TRÈS-SCIENTIFIQUE BAVARDAGE
D'UN ABONNÉ DU MERCURE,
Qui délayera de grandes
Questions, et apprendra aux siècles à venir ce qu'on
fait quand on dort.
A MESSIEURS LES BUVEURS D'EAU
DOUCE
DU CAFÉ DU BON M. JOSSERAN ;
S A L U T.
Bien des gens s'imaginent
qu'il est très-facile de répondre aux questions les
plus simples : cependant, on doit remarquer
qu'il n'y a jamais eu que les grands hommes et les
buveurs d'eau ou de limonade, qui
aient pu les résoudre d’une manière
précise.
Qu'on dise après cela comme Itobad (1),
que ce n'est rien que de deviner une Enigme, de
décomposer un Logogryphe, de trouver les deux termes
d'une Charade, et d'atteindre à l'apogée de son
tout. Il suffit d'être doué du sens commun le plus ordinaire, pour
hausser les épaules à une pareille absurdité.
En effet, qu'on lise le
Discours sur les Enigmes du grand Cotin ; la
sublime Dissertation de Gayot de Pitaval sur le même
sujet ; les Lettres savantes, très-savantes,
insérées dans les Mercures de 1678 et 1763 et
autres ; l'on pourra se former une opinion
juste et précise sur cette partie essentielle de
notre littérature, et qui occupe, avec raison, tant
de saines et doctes (2) cervelles en France.
Pour moi, mes frères en eau,
qui, pour plaire à mon siècle, travaille depuis dix
ans trois mois quatre jours à l'Histoire du Goût et
des Mœurs du siècle, et que je compose toute en
Enigmes et Logogryphes ; histoire que je
tremble bien de ne jamais finir, tant le champ en est
vaste ; je soutiens à outrance envers et contre
tous (ose relever le gant qui voudra), qu'il y
a cent fois plus de mérite à deviner une Enigme qu'à
mesurer la profondeur des Cieux, qu'à déterminer le
cours des Astres, qu’à calculer le retour et le choc
des Planètes, qu’à avoir inventé le système de la
gravitation : ici, il a fallu savoir seulement
cinq et quatre sont neuf, ôtez deux, reste sept ; c'est-à-dire, il
a fallu avoir le mécanisme du calcul sans
génie ; au lieu que pour deviner un énigme,
il faut tout génie, et point de mécanisme.
Si quelque Pyrrhonien
résistoit à LA FORCE DU LEVIER de cet argument, je
puis l'étourdir d'un coup si vigoureux, que s'il
persiste, il n'y a plus qu'à le faire mettre aux
Incurables. —Voici ma preuve.
Qu'en revient-il à tous nos
Newtons de leurs veilles, de leurs travaux, de leurs
calculs sans nombre ? Pour un seul dont on
verra la statue placée au Louvre, mille autres
meurent misérablement à l'hôpital, sans attirer une
seule fois l'attention des gens sensés, qui les
méprisent à juste titre.
Mais quelle différence pour
un homme qui compose une énigme, ou qui la
devine ! Dans le premier cas, occuper tous les
gens raisonnables d'une nation, et d'une nation
Françoise encore ; recevoir mille complimens de
sa pénétration, dans le second : voilà le
tribut que les gens d'esprit vous paient.
Cette Enigme si difficile,
dit-on, ce Logogryphe si compliqué, que nous
cherchions depuis huit jours ; eh bien !
M. Oëdipe l'a deviné, M. Oëdipe l'a décomposé. Bravo !
M. Oëdipe : vous êtes un homme divin, M.
Oëdipe : on vous promènera dans les rues de
Louvain (3) comme le bœuf gras, M. Oëdipe : il
soupera avec nous, M. Oëdipe : oh ! on le
Mercurisifiera, M. Oëdipe.
Une preuve plus complète
encore du mérite qu'il y a de deviner une Enigme, et
une preuve avec laquelle on peut clore la bouche à
tous les grimauds de notre âge, qui ont toujours
leurs siècles anciens à nous opposer, la
voici :
Voyons ! parlez à nous,
Messieurs les Antiénigmatiseurs : dites-nous
quel étoit
le prix proposé à celui qui devineroit (4) l'énigme
du Sphynx, à celui qui dénoueroit le nœud Gordien.
Eh bien ? répondez donc ? mais
répondront-ils ? Je les vois tous bouche
béante, comme des Capucins auxquels on voudroit
faire expliquer leur bréviaire. — Les voilà
pourtant, ces beaux fruits de nature ! ils vous
rient au nez et vous tournent le dos pour toute
réponse… Un mot encore, et j'ai prouvé.
Qu'on ôte du Mercure les
Enigmes, les Logogryphes, les Charades, les
Questions résolutives et les Bouts enrimés ;…
je parie contre qui voudra, que cette planète perd
les trois-quarts de son influence (5).
— Oh ! pour moi, c'est bien décidé ; je me
désabonnerois le lendemain.
[…]
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1.
Itobad (maître d'Ecole et Organiste à
S. Piat, petit village à une lieue de
Chartres) ne connaissoit pas de plus grande
sottise au monde que de faire une énigme, si ce
n'est celle de la deviner ; ce qu'il trouvoit
très-facile et fort bête. Son Curé, grand
énigmatiseur, comme tous ces Messieurs, l'interdit
de ses fonctions. Il fut réhabilité pour un quart
de logogriphe en cent cinquante vers, qu'il fit
insérer dans les feuilles Chartraines, avec
promesse de la suite aux trois prochains numéros.
Voyez les feuilles de Chartres, du 5 novembre 1783
et suivantes. (Le mot étoit Calembourg). [Note de Plein Chant :
Itobad est, au chapitre XIX de Zadig,
celui qui
déclare
n'entendre rien aux énigmes.]
2. « On
aime beaucoup mieux passer en France pour fripon
que pour bête, pour un homme sans mœurs que pour ne
savoir pas deviner une énigme ». Lettres
Juiv. 10e
Lettre, prem. vol.
3. L'Université de
Louvain, fondée par Jean de Bourgogne, duc de
Brabant, et confirmée par une bulle de
Martin V en 1435, propose, dit-on,
annuellement des questions énigmatiques à
résoudre à ses Etudians. Le Benêt qui a le prix,
est promené par la ville avec des trompettes,
des cavalcades, des timballes, des Professeurs,
des Chronographes, des Anagraphes, des romarins,
des tambours ; la Ville est
illuminée ; on tire le canon, et le
Vainqueur est couronné devant l'Hôtel-de-Ville.
Louvain, dit un Géographe, est une grande ville
mal peuplée d'Habitans, mais très-fertile en
chardons, en Ecoliers et en Anes fourrés. Les
François les ont fait braire de la bonne façon
en 1746.
4. La couronne
de Thèbes et la main d'une Reine, devoient être le
prix de celui qui devineroit l'énigme du Sphynx. —
Le nœud qui attachoit le joug au timon du char de
Gordius, roi de Phrygie, étoit tissu si
adroitement, qu'on n'en pouvoit découvrir les deux
bouts : l'empire de l'Asie étoit promis à
celui qui pourroit le dénouer. — On sait comment
Alexandre s'y prit [Note de Plein Chant : en
tranchant
le
nœud, désormais dit gordien, avec
son épée]. Nos devineurs
d'énigmes ne portent pas si loin leurs
prétentions ; ce n'est que pour la gloire
qu'ils travaillent.
5. Tout bien
considéré, qui a plus de torts, ou d'un auteur qui
donne un détestable ouvrage au Public, ou du
Public qui applaudit à l'ouvrage détestable que
lui présente un Auteur ? — Le Public aime les
Charades, les Enigmes, les Bouts- rimés, etc. Le
Mercure, qui a le plus grand intérêt de plaire au
Public, lui donne des Bouts-rimés, des Charades et
des Enigmes. […]
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