Peu à peu elle me raconta : 
                   « Son père
                    était mort quelques mois avant la guerre. 
                   Sa mère restait
                    avec sept enfants dont le plus jeune venait de
                    naître. Que faire ! Elle se fit marchande de
                    beurre, d'œufs, de pommes de terre ; puis, en
                    cachette des Allemands, elle transporta de l'or et
                    de l'argent monnayés que les paysans vendaient, avec
                    de gros bénéfices, aux gens de la ville, et elle
                    gagna beaucoup de gros sous. Les enfants couraient à
                    l'abandon, n'apprenaient rien et se pervertissaient.
                    Elle, Elva, était à chaque instant malade et placée
                    dans des colonies scolaires pour se retaper. Elle
                    était si indisciplinée que la sœur qui avait la
                    garde du troupeau l'appelait à tout instant
                    « chameau » ; ce mot lui avait fait
                    tant impression que, chaque fois qu'elle
                    l'entendait, elle avait un haut-le-corps
                    d'indignation, me disait-elle. Vers quatorze ans,
                    elle dut accompagner sa mère chez les paysans et
                    porter à chaque bras de lourds paniers d'œufs et de
                    beurre. 
                   – Ma mère
                    allait dans une ferme, moi dans une autre, mais elle
                    achetait cent œufs quand je n'en achetais pas
                    vingt-cinq. Tu comprends, je me mettais à rigoler
                    avec les gens au lieu de marchander. J'ai dû cesser,
                    c'était un métier trop dur pour moi. 
                   Rigoler,
                    c'était bien ça : elle était une rigoleuse et
                    rien que cela. »