Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

27  septembre 2015



Très scientifique bavardage d'un abonné du Mercure


 
On a extrait de L'Âne promeneur (1786 ; pp. 175-179), une satire par l’imprimeur-libraire Antoine Joseph Gorsas, né en 1751, Girondin sous la Convention, guillotiné en 1793 après le saccage de son imprimerie par les disciples de Marat, un passage où l’auteur se moque de la partie récréative du Mercure, – énigmes, charades, logogriphes, bouts rimés. En 1786 Gorsas avait, derrière lui,
Promenades de Critès au Sallon de l'année 1785 (Londres, Et se trouve à Paris Chez les Marchands de Nouveautés, 1785).


l


L'ANE PROMENEUR
ou
CRITÈS
PROMENÉ PAR SON ANE ;

Chef-d'œuvre pour servir d'Apologie au Goût,
aux Mœurs, à l'Esprit, et aux Découvertes du siècle.


A PAMPELUNE,
Chez  Démocrite, Imprimeur-Libraire de son Allégresse Sereinissime
FALOT MOMUS, au Grelot de la Folie.

Et se trouve A PARIS
A VERSAILLES

ET AUX QUATRE COINS DU MONDE.

1786



TRÈS-SCIENTIFIQUE  BAVARDAGE D'UN ABONNÉ DU MERCURE,

Qui délayera de grandes Questions, et apprendra aux siècles à venir ce qu'on fait quand on dort.

 

A MESSIEURS LES BUVEURS D'EAU DOUCE

DU CAFÉ DU BON M. JOSSERAN ;

 

S A L U T.

 

Bien des gens s'imaginent qu'il est très-facile de répondre aux questions les plus simples : cependant, on doit remarquer qu'il n'y a jamais eu que les grands hommes et les buveurs d'eau ou de limonade, qui aient pu les résoudre d’une manière précise.

Qu'on dise après cela comme Itobad (1), que ce n'est rien que de deviner une Enigme, de décomposer un Logogryphe, de trouver les deux termes d'une Charade, et d'atteindre à l'apogée de son tout. Il suffit d'être doué du sens commun le plus ordinaire, pour hausser les épaules à une pareille absurdité.

En effet, qu'on lise le Discours sur les Enigmes du grand Cotin ; la sublime Dissertation de Gayot de Pitaval sur le même sujet ; les Lettres savantes, très-savantes, insérées dans les Mercures de 1678 et 1763 et autres ; l'on pourra se former une opinion juste et précise sur cette partie essentielle de notre littérature, et qui occupe, avec raison, tant de saines et doctes (2) cervelles en France.

Pour moi, mes frères en eau, qui, pour plaire à mon siècle, travaille depuis dix ans trois mois quatre jours à l'Histoire du Goût et des Mœurs du siècle, et que je compose toute en Enigmes et Logogryphes ; histoire que je tremble bien de ne jamais finir, tant le champ en est vaste ; je soutiens à outrance envers et contre tous (ose relever le gant qui voudra), qu'il y a cent fois plus de mérite à deviner une Enigme qu'à mesurer la profondeur des Cieux, qu'à déterminer le cours des Astres, qu’à calculer le retour et le choc des Planètes, qu’à avoir inventé le système de la gravitation : ici, il a fallu savoir seulement cinq et quatre sont neuf, ôtez deux, reste sept ; c'est-à-dire, il a fallu avoir le mécanisme du calcul sans génie ; au lieu que pour deviner un énigme, il faut tout génie, et point de mécanisme.

Si quelque Pyrrhonien résistoit à LA FORCE DU LEVIER de cet argument, je puis l'étourdir d'un coup si vigoureux, que s'il persiste, il n'y a plus qu'à le faire mettre aux Incurables. —Voici ma preuve.

Qu'en revient-il à tous nos Newtons de leurs veilles, de leurs travaux, de leurs calculs sans nombre ? Pour un seul dont on verra la statue placée au Louvre, mille autres meurent misérablement à l'hôpital, sans attirer une seule fois l'attention des gens sensés, qui les méprisent à juste titre.

Mais quelle différence pour un homme qui compose une énigme, ou qui la devine ! Dans le premier cas, occuper tous les gens raisonnables d'une nation, et d'une nation Françoise encore ; recevoir mille complimens de sa pénétration, dans le second : voilà le tribut que les gens d'esprit vous paient.

Cette Enigme si difficile, dit-on, ce Logogryphe si compliqué, que nous cherchions depuis huit jours ; eh bien ! M. Oëdipe l'a deviné, M. Oëdipe l'a décomposé. Bravo ! M. Oëdipe : vous êtes un homme divin, M. Oëdipe : on vous promènera dans les rues de Louvain (3) comme le bœuf gras, M. Oëdipe : il soupera avec nous, M. Oëdipe : oh ! on le Mercurisifiera, M. Oëdipe.

Une preuve plus complète encore du mérite qu'il y a de deviner une Enigme, et une preuve avec laquelle on peut clore la bouche à tous les grimauds de notre âge, qui ont toujours leurs siècles anciens à nous opposer, la voici :

Voyons ! parlez à nous, Messieurs les Antiénigmatiseurs : dites-nous quel étoit le prix proposé à celui qui devineroit (4) l'énigme du Sphynx, à celui qui dénoueroit le nœud Gordien. Eh bien ? répondez donc ? mais répondront-ils ? Je les vois tous bouche béante, comme des Capucins auxquels on voudroit faire expliquer leur bréviaire. — Les voilà pourtant, ces beaux fruits de nature ! ils vous rient au nez et vous tournent le dos pour toute réponse… Un mot encore, et j'ai prouvé.

Qu'on ôte du Mercure les Enigmes, les Logogryphes, les Charades, les Questions résolutives et les Bouts enrimés ;… je parie contre qui voudra, que cette planète perd les trois-quarts de son influence (5). — Oh ! pour moi, c'est bien décidé ; je me désabonnerois le lendemain.

[…]

 

1. Itobad (maître d'Ecole et Organiste à S. Piat, petit village à une lieue de Chartres) ne connaissoit pas de plus grande sottise au monde que de faire une énigme, si ce n'est celle de la deviner ; ce qu'il trouvoit très-facile et fort bête. Son Curé, grand énigmatiseur, comme tous ces Messieurs, l'interdit de ses fonctions. Il fut réhabilité pour un quart de logogriphe en cent cinquante vers, qu'il fit insérer dans les feuilles Chartraines, avec promesse de la suite aux trois prochains numéros. Voyez les feuilles de Chartres, du 5 novembre 1783 et suivantes. (Le mot étoit Calembourg). [Note de Plein Chant : Itobad est, au chapitre XIX de Zadig, celui qui déclare n'entendre rien aux énigmes.]
2.
« On aime beaucoup mieux passer en France pour fripon que pour bête, pour un homme sans mœurs que pour  ne savoir pas deviner une énigme ». Lettres Juiv. 10e Lettre, prem. vol.
3.
L'Université de Louvain, fondée par Jean de Bourgogne, duc de Brabant, et confirmée par une bulle de Martin V en 1435, propose, dit-on, annuellement des questions énigmatiques à résoudre à ses Etudians. Le Benêt qui a le prix, est promené par la ville avec des trompettes, des cavalcades, des timballes, des Professeurs, des Chronographes, des Anagraphes, des romarins, des tambours ; la Ville est illuminée ; on tire le canon, et le Vainqueur est couronné devant l'Hôtel-de-Ville. Louvain, dit un Géographe, est une grande ville mal peuplée d'Habitans, mais très-fertile en chardons, en Ecoliers et en Anes fourrés. Les François les ont fait braire de la bonne façon en 1746.
4.
La couronne de Thèbes et la main d'une Reine, devoient être le prix de celui qui devineroit l'énigme du Sphynx. — Le nœud qui attachoit le joug au timon du char de Gordius, roi de Phrygie, étoit tissu si adroitement, qu'on n'en pouvoit découvrir les deux bouts : l'empire de l'Asie étoit promis à celui qui pourroit le dénouer. — On sait comment Alexandre s'y prit [Note de Plein Chant : en tranchant le nœud, désormais dit gordien, avec son épée]. Nos devineurs d'énigmes ne portent pas si loin leurs prétentions ; ce n'est que pour la gloire qu'ils travaillent.
5.
Tout bien considéré, qui a plus de torts, ou d'un auteur qui donne un détestable ouvrage au Public, ou du Public qui applaudit à l'ouvrage détestable que lui présente un Auteur ? — Le Public aime les Charades, les Enigmes, les Bouts- rimés, etc. Le Mercure, qui a le plus grand intérêt de plaire au Public, lui donne des Bouts-rimés, des Charades et des Enigmes. […]




Dans le livre on trouvait, page 277, le portrait  de Gorsas en trois personnes : Gorsas, Pierrot (nom d'auteur choisi par Gorsas dans deux satires précédentes) et l'âne.




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