Éditions  PLEIN CHANT
Collection Gens singuliers

Lorédan Larchey : Gens singuliers

Lorédan Larchey
Gens singuliers
(1re éd. F. Henry, éditeur, 1867),
Bassac, Plein Chant, 1993
Collection Gens singuliers

    

(Pages 204 à 207)

LUTTERBACH



Lutterbach était un modeste tailleur de la rue Saint-Honoré. Fatigué de croiser les jambes sur un établi, il se créa « professeur de marche et d'exercices physiologiques, hygiéniques et confortables. »
Ce nouveau métier était l'antipode de celui qu'il avait exercé jusqu'alors. Pour accentuer davantage la séparation, il fit paraître, en 1853, une brochure sur les différentes manières de respirer. Coup d'essai triomphal, car il lui valut un article et une visite d'Alphonse Karr, – Alphonse Karr que Lutterbach connaissait de réputation « comme première plume de France pour fronder les torts de la société. »
Ce patronage auguste décida de l'avenir du professeur de marche.
Et alors on vit paraître coup sur coup divers traités recommandables par des titres à sensation tels que la Statique pour ne plus boiter sans le secours des orthopédistes ; –  les Moyens naturels pour entretenir la chaleur aux pieds et aux mains ; – la Révolution dans la marche ou cinq cents moyens naturels pour ne pas se fatiguer en marchant, et exercices physiologiques d'hygiène et d'agrément pour se conserver et s'améliorer les cinq sens. Prix : 5 francs.
Cent sous pour cinq cents moyens naturels de ne pas se fatiguer, sans compter le privilége inestimable de conserver et d'améliorer son tact, sa vue, son ouïe, son odorat et son toucher ! cent sous, c'était réellement ne pas trop demander. On acheta donc un peu le volume, et on en parla beaucoup dans les petits journaux. Cette publicité avait bien quelques allures railleuses, mais, enfin, c'était de la publicité, et Lutterbach s'abandonna tout entier au charme d'entendre répéter son nom par des gens qui ne lui avaient jamais commandé le moindre paletot.
En homme qui comprenait la plaisanterie, il alla même remercier ses critiques et leur montra un homme encore vert, aux dehors un peu grêles, à l'œil un peu enfoncé, mais au sourire des plus aimables. On le questionna sur l'application de ses théories ; sans trop se faire prier, il consentit à faire quelques-unes des manœuvres recommandées dans ses livres. On fit cercle pour voir ce nouveau professeur exécutant la tourniquette, la talonnette, la moulinette, l'ondoyante, et mille autres figures non moins agréablement dénommées. L'imprimerie Voitelain, où il venait corriger ses épreuves, eut sa part de ces spectacles, et les typographes chargés du soin de composer notre notice se souviennent encore avec bonheur d'avoir vu Lutterbach en fonction.
Dès lors, il répudia son premier titre de professeur de marche, qui sentait trop le terre-à-terre ; il s'intitula « professeur de médecine naturelle spontanée, » et fit paraître, en cette dernière qualité, sa Physiologie hygiénique pour bien se nourrir avec peu de nourriture, bien se désaltérer en buvant peu et éviter l'indigestion en cas de surabondance.
Tout ce qui touche à l'estomac étant de la plus haute importance, je ne vois pas pourquoi je ne serais pas utile à mes contemporains en propageant quelques-unes des recommandations de Lutterbach. Voici donc la formule exacte de l'exercice auquel on peut se livrer en cas d'embarras des fonctions digestives :

« Exercice de la scie. – Il faut, étant assis, croiser le bas des jambes, mettre les mains dos à dos, les fourrer entre les genoux, les faire aller et venir, de même que la scie, en inclinant et relevant le haut du corps; pousser et tirer les mains avec plus ou moins de force selon la pression des genoux, de même que, pour la scie, lorsqu'elle pénètre dans le bois plus ou moins dur. Puis la reprise d'haleine viendra soutenir la poitrine et fortifier l'impulsion qui fait attirer à soi. Le frottement des mains par vacillement causera moins de chaleur. Pour varier la sensation, les mains descendent aux mollets ou les bras pirouettent entre les cuisses. A table, la scie satisfera au besoin pour raviver le jeu des sens, qui a sa part dans l'action nutritive. »

Les recommandations précédentes ne s'adressent, bien entendu, qu'aux gastronomes, aux repus de ce bas monde. Quant aux consommateurs à bourse peu garnie qui, loin de craindre les indigestions, en sont réduits aux expédients les plus propres à tromper le vide de leurs estomacs, Lutterbach est encore là pour les sauver. Et pour cela il ne lui faut qu'un simple légume : – le haricot.
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