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Un
héros légendaire
C A R T O U C H E |
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Ouvrages principaux cités : Chronique de
la Régence et
du règne de Louis XV… ou Journal
de Barbier
(Paris, Charpentier, 1857), t. I.
Le Vice puni, ou Cartouche, poëme. Nouvelle édition, revue, corrigée, et augmentée par l’Auteur. Imprimé à Anvers, & se vend à Paris, chez Pierr[e] Prault, 1725.
Le jeudi 27 novembre 1721, mis à la question, il refusa d’avouer ses crimes sous la torture, dite des brodequins, qui consistait à mettre les jambes de l’accusé entre deux planches liées entre le genou et les chevilles, puis à en faire craquer les os. Le lendemain 28, après avoir dénoncé le jour même la plupart de ses complices (il y en avait, disait-on, trois cent soixante-six, hommes et femmes), il fut roué vif en place de Grève à deux heures de l’après-midi. Jusqu’au bout, il prit soin de se monter désinvolte, et lorsque le jour de l’exécution on lui proposa du café au lait, « Il dit que ce n’étoit pas sa boisson et qu’il aimeroit mieux un verre de vin avec un petit pain » (Journal de Barbier, p. 175).
En 1857, l’année du premier volume du Journal de Barbier, B[arthélemy] Maurice – il signait B. Maurice – publia au rez-de-chaussée du Figaro une étude sur Cartouche pour laquelle il avait relu toutes les pièces officielles du procès, ce qui lui permit d’énumérer les nombreuses erreurs ou inventions des livres de colportage. Étendue sur plusieurs semaines, du 21 mai au 25 juin, l’étude, une fois augmentée, devint en 1859 un livre, Cartouche, histoire authentique, recueillie pour la première fois d'après divers documents de l'époque… contenant la comédie de Cartouche, par M. A. Legrand, représentée en 1721 (Paris, Jules Laisné). Fernand Fleuret utilisera ce livre pour composer l’introduction citée plus haut. |
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Journal et Mémoires de Mathieu
Marais…,
Les « Comédiens Français » étaient deux acteurs de la Comédie Française, l’auteur de la pièce, Legrand et Jean-Baptiste-Maurice Quinault (1687-1745), fils aîné du comédien Jean Quinault, dit Quinault aîné. Un mois plus tard, Barbier rapportait, le 20
décembre (p. 177), de manière quelque peu différente,
que Cartouche et Balagny déclarèrent
« que M. le lieutenant criminel et M. le procureur du Roi, qui dînoient tous les jours au Châtelet, pendant l’instruction [du procès de Cartouche], vinrent, la serviette sur le bras, dans la chambre où étoit Balagny, accompagné de Le Grand, comédien, qui a fait la comédie de Cartouche, et de Quinault, comédien, qui faisait Cartouche, que là, on fit faire mille tours et plaisanteries à ces voleurs, et qu’on leur demanda leur argot. Voilà tout ce dont il est question, car il ne s’agit point d’argent ». Mis en appétit par son entretien avec Legrand, Cartouche « pensa s’aller voir voir jouer lui-même », écrivait Barbier, à la Comédie Française. Il s’échappa de sa prison pour assister à la première représentation de Cartouche ou les Voleurs, mais il fut repris : « Il n’est plus dans le cachot, il est dans une chambre où il est garotté extraordinairement. […] il est de grand sang-froid, et badine d’un air léger avec les magistrats qui l’interrogent » (Journal de Barbier, octobre 1721, p. 167). Cartouche ne se vit pas tel qu’un comédien l’avait représenté sur la scène de la Comédie Française, mais le public, se comporta, à l'occasion de la mise à mort comme un public de théâtre. Depuis la veille de l'exécution, « on ne faisoit qu’amener du monde dans des fiacres, et la Grève étoit toujours pleine de gens qui attendaient » (Journal de Barbier, novembre 1721, p. 175). Racot de Grandval, Le Vice puni ou Cartouche (1725), chant XIII, p. 99 :
Après sa mort, Cartouche fut
encore exhibé, hors littérature. Le valet du
bourreau avait reçu l’ordre de l’enterrer, mais il
garda le cadavre chez lui, pendant plusieurs jours,
pour le montrer au public – en échange d’un sou.
« C’est une chose incroyable que l’avidité avec
laquelle chacun couroit à ce spectacle » (Histoire
de la vie et du procès du fameux Louis-Dominique
Cartouche…,
Lille, s.d., p. 86). |
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Les citations détournées Après sa mort, Cartouche apparut dans Le
Vice puni, ou Cartouche, un poème en treize
chants. Bien que Barbier (l’auteur du Dictionnaire
des ouvrages anonymes) et Quérard (La
France littéraire)
eussent mentionné une première édition de 1723, Cartouche
et le Vice puni
(et non Le Vice puni ou Cartouche), on cite généralement
comme première édition Le Vice puni, ou
Cartouche,
poëme, s.d., à demi anonyme seulement, car le poëme avait pour adresse
(fausse), Anvers, chez Nicolas Grandveau
(entendre : Grandval), ruë des Rats, à
l’enseigne du Clavecin – Grandval jouait du clavecin
et composait de la musique, des cantates, des airs à
boire, et il finira sa vie en organiste à
Saint-Eustache. Puis on eut, la même année, une
édition datée : Le Vice puni, ou
Cartouche,
poëme. Nouvelle édition, revue, corrigée et
augmentée par l’Auteur, Imprimé à Anvers (c'est faux,
dit le catalogue de la BnF), & se vend à Paris,
chez Pierr (lire : Pierre) Prault, Quay de
Gesvres, au Paradis, 1725. Avec permission. On
citera désormais cette seule édition. En 1726, le
e de
Pierre Prault réapparut : Le Vice
puni, ou
Cartouche, Poëme. Nouvelle édition. Plus belle, plus
correcte, & augmentée par l’Auteur ; avec
des Figures convenables à chaque Chant, dont les
desseins ont été faits sur les Lieux où Cartouche
s'est le plus signalé. D’autres éditions suivront. On cite
pour son adresse allusive, daté de 1726, Le
Vice puni, ou Cartouche. Poëme. Paris, chez
Bonaventure De la Roüe, place de Greve à l'Enseigne de
la Potance.
L’auteur, Nicolas Racot (ou Ragot) de Grandval
(ou Granval), né en 1676, mort en 1753, appelé
Grandval le Père pour le distinguer de son fils,
acteur de la Comédie-Française, Charles-François
(1710-1784), a écrit selon plusieurs genres littéraires. Une de ses pièces,
postérieure au Vice puni, L’Appareilleuse (1740) – un nom
respectable pour maquerelle – fut
publiée dans le Théâtre gaillard (nombreuses
éditions à partir de 1776) ; on lui attribuait
La Comtesse d’Olonne (1738), une pièce
traitant
de l'amour
du comte de Guiche pour son giton, Manicamp,
quand on ne
l’avait pas donnée à Bussy-Rabutin ou à Corneille
Blessebois. Ces deux pièces furent recueillies dans
Bernard Villeneuve, Le Théâtre d’Amour au
XVIIIe siècle, Paris, Bibliothèque des
curieux, 1910. Des parades, non signées, dues à son
fils et à lui-même – à Vadé également – furent
publiées dans le Theatre de campagne ou
les Debauches de l'esprit. On le dit avoir commencé
par être comédien ambulant, mais ce fut en musicien
qu’il publia
sous son nom un Essai
sur le bon goust en musique (Paris, Pierre Prault,
1732, in-12, 80 pages). On passe quelques œuvrettes
pour signaler – à cause de la réapparition
subreptice de Cartouche – l'Almanach des
proverbes pour l'année 1745, composé, supputé
& calculé exactement par le Scientifique Docteur
Cartouchivandeck, Astronome privilégié suivant les
Astres (Anvers, à l’Enseigne des Rats). L’ouvrage
était précédé par une Préface qui n’est
point une Préface,
composée d’une soixantaine de vers monorimes – la
rime étant, on s’en doute, le son -ace. Il
récidivera l’année suivante.
Le Vice puni imitait sur le mode
dérisoire l’Odyssée et l’Énéide, ainsi le premier vers du
premier chant, « Je chante les combats et ce
fameux Voleur », paraphrasait le premier vers
de l’Énéide : Arma virumque cano (je chante les combats et
le héros),
et cela par l'entremise de Voltaire qui avait
commencé
la Henriade par :
« Je chante ce héros qui
régna sur la France ». Coup
double ! Fernand Fleuret
définissait parfaitement Le Vice puni, selon lui, un
« poème burlesque, poissard et parodique »
(« Cartouche, Mandrin et la littérature de
colportage » (De Ronsard à
Baudelaire, p.
204). Le terme « parodique » venait du
principe d’écriture adopté par Grandval qui, tout en
utilisant une versification traditionnelle –
alexandrins, césure à l’hémistiche, alternance de
rimes masculines et féminines – violait l’impératif
de toute écriture : construire des phrases
neuves, jamais lues. Le texte était truffé de vers
ou de fragments de vers empruntés çà et là ;
bon prince, il avait signalé ces emprunts par
l’italique, sans aller jusqu’à donner titre ou
auteur.
Ces emprunts viennent de toutes sortes
d’auteurs : Racine (Phèdre, Mithridate,
Andromaque),
Pierre Corneille (Horace, Le Cid), Thomas Corneille
(« Ces Cadets la plupart… »,
p. 37, se lit dans Le Geôlier de
soi-même),
Boileau, Molière (Les Femmes savantes, L’École des
maris), Voltaire
(La Henriade, Mariamne, Alexandre), mais aussi Desmarets de
Saint-Sorlin (p. 20, le vers « Conduisois
par le Ciel… »
se trouve dans Les Visionnaires), Mathurin Régnier (p.
88, « Quand le Mari de Rhée… », un vers cité par
Boileau), Saint-Amant (p. 77, les deux vers,
« Du vin… à la santé du Diable »,
viennent de « Caprice »),
Champmeslé (p. 43, « La balle me
passa rasibus de l’oreille » a pour origine Le
Parisien, IV,
2). On lit des bribes de Scarron, ainsi au chant
IV, p. 24 :
Le vers et demi est de Scarron (L’héritier ridicule, III, 3), mais bouleversé, car on lit dans la pièce :
Scarron encore (p. 60, « Je
pensois bien avoir trouvé la pie au nid » vient de Jodelet maître et
valet), et
Houdar de La Motte (p. 73, « Formons
d’aimables jeux, laissons-nos enflammer ; / Il
n’est
permis ici que de rire & d’aimer » ces vers viennent
de L’Europe galante, L’Italie, quatrième
entrée, scène seconde).
Au chant VI, p. 43, 14 vers se suivent, en italique ; ils appartiennent tous à une description de la Discorde par Pétrone (dans le Poëme de Pétrone sur la guerre civile entre César et Pompée), traduite en français, mais les sept premiers viennent d’un passage, les sept suivants d’un autre. Au chant IX, p. 66, les vers :
viennent d’une traduction de l’Énéide, par Jean Regnault de
Segrais, mais la suite
vient d’un autre passage de cette même traduction. Page 90 (chant XI), deux vers en italique (sauf un mot) se suivent, mais ils appartiennent à deux pièces différentes, qui plus est à deux auteurs souvent opposés l’un à l’autre :
Voici les deux
vers de Corneille :
Au chant IV,
on lit, p. 24 :
Les mots en italique viennent de la tragédie en musique de Philippe Quinault, Thésée, au cours de laquelle (II, 1) Medée dit d’elle-même :
Loin de se manifester en cuistre
ou en pédant, Grandval joue avec le langage,
parfois de manière très moderne, montrant un humour
spécifiquement linguistique. Peut-être parce qu’il
était musicien, il se montre sensible à la sonorité
des mots et au rythme des vers ; page 62, il cite
un vers, dont on ne sait s’il était drôle dans
l’esprit de son auteur, Thomas Corneille (Dom
Bertrand de Cigarral, V, 12), mais qui le
devient, une fois sorti de son contexte :
« J’y pense, j’y repense & plus
que tu ne penses ».
Page 97, Grandval fait sourire sinon rire en
écrivant : « L’Exemt qui
l’arrêta recule épouvanté ». Racine avait
écrit « Le flot qui l'apporta recule
épouvanté », mais la disproportion entre le
sentiment tragique suscité par les vers de Phèdre et la médiocrité
besogneuse d’un exemt ne peut pas ne pas faire sourire
le lecteur du Vice puni.
Au chant X, p. 77, Grandval se laisse
aller à ce goût de faire sonner des mots en répétant
une syllabe identique :
Peut-être imitait-il une ritournelle du genre
de « ton thé tentant ta tata et ta tata tentée [etc.] », mais
peut-être le seul plaisir de la répétition lui a-t-il
fait écrire ce vers. D’ailleurs, il continuait, un
vers plus loin :
L’argot de Ragot (de Grandval) Montrer sa culture classique est banal, même si
l’on se laisse aller à jouer avec les mots, mais
s’exprimer en argot dans un poème en vers, serait-il
burlesque, c’est plus surprenant et même –
délibérément – choquant. Grandval (chant III, p. 19)
fait parler le père de Cartouche qui, contaminé par
son fils, emploie un verbe emprunté à l’argot, qui
s’intègre tout naturellement dans un discours tenu en
alexandrins classiques :
Legrand, déjà, dans Cartouche ou les
Voleurs, avait
employé des mots d’argot (appris de vive voix lors
de l’entrevue officielle ?), ainsi dans le
discours de Cartouche à ses complices, acte I, scène 3 :
« Resterons-nous dans Paris ? Irons-nous
battre l’antife sur le grand trimar ? » Une note
est là pour nous éclairer : « Termes
d’argot, pour dire aller sur le grand
chemin ».
Dans une conversation entre les voleurs, on entendra
encore cinq ou six termes argotiques, mais ils ne
sont là que pour la couleur locale. Grandval, au
contraire, fait du Vice puni un réservoir de mots
d’argot, – emplissant ainsi les linguistes de joie,
mais aussi de perplexité : est-ce de
l’argot ? Du jargon ? Dans la nouvelle
édition de 1726, il donne, à la fin, deux
dictionnaires : Argot-François et
François-Argot : la joie des linguistes
augmente encore, mais le lecteur ordinaire se
demande à quoi rimait ces dictionnaires, dans
l’esprit de Grandval. Les mots d’argot du texte sont
traduits en bas de page, pourquoi deux dictionnaires
identiques à ceux des langues anciennes, grecque et
latine ? À quoi servent les mots d’argot
ajoutés, ceux qui ne sont pas dans le texte ?
On peut interpréter la présence de ces lexiques –
des lexiques ou glossaires, plutôt que des
dictionnaires – comme une moquerie à l’égard des
réels dictionnaires indispensables aux collégiens
qui apprenaient le grec ancien et le latin. Un jeu
n’a de valeur que s’il comporte une part de sérieux,
il n’est jamais n’importe quoi ; Grandval fut
obliger de prendre cette parodie au sérieux, et il
le prouve puisqu'il eut recours à un ouvrage paru
pour la première fois vers 1629, Le Jargon
ou Langage de l’Argot réformé, par Ollivier Chereau
(voir Denis Delaplace, L’Argot dans Le Vice puni ou Cartouche,
Classiques Garnier, 2014). Grandval avait commencé à
montrer le bout de son oreille de parodiste dans le
poème. Au chant X (p. 74), il propose
successivement deux étymologies fantaisistes du mot
argot. Limosin ayant demandé d’où venait
l’argot, Balagny fait venir le mot du nom de la
ville d’Argos. Puis Cartouche propose une autre
étymologie tout aussi loufoque, celle qui ferait
venir le mot de la nef Argo, où embarquèrent les
Argonautes, à la recherche de la Toison d’or. Le Dictionnaire
de Trévoux (1743, entrée Argot) a trouvé le
mot juste – il s'agit d'un badinage.
Les deux mots argotiques, entravoit,
gourdement, sont traduits en note : entendoit ;
Fort bien.
Puis Grandval passe aux travaux pratiques et
donne, à la suite du chant X, une chanson composée
de seize mots d’argot, à la fois traduits en note et
présents dans le dictionnaire. Si elle fut chantée
dans la « chambre haute où il y avoit un lit
vert », Legrand ne l’a pas reprise dans Cartouche,
ou les Voleurs ; l’aurait-il transmise à Grandval ? On
aimerait le croire. Les deux hommes devaient se
connaître, puisque Grandval prend soin de citer à la
fin du chant XII (p. 98), « le sieur
le Grand, Auteur celebre & si vanté ».
Voici la chanson, sur l’air Ton joli, belle
Meuniere, ton joli Moulin, qui, selon les documents
consultés par Barthélemy Maurice, fut chantée par
une des petites amies de Cartouche, Jeanneton (elle
sera pendue en juillet 1722, tout comme
Marie-Antoinette Néron, concubine en titre), lors du
pseudo-mariage de Mlle Néron et Cartouche, célébré
dans un cabaret rue du faubourg Saint-Antoine, à
l’enseigne du Petit Sceau, le 15 mai 1720.
Les mots d’argot sont traduits en note :
Fanandels, c'est assez jaspiné, pitanchons maintenant et morfions ! |
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