M. Champfleury. Vous quittez la faïence
populaire ; voici, là-bas, devant vous, serrée
entre deux planchettes, la littérature populaire par
excellence : une collection de la Bibliothèque
bleue. Aux
murailles, quelques images d’Épinal, et deux toiles
gaillardes brossées par un artiste leste et naïf. À
droite, un piano ; au milieu de la chambre qu’elle
encombre, une vaste table en chêne semée des livres les
plus fameux et des publications les plus ignorées, car
il lit tout, ce fureteur ! et où se poursuivent des petits
carrés de papier pointillés d'une écriture
microscopique, irrégulière, abrégée, illisible. Une
lettre de Champfleury, c'est la mort aux yeux.
C'est à cette table qu'il écrit, distrait parfois par les jeux éclatants d'une école primaire dont la cour boisée tapage sous sa fenêtre, et qui fait, aujourd’hui comme autrefois, enrager l'infortuné professeur Delteil (1). Dans la chambre à coucher, un incendie de Goya vous tire l'œil par son fracas de couleurs : on devine çà et là, plus qu'on ne les voit, des formes vagues qui se sauvent éperdument et qui, peut-être, sont des hommes. Tout auprès, un tableau, peint avee du noir et du blanc, représente un groupe de moines violâtres, les plus étranges qu'on puisse imaginer… Sont-ce des moines ? Cette peinture, assure Champfleury, est d'un maître espagnol et fou, dont lui seul, Champfleury, sait le nom ! Dans la salle à manger, l'art populaire ou familier ; ici, l'art fantastique : vous voyez peu à peu l'écrivain sortir de l’homme. Champfleury travaille de six heures à midi, s'interrompant de temps à autre pour boire une gorgée d'eau pure. (…) Vers midi, Champfleury déjeune, s’habille et sort. Il marche vite, le buste en avant, l’œil en voyage, quêtant sans cesse à droite et à gauche. C’est inouï ce qu’il voit dans sa journée d'hommes et de choses ! Ateliers d'artistes, boutiques de brocanteurs et de libraires, bureaux de journaux, bureaux de revues, on le rencontre partout, il s’sinquiète et s’informe de tout, il sait tout ! Il a des amis parmi les internes d'hôpitaux, il connaît des directeurs de prison, il tutoie des employés de l'Assistance publique ; il a ses entrées à Bicêtre, qui lui paraît le plus intéressant des théâtres. Car, s’il aime les excentriques, it adore les fous. Les fous, malheureusement, sont insaisissables et impossibles à peindre. (…) *
1 - Dusolier, dans son article, commente les
ouvrages romanesques de Champfleury, et parmi eux, Les Souffrances du
professeur Delteil (Michel Lévy frères,
1856).
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