Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

22 août 2015

Un songe, par Louis Sébastien Mercier

Les nombreux Songes de Louis Sébastien Mercier (1740-1814) connurent plusieurs éditions. De plus, les recueils ne donnaient pas toujours les mêmes songes. Le songe qui traitait De L'Antiquité, troisième songe d'un recueil en deux volumes (Paris, les Marchands de Nouveautés, 1789), se lit au premier tome, p. 83-86.


     






  





DE L'ANTIQUITÉ.

SONGE III.


   Après avoir lu deux cent pages d’Homère versionné par un moderne, je m’endormis & j’aperçus sous un dôme à moitié démoli, entre quatre pilastres à moitié rongés par le temps, une figure couchée sur de vieux manuscrits. Son œil étoit chassieux ; elle remplissoit de ses larmes des lacrymatoires rangés à côté d’elle.
   C’étoit l’Antiquité ; elle ne pouvoit souffrir ce qui étoit moderne. J’eus tout le temps de contempler ses taches & ses rides : je lui présentai une carte géographique ; elle voulut lire, & n’y comprenant rien, elle fit mine de la déchirer. On tira un coup de canon, elle crut que c’étoit la dissolution du monde ; un ballon vint à passer au-dessus de sa tête, elle la baissa comme s’il alloit l’écraser ; je tirai une étincelle d’une machine électrique, elle se cacha le visage d’effroi & d’étonnement.
    Je voulus néanmoins converser avec elle, & je ne pus pas achever trois phrases ; car elle étoit si ignorante, qu’il falloit lui expliquer les premiers principes de l’astronomie, de la géographie, de la chimie.

   Malgré sa crasse ignorance, elle soutenoit que les hommes d’autrefois avoient bien plus d’esprit que ceux d’aujourd’hui. Pour toute réponse, j’allai cueillir des fruits qui pendoient à quelques arbres voisins ; je les lui présentai, elle les mangea, & elle fut forcée d’avouer que les pommes n’étoient pas meilleures autrefois qu’elles ne sont aujourd’hui.
  Tout l’émerveilloit, les choses les plus communes ; c’était une vieille enfant à qui il falloit tout apprendre ; elle ne savoit rien : elle pressoit amoureusement contre son sein quelques poètes & quelques orateurs, puis elle s’affligeoit de toutes les découvertes modernes.
   Tout à coup une foule d’hommes à la physionomie dure l’environnèrent & se mirent à lui voler des lambeaux de sa robe ; ils tirailloient ces lambeaux, & parés de ces vols, ils se croyoient plus riches & plus magnifiques : une fureur aveugle les transportoient contre les modernes ; ils ne vouloient parler qu’un idiôme étranger. Je leur présentai quelques morceaux de sucre, ils en mangèrent, & firent une longue & lourde dissertation en faveur du miel.
   Comme il me fut impossible de converser avec l’Antiquité, cent fois plus ignorante qu’une vieille nourrice, & qu’elle ne savoit qu’injurier nos écrivains, pour punir cette radoteuse, je mis devant elle tous les instrumens d’un cabinet de physique, je fis apporter une presse, & à chaque coup de piston, je lui disois, devine cela. Malgré sa prétendue sagacité, la vieille ne put rien deviner, pas même le jeu de la montre que je faisois sonner en l’approchant de son oreille durcie : elle passa de la fureur à une profonde affliction, & elle se mit à répandre des larmes en si grande abondance, qu’elle se dessécha tout-à-fait, & n’offrit plus bientôt que des ossemens immobiles.
   Alors une foule d’hommes noirs vinrent baiser respectueusement son cadavre, & soutinrent qu’il étoit plus frais & plus vermeil que celui d’une jeune fille de dix-sept ans ; je les laissai caresser le squelette, & moi j’allai coucher avec la fille aux trois lustres & demi.
   Chacun fut content ; mais il me parut qu’à la mauvaise humeur des amoureux du squelette, ils n’avoient pas les mêmes jouissances qu’ont ceux qui préfèrent la fraîcheur de la jeunesse aux vieilles têtes pelées.

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Au chapitre « Des jugemens littéraires » (Mon Bonnet de nuit, Lausanne, 1785, t. III, p. 206), Sébastien Mercier avait déjà comparé la littérature de l'Antiquité et la contemporaine, affichant clairement ses préférences.





Il y a infiniment plus de génie, de sensibilité, de vues & de profondeur dans la Clarisse de Richardson, que dans l’Enéide de Virgile : ce dernier ouvrage est au fond un mauvais roman, sans invention & sans plan, écrit en vers superbes. Il faut s’arrêter sur les détails pour pardonner à l’ensemble & à la pauvreté des caracteres. Ces détails sont pleins de vie ; mais ils parlent plus à l’imagination poétique, qu’au sentiment & au cœur de l’homme. Clarisse entrant en comparaison, est un ouvrage neuf & de création : ces caracteres grands & variés ; le pathétique des situations, la profondeur des détails, la vérité, le but moral, la liaison de toutes les parties, tout prouve que la tête de Richardson étoit bien supérieure à celle de Virgile.
    L’un flatte mon oreille de sons harmonieux & m’étale les ressources d’une longue facture de vers, sonores & majestueux : mais c’est l’autre qui ouvre tous les trésors secrets de ma sensibilité, qui me fait oublier que je tiens un livre, qui m’émeut, qui me transporte, qui me porte au bien, en me faisant verser des larmes délicieuses.
   Quand Virgile m’aura donné des sensations aussi profondes, alors je l’estimerai autant que Richardson ; mais qu’il en est éloigné ! que sa Didon si vantée est loin de Clémentine ! que celui-ci est autrement peintre de tout ce qui se passe de caché dans les replis du cœur d’une amante.



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