Éditions PLEIN CHANT
Marginalia






Pétrus Borel et le vicomte d'Arlincourt


    
 
   

Lorsque Rhapsodies, par Pétrus Borel, parut en 1832 le recueil de poésies donnait à lire (p. 93) « L’Incendie du Bazar », reproduit ci-dessous tel qu’il fut écrit et imprimé :

L'INCENDIE DU BAZAR

J'habite la montagne et j'aime à la vallée.
Le vicomte d'ARLINCOURT.

O toi, dont j'avais fait l'emplette

Pour danse au bois neige-noisette !

L'as tu toujours, ma Jeanneton,

Ton jupon blanc, ton blanc jupon ?

Pour quelque muscadin, matière à comédie,
Ne va pas m'oublier dans ce coquet bazar,

Où tu trône au comptoir. – Colombine hardie !

Perçant l'horizon gris d'un œil au vif regard,

Flamboyant vois mon cœur, d'amour vois l'incendie !

Et si tu l'as encore, écris-moi, Jeanneton,

        Ton jupon blanc, ton blanc jupon.

Au feu ! au feu ! au feu ! la Vierge à perdre haleine

Court… le bazar rissole ! au feu ! au feu ! au feu !

N'est-ce pas Margoton, Cathin ou Madeleine ?… –

Non, c'est la demoiselle au gendarme Mathieu.

– Fleur d'un jour, du ciel noir à la lueur soudaine,

Fuis !… et si tu l'emporte, écris-moi, Jeanneton,

        Ton jupon blanc, ton blanc jupon ?

Plus que feu, grand mangeur, crains l'ardeur déréglée

Du bourgeois camisard, du rustre porteur d'eau,

Du beau sapeur-pompier, à coiffe ciselée,

Gare au rapt ! une fille est un léger fardeau,

A Blois, vers ton Titi, clerc à l'âme isolée,

Vole !… et si tu l'emporte, écris-moi, Jeanneton,
        Ton jupon blanc, ton blanc jupon ?

O toi, dont j'avais fait l'emplette

Pour danse au bois neige-noisette !

L'as-tu sauvé, ma Jeanneton,

Ton jupon blanc, ton blanc jupon !



Parcourt-on des yeux le vers cité en épigraphe,

on pense au roman du vicomte, Le Solitaire (1821), qui raconte l'histoire tragique d'un homme solitaire et mystérieux, retiré dans une montagne sauvage pour expier les crimes abominables par lui commis autrefois, puis tombé amoureux d'une jeune fille habitant la vallée. L’atmosphère en est donnée par ces deux vers de L’Aventurier, un autre poème de Rhapsodies :

Harassé, je m’assieds, mourant et solitaire,

Ainsi qu’une ombre errante aux débris d’un château.


L’épigraphe, cependant, prononcée à haute voix, nous fait entrer dans un tout autre registre, et seul un éclat de rire peut accueillir le calembour involontaire :

J’habite la montagne et j’aime à l’avaler.

Le vers, extrait, disait-on, d’une tragédie du vicomte d’Arlincourt, située au IXe siècle et fantaisiste au regard de l'histoire, Le Siége [tel était l'accent] de Paris, représentée au Théâtre Français le 8 avril 1826, fit couler beaucoup d’encre. Dans les Mémoires d'un claqueur…, par Robert, ancien Chef de la Compagnie des assurances dramatiques, chevalier du Lustre, commandeur de l'ordre du Battoir, Membre affilé de plusieurs Sociétés claquantes, etc., etc., etc., Édition publiée… par un vieil amateur (Paris, 1829), le narrateur, quel qu’il soit, rapporte la préparation de la claque pour la représentation de la tragédie du vicomte, « auteur que je me figurais plus grand que Corneille, Racine et Voltaire réunis, malgré les sarcasmes que quelques mauvais plaisans avaient lancés contre lui dans les journaux. Mon admiration remontait au Solitaire […] » (p. 40). Le début de la représentation, se passe bien, « mais voilà-t-il pas qu’au moment où l’on avait l’air de mordre au sentiment, un maudit vers :

A travers le héros j’aperçois le tyran

mit en train de rire les spectateurs des loges. Mouchival [le chef de claque] pâlit, mais sans désespérer de la victoire […] Nous avions ressaisi l’avantage lorsque cet autre vers :
L'infortune auprès d'elle eût glissé sur sa vie
fit encore dégringoler l’auteur » (p. 45).

Stendhal avait assisté à cette représentation, mais dans sa chronique il s’abstenait de toute citation : « La pièce de M. d’Arlincourt n’est qu’un tissu de niaiseries […] La représentation a commencé sur les sept heures ; à sept et demie, tout le monde riait, et la gaîté allait croissant jusqu’à la fin de la pièce survenue vers les neuf heures et demie […] Il y a bien longtemps que je ne me suis tant amusé au théâtre » (Stendhal, chronique datée de Paris, le 20 avril 1826, in Esquisses de la société parisienne de la politique et de la littérature [1935], Paris, Le Sycomore, 1983, t. II, p. 97, puis 98).


La tragédie fut imprimée à la fin du mois d’avril 1826, nettoyée de vers malheureux, calembouresques ou incohérents, que l’on peut lire dans une prétendue lettre envoyée à l’éditeur, signée Bonacio Journalin (!), citée dans l’avant-propos de la tragédie imprimée l’année même de sa représentation :

 

« Mystérieux par goût, sauvage par système,

Mon cœur est un abîme, et mon âme un problème.

 

Voilà ces chevaliers que l’on nomme les preux (lépreux.)

 

On l’appelle à régner (araignée.)

 

Ton nom connu te perd, ton inconnu te sauve.

 

Rien sur ses plans secrets ne peut être éclairci.

 

Enfoncé dans le crime, on n’en saurait surgir.

 

Pour chasser loin des murs les farouches Normands,

Le roi Louis s’avance avec vingt mille francs. »

 

L’épigraphe de L’Incendie du bazar ne figure pas dans cette liste, mais on la trouve dans un texte plus tardif, publié un an avant la mort de Pétrus Borel en 1859, Les Salons de Paris. Foyers éteints (Paris, Jules Tardieu, 1858), par Madame Ancelot. Au chapitre « Le salon du vicomte d’Arlincourt », p. 225, on lit :

 

« Il est bien entendu que d’Arlincourt fit aussi sa tragédie, et que c’est à celle-là surtout que le public se donna des joies ! Il y eut des éclats de rire qu’aucune comédie de notre temps n’a jamais su provoquer.

Cela s’appelait le Siége de Paris !

Un des personnages disait ce vers :

J’habite à la montagne, et j’aime à la vallée.

On répétait : A l’avaler.

Un peu plus loin celui-ci :

Mon vieux père, en ce lieu, seul à manger m’apporte.

On redisait : Seul a mangé ma porte.

– Ces gens-là ont de bonnes dents ! s’écria un plaisant du parterre.

Et mille cris joyeux répondirent à cet élan. »


Si l’on accorde créance à l’auteur des Mémoires d’un claqueur (p. 46), au moins cinq alexandrins, parmi lesquels celui choisi pour épigraphe par le vicomte d'Arlincourt, furent prononcés lors de la répétition générale, mais supprimés dès la première représentation : « je dois déclarer ici, pour la justification de l’illustre poète, qu’il avait supprimé les vers suivans, car ils ne furent pas dits à la représentation :


Mon pauvre père, hélas ! seul à manger m’apporte …
J’habite la montagne et j’aime à la vallée…
Voilà ces chevaliers que l’on nomme les preux
Pour chasser loin des murs les farouches Normands,
Le roi Charles s’avance avec vingt mille Francs ».

Revenons à deux critiques théâtrales, contemporaines de la tragédie. Le Figaro du 9 avril 1826 (qui relevait encore de la  petite presse, et s'affichait « Journal littéraire »), après s'être moqué, fera machine arrière deux jours plus tard : « La seconde représentation du Siége de Paris a réussi sans opposition. Docile à la critique, autant et plus peut-être que tous nos auteurs, M. d’Arlincourt a fait de nombreuses coupures à son ouvrage ; aussi l’action a gagné en rapidité. Quelques-uns de ces spectateurs, qui, l’oreille au guet et le sourire à la bouche, avaient eu quelquefois beau jeu à la première représentation, ont été désappointés hier ; car tous les vers égayés l’avant-veille ont disparu ou sont corrigés avec goût et esprit » (11 avril 1826, p. 4). On notera que, selon le Figaro,  le vers calembouresque, non cité il est vrai mais compris dans le lot des vers ridicules, fut prononcé lors de la première représentation, ce que nie le claqueur. Le Journal des Débats (10 avril 1826, feuilleton dramatique, signé C.) ne se risque pas à citer tel ou tel vers, mais n’en est pas plus tendre pour autant : « Le public s’est prononcé contre un trop grand nombre d’images hasardées, de locutions bizarres, de métaphores incohérentes […] Dans ses romans, M. d’Arlincourt a pu se permettre ces sortes de licences auxquelles le lecteur isolé pardonne facilement, mais qui ne trouvent point grâce devant un public nombreux qui croit avoir à soutenir les intérêts de la dignité nationale, à laquelle la pureté de la langue n’est jamais étrangère. »


Les vers drôlatiques continuèrent à vivre. En 1878, encore, Alfred Bouchard en cite quelques-uns dans La langue théâtrale. Vocabulaire historique, descriptif et anecdotique des termes et des choses du théâtre (Paris : Arnaud et Labat), à l’entrée « Chute » (p. 58). Rappelant les deux vers

Pour chasser loin des murs les farouches Normands,

Le roi Louis s’avance avec vingt mille Francs

il cite la répartie d’un spectateur : « Il est plus riche que moi ». Ayant mentionné LE vers, J’habite la montagne et j’aime à la vallée, il le fait suivre de ce commentaire : « c’est pis que Gargantua ».


Pétrus Borel a-t-il choisi l’épigraphe en toute innocence, sans voir le jeu de mots grotesque ? On le croirait volontiers. Il a dû penser uniquement au roman, s’imaginant reproduire dans sa vie (une vie imaginaire) le héros décrit dans Le Solitaire comme un monstre au regard des conventions sociales et un être paradoxal, à la fois généreux pour autrui et fuyant les hommes, vivant seul, puis frappé d’un coup de foudre pour Élodie, la jeune fille de la vallée. Maudit qu’il est, il ne peut l’épouser bien qu'il l'ait amenée jusque devant l'autel, et se croit obligé de l’éloigner : « Fuis ! jeune fleur de la vallée, mon haleine est contagieuse ! » (Le Solitaire, 1821, p. 387) ; elle meurt, vierge innocente. Cette virginité se retrouve dans L’Incendie du bazar, symbolisée par le jupon blanc de Jeanneton, mais transposée dans un autre registre, plus proche de la chanson que de la tragédie. Et l'épigraphe, le calembour ? Broutille, fiente de l’esprit qui vole. Comme l'avait dit Stendhal, il nous a tous bien amusés.

         


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