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Depuis le soir où, à la cantine de la
« Patte-d'Oie », Josèpha coucha
contre un panneau de la cuisine, sur deux bottes de
paille, tout ce que j'avais pu lui trouver, elle fut
mon amie ardente, mais mon amie, seulement. J'étais
riche. La charrette à
bras ne me pesait guère. Débauché de la
« Patte-d'Oie », je bricolai, garçon
livreur, à l'imprimerie
à Saurer. Et
je partis, sans hargne, faire mon service militaire.
Un an, comme fils de veuve, à
Beauvais-la-Cathédrale. Nous nous écrivions quand
nous avions des sous pour acheter des timbres :
moi, des lettres empêtrées de Beauceron, elle, des
pages courtes qui m'enchantaient, me brûlaient, et
dont j'étais orgueilleux. Misérable, et ne se
repentant point d'avoir dépensé 400 francs pour la
pierre funéraire du vieux Moracchi, elle gagnait 25 sous par jour
dans une maroquinerie, demeurait rue de la Roquette
et ne demandait de pain à personne. La police des
mœurs la laissait tranquille, parfois.
La capote de soldat quittée, j'entrai chez un
entrepreneur du Père-Lachaise. Quand la femme à
Provost faisait rôtir une épaule de mouton, le
dimanche, elle nous invitait, avec Saurer à la
jaquette, qui apportait une bouteille de Graves et
un paquet de biscuits : « Les cheveux de
Mlle Moracchi éclairent la cambuse, disait le gros
Provost. Pas besoin de chandelle. » Distante,
souvent hautaine, Josèpha s'animait, à la fin, quand
les hommes, en manches de chemise et la pipe de
traviole sous la moustache, parlaient de Jauréguy
encapitalisé et parti à Chicago pour le compte de
Renault, des Nouvelles feuilles rouges remplaçant le
Coup de reins ou
du dernier concert Pasdeloup.
Mais elle aimait mieux parler révolution ou
littérature chez elle, assise sur son lit de fer,
près des fusils arabes pas encore vendus. Comme des
riches, encore, nous buvions de l'eau chaude – dans
des tasses dépareillées ou des quarts à
soldats : « J'ai ça dans le sang,
disait-elle. » La réception terminée, Saurer et
Provost le ventru partaient, descendaient
l'escalier, lourdement. Moi je restais avec le fin
visage, les yeux encavés, Karl Marx, Huysmans,
Borodine. Ou bien nous sortions en copains, tous les
deux. Elle disait : « Un fameux couple de
délégués à la propagande du parti. » Elle,
jolie, faite au moule, sous sa robe de coton. Et
cette marche souple et dansante, même sous la pluie
de misère, sur la route de la « Patte-d'Oie ». Elle,
chic, et moi, moins gêné aux entournures et moins
ballot. […]
Martelant ses mots, elle redisait les paroles
de Moracchi, tué au café de la Rotonde :
— Pour être libre, il ne faut ni se plaindre ni
tendre la main : il faut arracher, détruire.
Les ouvriers seront les maîtres quand ils formeront
une aristocratie qui lèvera le poing.
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