Lutterbach était un modeste tailleur de la rue
Saint-Honoré. Fatigué de croiser les jambes sur un
établi, il se créa « professeur de marche et
d'exercices physiologiques, hygiéniques et
confortables. »
Ce nouveau métier était l'antipode de celui qu'il
avait exercé jusqu'alors. Pour accentuer davantage
la séparation, il fit paraître, en 1853, une
brochure sur les
différentes manières de
respirer. Coup d'essai triomphal, car il lui
valut un article et une visite d'Alphonse Karr, –
Alphonse Karr que Lutterbach connaissait de
réputation « comme première plume de France
pour fronder les torts de la société. »
Ce patronage auguste décida de l'avenir du
professeur de marche.
Et alors on vit paraître coup sur coup divers
traités recommandables par des titres à sensation
tels que la
Statique pour ne plus boiter
sans le secours des orthopédistes ; –
les
Moyens naturels pour entretenir la
chaleur aux pieds et aux mains ; – la
Révolution
dans la marche ou cinq cents moyens naturels
pour ne pas se fatiguer en marchant, et
exercices physiologiques d'hygiène et d'agrément
pour se conserver et s'améliorer les cinq sens.
Prix : 5 francs.
Cent sous pour cinq cents moyens naturels de ne
pas se fatiguer, sans compter le privilége
inestimable de conserver et d'améliorer son tact,
sa vue, son ouïe, son odorat et son toucher !
cent sous, c'était réellement ne pas trop
demander. On acheta donc un peu le volume, et on
en parla beaucoup dans les petits journaux. Cette
publicité avait bien quelques allures railleuses,
mais, enfin, c'était de la publicité, et
Lutterbach s'abandonna tout entier au charme
d'entendre répéter son nom par des gens qui ne lui
avaient jamais commandé le moindre paletot.
En homme qui comprenait la plaisanterie, il alla
même remercier ses critiques et leur montra un
homme encore vert, aux dehors un peu grêles, à
l'œil un peu enfoncé, mais au sourire des plus
aimables. On le questionna sur l'application de
ses théories ; sans trop se faire prier, il
consentit à faire quelques-unes des manœuvres
recommandées dans ses livres. On fit cercle pour
voir ce nouveau professeur exécutant
la
tourniquette, la talonnette, la moulinette,
l'ondoyante, et mille autres figures non
moins agréablement dénommées. L'imprimerie
Voitelain, où il venait corriger ses épreuves, eut
sa part de ces spectacles, et les typographes
chargés du soin de composer notre notice se
souviennent encore avec bonheur d'avoir vu
Lutterbach en fonction.
Dès lors, il répudia son premier titre de
professeur de marche, qui sentait trop le
terre-à-terre ; il s'intitula
« professeur de médecine naturelle
spontanée, » et fit paraître, en cette
dernière qualité, sa
Physiologie hygiénique
pour bien se nourrir avec peu de nourriture,
bien se désaltérer en buvant peu et éviter
l'indigestion en cas de surabondance.
Tout ce qui touche à l'estomac étant de la plus
haute importance, je ne vois pas pourquoi je ne
serais pas utile à mes contemporains en propageant
quelques-unes des recommandations de Lutterbach.
Voici donc la formule exacte de l'exercice auquel
on peut se livrer en cas d'embarras des fonctions
digestives :
« Exercice de la scie.
– Il faut, étant assis, croiser le bas des
jambes, mettre les mains dos à dos, les fourrer
entre les genoux, les faire aller et venir, de
même que la scie, en inclinant et relevant le
haut du corps; pousser et tirer les mains avec
plus ou moins de force selon la pression des
genoux, de même que, pour la scie, lorsqu'elle
pénètre dans le bois plus ou moins dur. Puis la
reprise d'haleine viendra soutenir la poitrine
et fortifier l'impulsion qui fait attirer à soi.
Le frottement des mains par vacillement causera
moins de chaleur. Pour varier la sensation, les
mains descendent aux mollets ou les bras
pirouettent entre les cuisses. A table, la scie
satisfera au besoin pour raviver le jeu des
sens, qui a sa part dans l'action
nutritive. »
Les recommandations
précédentes ne s'adressent, bien entendu, qu'aux
gastronomes, aux repus de ce bas monde. Quant
aux consommateurs à bourse peu garnie qui, loin
de craindre les indigestions, en sont réduits
aux expédients les plus propres à tromper le
vide de leurs estomacs, Lutterbach est encore là
pour les sauver. Et pour cela il ne lui faut
qu'un simple légume : – le haricot.
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