Éditions PLEIN CHANT

Marginalia






Alfred Capus
Monsieur veut rire
Paris, Paul Ollendorff
1893

UN REPAS EN 1900



Grand restaurant du boulevard, sept heures et demie du soir. Consommateurs, garçons, maîtres d'hôtel, conférences entre les maîtres d'hôtel et les clients. Bruits de  conversations.
Entre un monsieur excessivement correct, habit noir, cravate noire, monocle. Il avise une table inoccupée et s'y installe. Un maître d'hôtel s'avance lentement vers lui.

LE  MAÎTRE D'HÔTEL
Monsieur sait-il ce qu'il va manger ?
LE MONSIEUR, léger accent étranger.
Pas encore, donnez-moi la carte.
Il indique les plats qu'il faut lui servir.

LE MAÎTRE D'HÔTEL.

Et le vin, Monsieur ? Je vais appeler le sommelier.

LE MONSIEUR.
Il hésite.

LE SOMMELIER, approchant.

Margaux, Léoville ? ou du Bourgogne ?

LE MONSIEUR, se décidant.

Non, de l'eau, une bouteille d'eau.

LE SOMMELIER.

Eau de Vals, eau d'Orezza, eau de Bussang ?

LE MONSIEUR.

Pas de l'eau minérale, de l'eau pure.

LE SOMMELIER.
Il ne peut se défendre d'un léger tressaillement.

Une bouteille d'eau pure !

 LE MONSIEUR, ferme.

Oui.

 LE SOMMELIER, le dévisageant, à part.

Il a l'air comme il faut, c'est vrai, mais il y a tant d'intrigants ! (Répétant.) Nous disons donc, une bouteille d'eau pure ?

 LE MONSIEUR.

Est-ce que vous n'en avez pas ?

LE SOMMELIER.

Oh ! si, il en reste quelques bouteilles. (À part.) Je vais en parler au patron, je ne veux pas prendre la responsabilité de servir une bouteille d'eau pure à quelqu'un que je n'ai jamais vu. Il ne sait peut-être pas ce que ça coûte.

Il se dirige vers le patron du restaurant et lui fait part de la commande du client.

LE PATRON, stupéfait, mais à voix basse.

Vous êtes certain ?

LE SOMMELIER.

J'ai bien entendu, je le lui ai fait répéter trois fois.

LE PATRON, interrogeant sa femme qui est à la caisse.

Que faut-il faire ?

 LA PATRONNE, aigre.

Tu feras ce que tu voudras. Naturellement, il est impossible de faire payer d'avance, ni de demander à ce monsieur s'il a de l'argent sur lui. C'est encore une addition qui va nous rester probablement sur le dos.

 LE PATRON, prenant une résolution.

Tant pis ! les affaires sont les affaires, je vais lui parler moi-même à ce monsieur. (Il se dirige vers le client.) Mon sommelier vient de me dire, Monsieur, que vous désiriez une bouteille d'eau pure. Je vous demande pardon d'insister et je vous en fais toutes mes excuses. Vous n'ignorez pas qu'il ne reste peut-être pas en tout cent véritables bouteilles d'eau pure ; j'en ai une trentaine en cave et je ne pourrai jamais renouveler ma provision. C'est pourquoi je ne les marque même pas sur la carte et je suis obligé de les vendre un peu… cher. On ne m'en a pas demandé depuis un an.

 LE MONSIEUR, qui a saisi l'intention du patron, avec bonhomie.

Mais je comprends parfaitement.

Il tire son portefeuille de sa poche, comme pour chercher quelque chose,
et laisse apercevoir plusieurs billets de mille francs.

LE PATRON, rasséréné.

Je vais avoir l'honneur de vous servir moi- même.

Il fait un signe au sommelier et descend à la cave avec lui. Cinq minutes après, il revient avec un de ces petits paniers en osier qui servent à présenter les vins précieux. Il le pose sur la table du client avec une foule de précautions qui attirent l'attention des voisins. Chuchotements. Regards.

LE MONSIEUR.

De quelle année ?

LE PATRON.

De 1893, Monsieur. Çà a été pour l'eau une année analogue à celle de la comète pour le Bourgogne. Il y en a eu très peu, mais elle a été excellente. Savez-vous, Monsieur, qu'à cette époque-là, on avait de la très bonne eau pour trois ou quatre francs la bouteille ?

LE MONSIEUR.

On me l'a dit, en effet, et je me le rappelle vaguement.

LE PATRON, le regardant.

Monsieur est bien jeune. Mais mon père m'a raconté plusieurs fois que dans son enfance l'eau pure a été un moment pour rien. Il a même connu des gens qui en usaient pour la toilette et qui en buvaient couramment à table. Comme tous ces souvenirs nous vieillissent !

LE MONSIEUR.

D'où vient celle-ci ?

LE PATRON.

D'une petite rivière qui existait, il y a quelques années, dans un département voisin de Paris, et qui s'appelait l'Avre. Le Conseil municipal l'avait fait venir à grands frais. Elle a été rapidement tarie, comme vous le comprenez bien. On a pu en mettre quelques bouteilles de côté et c'est une de ces bouteilles que je vais avoir l'honneur de déboucher devant vous.

En finissant ce discours, le patron n'a pu s'empêcher d'élever la voix. Tous les consommateurs du restaurant l'ont entendu, ce qui occasionne une certaine  rumeur.

UN CLIENT, à sa femme.

Tiens ! ma bonne amie, nous avons de la chance pour une première fois que nous venons ici. Nous allons voir un monsieur qui a les moyens de boire une bouteille d'eau pure de l'année 1893.

LA FEMME.

Y en a-t-il de ces fortunes !

LE CLIENT.

Je ne suis pas fâché d'avoir assisté à ça. Je le raconterai mercredi prochain.

UNE JEUNE DAME, à un monsieur d'un certain âge.

Ce n'est pas vous qui me paieriez de l'eau pure ! Je vous l'ai pourtant demandé assez souvent.

LE VIEUX MONSIEUR.

Et mon conseil judiciaire, qu'est-ce qu'il dirait ?

LA JEUNE DAME, entre ses dents.

Vieux pingre !

LE VIEUX MONSIEUR.

À la mort de mon oncle, je vous en offrirai une bouteille pour votre fête.

LE PATRON, au riche monsieur.

Je tiens à vous la verser, permettez.(Il s'en acquitte avec un recueillement religieux. Vive émotion dans l'assistance.) Monsieur va la boire en mangeant ?

LE MONSIEUR.

Mais oui.

LE PATRON.

Je n'ai pas de conseils à donner à Monsieur, mais il me semble qu'il serait préférable de commencer avec du vin. Monsieur pourrait prendre du Château-Léoville après le potage, du Château-Laffitte avec l'entrée, et garder l'eau pour le rôti.

LE MONSIEUR.

Vous avez raison.

Il continue son repas d'après ces saines règles de gastronomie. Le patron s'éloigne guilleret.

LE PATRON, il approche d'une des tables du restaurant où dîne un journaliste bien connu.

Vous avez vu, hein ?

LE JOURNALISTE.

Parbleu !

LE PATRON.

Vous allez faire un petit article ?

LE JOURNALISTE.

Vous pouvez le croire. J'ai déjà pris des notes. Voulez-vous voir le commencement ? (Lisant à voix basse.) « Paris est toujours la ville préférée des grands seigneurs de tous les pays. Hier, le possesseur d'une des plus grandes fortunes de l'Europe, et que nous ne nommons pas par un sentiment de délicatesse que tous nos lecteurs apprécieront, a dîné dans un des restaurants de nos boulevards. Il n'a bu que de l'eau pure tout le long de son repas. Inutile de décrire la curiosité de tous ceux qui assistaient à ce curieux spectacle. Le patron du restaurant, un des maîtres de la gastronomie française, comme l'on sait, avait composé lui-même un menu digne de cette luxueuse boisson. Ajoutons que le montant de l'addition aurait suffi à nourrir une famille entière pendant un an. »

LE PATRON.

Je crois que ce sera une bonne réclame.

LE JOURNALISTE.

Surveillez-le, pour me dire quand il s'en ira.

LE PATRON.

Pourquoi ?

LE JOURNALISTE.

J'irai immédiatement l'interviewer. Savez- vous qui ça peut-il être ?

LE PATRON.

Je crois que c'est le prince de Galles.



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