Éditions PLEIN CHANT
Marginalia


  


Un héros légendaire
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La littérature de colportage s'est épanouie en se nourrissant des aventures du bandit Cartouche. Terrifiant, certes, parce qu'il tuait, Cartouche plaisait par son habileté à narguer la police. Les livrets vendus par les colporteurs l'ont présenté à tort comme un élève, à Paris, du collège de Louis-le-Grand (l'ancien collège de Clermont), car il n'a reçu aucune instruction. Cependant, tout illettré qu'il fût, il a trouvé une place dans le territoire littéraire, et sous des formes différentes, dans la littérature populaire, dans deux comédies, dans un chant épique burlesque, Le Vice puni, ou Cartouche.

À gauche : Cartouche, Abbeville, 1847.
À droite : une affiche de librairie (Fayard).


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CARTOUCHE

La fin de sa vie, mais non de sa légende


Ouvrages principaux cités :
Chronique de la Régence et du règne de Louis XV… ou Journal de Barbier (Paris, Charpentier, 1857), t. I.
Le Vice puni, ou Cartouche, poëme. Nouvelle édition, revue, corrigée, et augmentée par l’Auteur. Imprimé à Anvers, & se vend à Paris, chez Pierr[e] Prault, 1725.


En octobre 1721, à Paris, « On a trouvé un homme avec les parties coupées qu’on lui avoit mis dans la bouche, le nez coupé et le ventre ouvert dont toutes les entrailles sortaient » (Chronique de la Régence… ou Journal de Barbier, Charpentier, 1857, t. I, 10 octobre 1721, p. 163 ; désormais cité Journal de Barbier). La victime, Jean Lefevbvre (Lefèvre) avait vingt et un ans. Cartouche, l’assassin – aidé d’un certain Duchâtelet qui ensuite le dénonça – fut arrêté quelques jours plus tard et enchaîné dans un cachot du Grand Châtelet. Depuis quelques années, Louis-Dominique Cartouche, né en 1693, était une légende vivante. Voleur, assassin, chef d’une troupe nombreuse – les cartouchiens – il fit régner la terreur dans Paris pendant quatre ans. Journal de Barbier, 15 octobre 1721 : « Grande nouvelle à Paris ! J’ai parlé ci-devant d’un nommé Cartouche, fameux voleur, que l’on cherchoit partout et que l’on ne trouvoit pas. On croyoit que c’étoit une fable ; son existence n’est que trop réelle pour lui : ce matin [en réalité, ce fut la veille, le 14], à onze heures, il [Cartouche] a été pris » (p. 163). Plus loin, p. 165 : « Le peuple le croit un peu sorcier ; mais pour moi, je crois que la fin de sa sorcellerie sera d’être rompu vif ». Barbier voyait juste : Cartouche fut condamné à la roue et exécuté en place de Grève le 28 novembre 1721.
Le jeudi 27 novembre 1721, mis à la question, il refusa d’avouer ses crimes sous la torture, dite des brodequins, qui consistait à mettre les jambes de l’accusé entre deux planches liées entre le genou et les chevilles, puis à en faire craquer les os. Le lendemain 28, après avoir dénoncé le jour même la plupart de ses complices (il y en avait, disait-on, trois cent soixante-six, hommes et femmes), il fut roué vif en place de Grève à deux heures de l’après-midi. Jusqu’au bout, il prit soin de se monter désinvolte, et lorsque le jour de l’exécution on lui proposa du café au lait, « Il dit que ce n’étoit pas sa boisson et qu’il aimeroit mieux un verre de vin avec un petit pain » (Journal de Barbier, p. 175).
Peu de jours après la mort de Cartouche, une biographie romancée parut chez un éditeur de littérature de colportage : Histoire de la vie et du procès du fameux Louis-Dominique Cartouche (Montbéliard, Librairie de Deckherr frères). Le même texte reparut, daté de 1722, intitulé plus brièvement Histoire de la vie et du procès de Louis Dominique Cartouche…, troisième édition (La Haye, chez Jean Heaulme Libraire), augmenté de quelques lignes après la conclusion : « On n’a pû recueillir que ceci des memoires qu’on avoit actuellement ; & on a crû faire plaisir au public curieux de la Vie de Cartouche, de lui en donner d’abord cet essai. On espere que l’on pourra ramasser de nouvelles particularitez, & l’on promet d’en faire aussitôt un recueil qui sera joint à cet ouvrage, en forme d’addition, ou de supplement ». L’Histoire de la vie et du procès sera complétée après 1755, date de l’exécution de Mandrin, roué vif lui aussi, mais à Valence, dans le Dauphiné, par un Dialogue entre Cartouche et Mandrin, Où l’on voit Proserpine se promener en Cabriolet dans les Enfers (Lille, chez Henry, libraire, s.d.). Dans ce texte humoristique, Mandrin s’entend proposer, aux Enfers, par Cartouche, d’être amis. À quel titre ? demande-t-il. Réponse de Cartouche : « À titre de coquin », et tous deux s’affrontent en rivaux. À Mandrin qui vient d’affirmer « Vaut mieux être Brigand que Filou », Cartouche rétorque : « Erreur, Monsieur Mandrin, erreur ; une ingénuité subtile l’emportera toujours au jugement des gens de goût, sur une violence effrénée » (p. 94). Fernand Fleuret, dans l'introduction à son Cartouche et Mandrin, d'après les Livrets de Colportage avec des images populaires (Paris, Firmin-Didot et Cie, 1932), reprise dans De Ronsard à Baudelaire (Paris, Mercure de France, 1935) sous le titre « Cartouche, Mandrin et la littérature de colportage », révèle que l’Histoire de la vie et du procès… fut reproduite vingt fois, de 1822 à 1862.
En 1857, l’année du premier volume du Journal de Barbier, B[arthélemy] Maurice – il signait B. Maurice – publia au rez-de-chaussée du Figaro une étude sur Cartouche pour laquelle il avait relu toutes les pièces officielles du procès, ce qui lui permit d’énumérer les nombreuses erreurs ou inventions des livres de colportage. Étendue sur plusieurs semaines, du 21 mai au 25 juin, l’étude, une fois augmentée, devint en 1859 un livre, Cartouche, histoire authentique, recueillie pour la première fois d'après divers documents de l'époque contenant la comédie de Cartouche, par M. A. Legrand, représentée en 1721 (Paris, Jules Laisné). Fernand Fleuret utilisera ce livre pour composer l’introduction citée plus haut.

   


CARTOUCHE
 
ros de deux comédies


La comédie de Legrand (Marc-Antoine Le Grand ou Legrand), redonnée par Barthélemy Maurice en 1859, désignait une comédie en prose, Cartouche ou les Voleurs, représentée à la Comédie-Française pour la première fois le mardi 21 octobre 1721, alors que Cartouche était emprisonné depuis cinq jours. Journal de Barbier, p. 167 : c’est une « petite pièce assez gentille faite par Le Grand, comédien. Il y va un monde étonnant. Au surplus, les gens de bon sens trouveront fort mauvais qu’on laisse représenter sur le théâtre un homme qui existe réellement, qui est interrogé tous les jours et dont la fin sera d’être roué vif ; cela n’est point séant ». La veille, on avait donné au Théâtre du Palais-Royal, Arlequin Cartouche, par Louis (Luigi) Riccoboni. Arlequin « qui est fort souple et bon acteur, fait cent tours de passe-passe » (Journal de Barbier, p. 166). Arlequin Cartouche ne fut pas imprimé, car le texte de ces représentations n'était qu'un canevas sur lequel les acteurs improvisaient, mais Cartouche ou les Voleurs le fut, en décembre 1721 à Paris (Jean Musier), et en 1722 à Lyon (imprimerie d'A. Molin). Commentaire de Barbier (Journal de Barbier, p. 179) sur la publication : « La petite comédie de Cartouche est imprimée, pour comble d’impertinence ; je l’ai achetée avec l’arrêt des Rompus [roués] pour servir de pièces justificatives des sottises de ce pays-ci ».

Pour écrire sa comédie, Legrand s’était informé à la source, puisqu’il avait rendu visite à Cartouche lui-même. De cette entrevue, on a deux comptes rendus, celui de Mathieu Marais et celui d’Edmond-Jean-François Barbier.

Journal et Mémoires de Mathieu Marais…,
publiés… par M. de Lescure,
Paris, Librairie de Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1864, t. II, pages 198 et 199 :

« 26 novembre [1721]. – Ballagny (dit Capucin) […] a révélé qu’un jour on le fit sortir de sa prison avec Cartouche et d’autres, du temps qu’ils étoient au Châtelet ; qu’on les mena dans une chambre haute où il y avoit un lit vert ; qu’il s’y trouva plusieurs hommes, en belles perruques et habits galonnés, qui s’adressèrent à eux et leur demandèrent, en présence du lieutenant criminel et du procureur du Roi qui y étoient, s’ils n’avaient pas entre eux un jargon ou argot, et s’ils ne chantoient pas certaines chansons. Ils en convinrent. Ils dirent plusieurs mots de leur jargon et chantèrent des chansons que Cartouche dit avoir faites et qui étoient très-jolies. Le lieutenant criminel dit que c’étoit dommage qu’un si bel esprit se fût adonné à voler. Il y avoit du vin sur une table, et l’on buvoit ; le vin manqua et on en alla quérir d’autre, et cela finit par de l’argent que ces messieurs donnèrent aux prisonniers qui en firent bonne chère le soir. Or ces messieurs étoient les Comédiens françois qui vouloient avoir ces chansons et cet argot pour mettre dans une comédie, qui a été scandaleusement jouée sur le théâtre sous le titre de Cartouche, ou les Voleurs ».

Les « Comédiens Français » étaient deux acteurs de la Comédie Française, l’auteur de la pièce, Legrand et Jean-Baptiste-Maurice Quinault (1687-1745), fils aîné du comédien Jean Quinault, dit Quinault aîné.

Un mois plus tard, Barbier rapportait, le 20 décembre (p. 177), de manière quelque peu différente, que Cartouche et Balagny déclarèrent
« que M. le lieutenant criminel et M. le procureur du Roi, qui dînoient tous les jours au Châtelet, pendant l’instruction [du procès de Cartouche], vinrent, la serviette sur le bras, dans la chambre où étoit Balagny, accompagné de Le Grand, comédien, qui a fait la comédie de Cartouche, et de Quinault, comédien, qui faisait Cartouche, que là, on fit faire mille tours et plaisanteries à ces voleurs, et qu’on leur demanda leur argot. Voilà tout ce dont il est question, car il ne s’agit point d’argent ».

Mis en appétit par son entretien avec Legrand, Cartouche « pensa s’aller voir voir jouer lui-même », écrivait Barbier, à la Comédie Française. Il s’échappa de sa prison pour assister à la première représentation de Cartouche ou les Voleurs, mais il fut repris : « Il n’est plus dans le cachot, il est dans une chambre où il est garotté extraordinairement. […] il est de grand sang-froid, et badine d’un air léger avec les magistrats qui l’interrogent » (Journal de Barbier, octobre 1721, p. 167). Cartouche ne se vit pas tel qu’un comédien l’avait représenté sur la scène de la Comédie Française, mais le public, se comporta, à l'occasion de la mise à mort comme un public de théâtre. Depuis la veille de l'exécution, « on ne faisoit qu’amener du monde dans des fiacres, et la Grève étoit toujours pleine de gens qui attendaient » (Journal de Barbier, novembre 1721, p. 175). Racot de Grandval, Le Vice puni ou Cartouche (1725), chant XIII, p. 99 :

Mais pourrai-je nombrer les foules acouruës,
Que le vaste Paris dégorgea de ses ruës !

Combien de Gens on vit venir de toutes parts,

Confondre sur lui seul leurs avides regards !

Après sa mort, Cartouche fut encore exhibé, hors littérature. Le valet du bourreau avait reçu l’ordre de l’enterrer, mais il garda le cadavre chez lui, pendant plusieurs jours, pour le montrer au public – en échange d’un sou. « C’est une chose incroyable que l’avidité avec laquelle chacun couroit à ce spectacle » (Histoire de la vie et du procès du fameux Louis-Dominique Cartouche…, Lille, s.d., p. 86).





CARTOUCHE-RACOT DE GRANDVAL,

la langue admise et l'argot


Les citations détournées

Après sa mort, Cartouche apparut dans Le Vice puni, ou Cartouche, un poème en treize chants. Bien que Barbier (l’auteur du Dictionnaire des ouvrages anonymes) et Quérard (La France littéraire) eussent mentionné une première édition de 1723, Cartouche et le Vice puni (et non Le Vice puni ou Cartouche), on cite généralement comme première édition Le Vice puni, ou Cartouche, poëme, s.d., à demi anonyme seulement, car le poëme avait pour adresse (fausse), Anvers, chez Nicolas Grandveau (entendre : Grandval), ruë des Rats, à l’enseigne du Clavecin – Grandval jouait du clavecin et composait de la musique, des cantates, des airs à boire, et il finira sa vie en organiste à Saint-Eustache. Puis on eut, la même année, une édition datée : Le Vice puni, ou Cartouche, poëme. Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée par l’Auteur, Imprimé à Anvers (c'est faux, dit le catalogue de la BnF), & se vend à Paris, chez Pierr (lire : Pierre) Prault, Quay de Gesvres, au Paradis, 1725. Avec permission. On citera désormais cette seule édition. En 1726, le e de Pierre Prault réapparut : Le Vice puni, ou Cartouche, Poëme. Nouvelle édition. Plus belle, plus correcte, & augmentée par l’Auteur ; avec des Figures convenables à chaque Chant, dont les desseins ont été faits sur les Lieux où Cartouche s'est le plus signalé. D’autres éditions suivront. On cite pour son adresse allusive, daté de 1726, Le Vice puni, ou Cartouche. Poëme. Paris, chez Bonaventure De la Roüe, place de Greve à l'Enseigne de la Potance.



L’auteur, Nicolas Racot (ou Ragot) de Grandval (ou Granval), né en 1676, mort en 1753, appelé Grandval le Père pour le distinguer de son fils, acteur de la Comédie-Française, Charles-François (1710-1784), a écrit selon plusieurs genres littéraires. Une de ses pièces, postérieure au Vice puni, L’Appareilleuse (1740) – un nom respectable pour  maquerellefut publiée dans le Théâtre gaillard (nombreuses éditions à partir de 1776) ; on lui attribuait La Comtesse d’Olonne (1738), une pièce traitant de l'amour du comte de Guiche pour son giton, Manicamp, quand on ne l’avait pas donnée à Bussy-Rabutin ou à Corneille Blessebois. Ces deux pièces furent recueillies dans Bernard Villeneuve, Le Théâtre d’Amour au XVIIIe siècle, Paris, Bibliothèque des curieux, 1910. Des parades, non signées, dues à son fils et à lui-même – à Vadé également – furent publiées dans le Theatre de campagne ou les Debauches de l'esprit. On le dit avoir commencé par être comédien ambulant, mais ce fut en musicien qu’il publia sous son nom un Essai sur le bon goust en musique (Paris, Pierre Prault, 1732, in-12, 80 pages). On passe quelques œuvrettes pour signaler – à cause de la réapparition subreptice de Cartouche – l'Almanach des proverbes pour l'année 1745, composé, supputé & calculé exactement par le Scientifique Docteur Cartouchivandeck, Astronome privilégié suivant les Astres (Anvers, à l’Enseigne des Rats). L’ouvrage était précédé par une Préface qui n’est point une Préface, composée d’une soixantaine de vers monorimes – la rime étant, on s’en doute, le son -ace. Il récidivera l’année suivante.

Le Vice puni imitait sur le mode dérisoire l’Odyssée et l’Énéide, ainsi le premier vers du premier chant, « Je chante les combats et ce fameux Voleur », paraphrasait le premier vers de l’Énéide : Arma virumque cano (je chante les combats et le héros), et cela par l'entremise de Voltaire qui avait commencé la Henriade par : « Je chante ce héros qui régna sur la France ». Coup double ! Fernand Fleuret définissait parfaitement Le Vice puni, selon lui, un « poème burlesque, poissard et parodique » (« Cartouche, Mandrin et la littérature de colportage » (De Ronsard à Baudelaire, p. 204). Le terme « parodique » venait du principe d’écriture adopté par Grandval qui, tout en utilisant une versification traditionnelle – alexandrins, césure à l’hémistiche, alternance de rimes masculines et féminines – violait l’impératif de toute écriture : construire des phrases neuves, jamais lues. Le texte était truffé de vers ou de fragments de vers empruntés çà et là ; bon prince, il avait signalé ces emprunts par l’italique, sans aller jusqu’à donner titre ou auteur.



Il devait sourire en coin, écrivant dans « L’auteur au Lecteur » : « j’aurois crû, ami Lecteur, te faire injure de citer les endroits d’où je les ai tirés ».
Ces emprunts viennent de toutes sortes d’auteurs : Racine (Phèdre, Mithridate, Andromaque), Pierre Corneille (Horace, Le Cid), Thomas Corneille (« Ces Cadets la plupart », p. 37, se lit dans Le Geôlier de soi-même), Boileau, Molière (Les Femmes savantes, L’École des maris), Voltaire (La Henriade, Mariamne, Alexandre), mais aussi Desmarets de Saint-Sorlin (p. 20, le vers « Conduisois par le Ciel… » se trouve dans Les Visionnaires), Mathurin Régnier (p. 88, « Quand le Mari de Rhée… », un vers cité par Boileau), Saint-Amant (p. 77, les deux vers, « Du vin… à la santé du Diable », viennent de « Caprice »), Champmeslé (p. 43, « La balle me passa rasibus de l’oreille » a pour origine Le Parisien, IV, 2). On lit des bribes de Scarron, ainsi au chant IV, p. 24 :

Je me rappelle encore ces boules assassines,
Ces deux mondes jumeaux, amoureuses collines,

Le vers et demi est de Scarron (L’héritier ridicule, III, 3), mais bouleversé, car on lit dans la pièce :

                           Qu’on me donne un Fauteuil,
D’où je puisse aisément faire la guerre à l’œil,
Sur ces tetons de lait, amoureuses collines ;
Ces deux mondes jumeaux, ces boules assassines

Scarron encore (p. 60, « Je pensois bien avoir trouvé la pie au nid » vient de Jodelet maître et valet), et Houdar de La Motte (p. 73, « Formons d’aimables jeux, laissons-nos enflammer ; / Il n’est permis ici que de rire & d’aimer » ces vers viennent de L’Europe galante, L’Italie, quatrième entrée, scène seconde).
Au chant VI, p. 43, 14 vers se suivent, en italique ; ils appartiennent tous à une description de la Discorde par Pétrone (dans le
Poëme de Pétrone sur la guerre civile entre César et Pompée), traduite en français, mais les sept premiers viennent d’un passage, les sept suivants d’un autre.
Au chant IX, p. 66, les vers :


« Eure le redoutable, Aquilon le neigeux,
Et l’humide Afriquain, plus que tous orageux,
Changent l’Azur poli des humides campagnes
En Rochers écumeux, en bruyantes Montagnes »

viennent d’une traduction de l’Énéide, par Jean Regnault de Segrais, mais la suite

Ils accourent en foule, & ce gros bataillon
Eleve jusqu’au Ciel un épais tourbillon
 »

vient d’un autre passage de cette même traduction.

Page 90 (chant XI), deux vers en italique (sauf un mot) se suivent, mais ils appartiennent à deux pièces différentes, qui plus est à deux auteurs souvent opposés l’un à l’autre :

Tien, tien voilà le coup que je t’ai reservé (Andromaque)
Va dedans les enfers joindre tes Camarades. (Horace)

Voici les deux vers de Corneille :

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

Au chant IV, on lit, p. 24 :

Le Destin de Cartouche est de suivre le Vice ;
Mais son cœur étoit fait pour aimer la Vertu.


Les mots en italique viennent de la tragédie en musique de Philippe Quinault, Thésée, au cours de laquelle (II, 1) Medée dit d’elle-même :

Le destin de Medée est d’être criminelle ;
Mais, son cœur étoit fait pour aimer la vertu.

Loin de se manifester en cuistre ou en pédant, Grandval joue avec le langage, parfois de manière très moderne, montrant un humour spécifiquement linguistique. Peut-être parce qu’il était musicien, il se montre sensible à la sonorité des mots et au rythme des vers ; page 62, il cite un vers, dont on ne sait s’il était drôle dans l’esprit de son auteur, Thomas Corneille (Dom Bertrand de Cigarral, V, 12), mais qui le devient, une fois sorti de son contexte : « J’y pense, j’y repense & plus que tu ne penses ». Page 97, Grandval fait sourire sinon rire en écrivant : « L’Exemt qui l’arrêta recule épouvanté ». Racine avait écrit « Le flot qui l'apporta recule épouvanté », mais la disproportion entre le sentiment tragique suscité par les vers de Phèdre et la médiocrité besogneuse d’un exemt ne peut pas ne pas faire sourire le lecteur du Vice puni.

Au chant X, p. 77, Grandval se laisse aller à ce goût de faire sonner des mots en répétant une syllabe identique :

« Répons-moi, sans tarder, cher cœur, & nous hâtons.
Tonton ? Titon tantôt t’a tâté tes tetons. »

Peut-être imitait-il une ritournelle du genre de « ton thé tentant ta tata et ta tata tentée [etc.] », mais peut-être le seul plaisir de la répétition lui a-t-il fait écrire ce vers. D’ailleurs, il continuait, un vers plus loin :

« Si… non… si fait… non fait… ; mais voyez l’insolence !
Si si si si si si pour la sixième fois.
Non non non non non non, non pour la septiéme… ouais ! »


L’argot de Ragot (de Grandval)

Montrer sa culture classique est banal, même si l’on se laisse aller à jouer avec les mots, mais s’exprimer en argot dans un poème en vers, serait-il burlesque, c’est plus surprenant et même – délibérément – choquant. Grandval (chant III, p. 19) fait parler le père de Cartouche qui, contaminé par son fils, emploie un verbe emprunté à l’argot, qui s’intègre tout naturellement dans un discours tenu en alexandrins classiques :

Mon Fils se faisoit grand : dès sa quinziéme année
Il fit voir qu’il avoit l’ame noble & bien née ;
Il jaspinoit Argot encor mieux que François

Legrand, déjà, dans Cartouche ou les Voleurs, avait employé des mots d’argot (appris de vive voix lors de l’entrevue officielle ?), ainsi dans le discours de Cartouche à ses complices, acte I, scène 3 : « Resterons-nous dans Paris ? Irons-nous battre l’antife sur le grand trimar ? » Une note est là pour nous éclairer : « Termes d’argot, pour dire aller sur le grand chemin ». Dans une conversation entre les voleurs, on entendra encore cinq ou six termes argotiques, mais ils ne sont là que pour la couleur locale. Grandval, au contraire, fait du Vice puni un réservoir de mots d’argot, – emplissant ainsi les linguistes de joie, mais aussi de perplexité : est-ce de l’argot ? Du jargon ? Dans la nouvelle édition de 1726, il donne, à la fin, deux dictionnaires : Argot-François et François-Argot : la joie des linguistes augmente encore, mais le lecteur ordinaire se demande à quoi rimait ces dictionnaires, dans l’esprit de Grandval. Les mots d’argot du texte sont traduits en bas de page, pourquoi deux dictionnaires identiques à ceux des langues anciennes, grecque et latine ? À quoi servent les mots d’argot ajoutés, ceux qui ne sont pas dans le texte ? On peut interpréter la présence de ces lexiques – des lexiques ou glossaires, plutôt que des dictionnaires – comme une moquerie à l’égard des réels dictionnaires indispensables aux collégiens qui apprenaient le grec ancien et le latin. Un jeu n’a de valeur que s’il comporte une part de sérieux, il n’est jamais n’importe quoi ; Grandval fut obliger de prendre cette parodie au sérieux, et il le prouve puisqu'il eut recours à un ouvrage paru pour la première fois vers 1629, Le Jargon ou Langage de l’Argot réformé, par Ollivier Chereau (voir Denis Delaplace, L’Argot dans Le Vice puni ou Cartouche, Classiques Garnier, 2014). Grandval avait commencé à montrer le bout de son oreille de parodiste dans le poème. Au chant X (p. 74), il propose successivement deux étymologies fantaisistes du mot argot. Limosin ayant demandé d’où venait l’argot, Balagny fait venir le mot du nom de la ville d’Argos. Puis Cartouche propose une autre étymologie tout aussi loufoque, celle qui ferait venir le mot de la nef Argo, où embarquèrent les Argonautes, à la recherche de la Toison d’or. Le Dictionnaire de Trévoux (1743, entrée Argot) a trouvé le mot juste – il s'agit d'un badinage.

 
Mais, à propos d’Argot, dit alors Limosin,
Ne m'apprendrez-vous pas, vous qui parlez Latin,
– De la ville d'Argos (& je l'ai vû dans Pline)
Répondit Balagny. Le grand Agamemnon
Fit fleurir dans Argos cet éloquent Jargon.
Comme sa Cour alors étoit des plus brillantes,
Les Dames de son tems s'y rendirent savantes.
Electre le parlait, dit-on, divinement,
Iphigenie aussi l'entravoit gourdement.

Les deux mots argotiques, entravoit, gourdement, sont traduits en note : entendoit ; Fort bien.

Puis Grandval passe aux travaux pratiques et donne, à la suite du chant X, une chanson composée de seize mots d’argot, à la fois traduits en note et présents dans le dictionnaire. Si elle fut chantée dans la « chambre haute où il y avoit un lit vert », Legrand ne l’a pas reprise dans Cartouche, ou les Voleurs ; l’aurait-il transmise à Grandval ? On aimerait le croire. Les deux hommes devaient se connaître, puisque Grandval prend soin de citer à la fin du chant XII (p. 98), « le sieur le Grand, Auteur celebre & si vanté ».

Voici la chanson, sur l’air Ton joli, belle Meuniere, ton joli Moulin, qui, selon les documents consultés par Barthélemy Maurice, fut chantée par une des petites amies de Cartouche, Jeanneton (elle sera pendue en juillet 1722, tout comme Marie-Antoinette Néron, concubine en titre), lors du pseudo-mariage de Mlle Néron et Cartouche, célébré dans un cabaret rue du faubourg Saint-Antoine, à l’enseigne du Petit Sceau, le 15 mai 1720.

Fanandels, en cette Piolle
On vit chenument ;
Artons, Pivois & Criolle
On a gourdement :
Pitanchons, faisons riolle
Jusqu’au Jugement.
Icicaille est le Theâtre
Du petit Dardant :
Fonçons à ce Mion folâtre
Notre Palpitant :
Pitanchons Pivois chenâtre
Jusques au Luisant.

Les mots d’argot sont traduits en note : Fanandels, camarades ; Piolle, le cabaret ; chenuement, fort bien ; Artons, le pain ; Pivois, le vin ; Criolle, la viande ; gourdement, beaucoup ; Pitanchons, buvons ; riolle, bonne chere ; Icicaille, ici ; Dardant, l’Amour ; Fonçons, donnons ; Mion, petit garçon ; Palpitant, le cœur ; chenâtre, bon, excellent ; Luisant, le jour.


Fanandels, c'est assez jaspiné,
pitanchons maintenant et morfions !



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