Éditions PLEIN CHANT

M a r g i n a l i a

18 novembre 2015



 
    Les dandys et l’argot    
    



   

La scène se passe, il y a quelques années, dans un élégant café du boulevard.

Deux jeunes gens viennent de déjeuner ; ils vont partir.
Leur mise est irréprochable et leurs gants ne font pas un pli. Types complets de la distinction parisienne ; cheveux à l'Antinoüs, favoris à la côtelette, cravates à la bronchite, manchettes au diamant, linge à la neige. Pas une faute d'orthographe dans le style de la fashion.
Mon ami, sir Edmond L…, un Anglais qui a fait de bonnes études dans un collège de Paris, et arrive de Londres après quinze ans d'absence, vient de s'asseoir à côté d'eux, pour déjeuner.
Les jeunes dandys vont se séparer, et ils échangent les dernières phrases de leur conversation. L'un d'eux est debout et dit :
– Je me la brise, je me tire les pattes.
– Alors, dit l'autre, il faut que je me fende de la nourriture, moi !
Mon chameau m'a pigé cent balles ce matin, pour se fendre d'un garibaldi, et je n'ai pas un radis dans la profonde.
  Mon rat est meilleur enfant ; il m'aime à l'œil. – Tu l'as levé chez Markouski, je crois ?
Oui ; était-il chouette, ce soir-là, hein ? C’était la lionne de l'établissement.
Un peu trop biche, et rien au déballage ; ça ne me chausserait pas. Elle avait fait un Russe, avant toi ?
C'était un canard. Mon rat s'est moqué de lui, et elle lui a dit devant moi : – Va changer de binette et de guibolles, autrement, larifla, zut.
Je me la casse, adieu.
Tu t'esbignes bien vite ?
Je vais à la répétition des Délass Com…
Il n'est pas tard.
– Tiens, reluque… Midi à ma tocante.

Sir Edmond ouvrait démesurément ses yeux et ses oreilles, et oubliait de faire ouvrir les huîtres ; il écoutait, et sa figure était comique de stupéfaction.
Il s'adressa a son voisin, et lui dit :
– Quelle langue parlent ces messieurs ?
– Le Parisien, a répondu le voisin.
Et l'Anglais devint pensif et oublia de déjeuner.

   


Ce texte, auquel on a ajouté un titre, se lit dans Les uns et les autres, par (Joseph) Méry,  un recueil d’anciens articles, parfois encore lu pour son chapitre sur Nerval et paru en 1864 (Michel Lévy frères). La scène évidemment imaginaire, prise dans « Le chapitre des chapeaux », pages 272-275, est censée rapporter des propos tenus « dans un élégant café du boulevard », à l’époque des dandys romantiques.

Qui était Méry, auteur de ce morceau de bravoure ?
Méry, le voici. À droite, dans Méry, par Eugène de Mirecourt (1854), à gauche, détail d'une eau-forte par G. Staal, en frontispice du Méry de Gustave Claudin :



Quant à sa vie, on en donne quelques bribes seulement. Né près de Marseille, aux Aygalades, en 1797, il eut pour précepteur un abbé qui fit de lui un excellent latiniste. Il commença par être, tout comme Auguste Barthélemy, un protégé d’Alphonse Rabbe, qui les fit écrire dans Le Phocéen, journal des arts et du commerce, lancé le 5 janvier 1820. Méry signait M., mais il est probable qu'il aura écrit, tout comme Barthélemy, des articles anonymes. Il monte à Paris – Barthélemy aussi –, et entre au Nain Jaune, une revue paraissant tous les cinq jours sous la direction du jeune et libéral Pierre Soulé (né en 1801), en qualité de chroniqueur, puis il rédige – au dire de Mirecourt (Méry, 1854) –  le journal entier. Il se rapproche de Victor Hugo (autour de 1824), écrit quelques satires avec Barthélemy et connaît avec lui un éclatant succès en 1826, grâce au poème héroï-comique dirigé contre le très réactionnaire comte de Villèle, la Villéliade (seize éditions successives, vingt-huit éditions en 1830) dont le héros est qualifié de « Neptune d’eau douce », alors que Louis Reybaud, préfacier d’une édition en 4 volumes in-18 des Œuvres de Barthélemy et Méry (Paris, Denain libraire-éditeur, Perrotin éditeur, 1831), voyait en lui le « machiavélisme fait homme ».

Après quelques autres satires politiques, Méry se retire à Marseille puis revient à Paris où Barthélemy venait de lancer la Némésis – déesse de la vengeance, invoquée par André Chénier, rappellera Barthélemy dans une note de l’édition à venir en libraire, – une satire hebdomadaire en alexandrins, imprimée sur une feuille in-quarto et vendue par souscription, annoncée le 27 mars 1831 dans un prospectus-specimen où l’on pouvait lire :

Hâtons-nous : trop long-temps ma haine fut oisive ;
Il faut que désormais mon encre corrosive,

Dans le sein d’un pouvoir qu’épargna ma torpeur,

À force de scandale inocule la peur.

Si l’on en croit la Galerie de la presse, de la littérature et des beaux-arts (vol. I, 1839, « Méry ») par Louis Huart et Charles Philipon, Méry fut le seul auteur de la feuille du 20 novembre 1831, « Le Palais-Royal en hiver », qui se voulait une pause dans la satire politique :

Némésis va parler sans haine et sans colère,
Et contre le Pouvoir suspendant ses clameurs,

Elle effleure aujourd’hui la satire des mœurs.

Méry décrit les boutiques de luxe, l'étalage des nourritures réservées aux riches, et perdus devant ces biens inaccessibles, les pauvres, meurtris par la faim et le froid :

En attendant le jour ou quelque heureux essai,
Conquis aux songes d'or de Malthus et de Say,
Quelque plan social, étayé sur deux tomes,
Couvre d'un peu de chair touts ces errants fantômes
Donne à chacun sa part, promise aux fils d'Adam,
De pain quotidien et de drap de Sédan.

Rappelons que la Némésis dut s’arrêter après un an ; Barthélemy, harcelé par le gouvernement, ne pouvait payer le cautionnement exigé de tous les journaux politiques, mais l’ensemble reparut aussitôt en librairie et connut de nombreuses éditions.

Doué d’une prodigieuse mémoire, Méry pouvait, disait-on, – disait Gustave Claudin dans son petit livre Méry, sa vie intime, anecdotique et littéraire, Bachelin-Deflorenne, 1868 – réciter à l’envers des passages de l’Énéide, des scènes entières de tragédies par Corneille, Racine, Voltaire, tandis qu'il savait par cœur l’Apocalypse de saint Jean. Après la Némésis, il s’était rendu en Italie, en avait rapporté des Scènes de la vie italienne (Paris, Dumont, 1837), mais il écrira La Guerre du Nizam (1844, feuilleton dans La Presse, 1847, en librairie), tout comme il avait écrit Heva et La Floride, sans avoir mis le pied en Inde, à Java ni en aucun des endroits par lui décrits avec une grande précision. En 1854, on aura Les Nuits d’Orient, contes nocturnes, pareillement voués à la pure imagination. Méry visite Londres et l’Angleterre, Stockholm, les villes d’eau d’Allemagne, – pour leurs salles de jeu. De retour en France, il reste deux ans à Marseille puis se rend à Paris où il alimente nombre de petits journaux, mais aussi La Presse de Girardin. Habile versificateur, il improvise en deux heures, pour les habitués du salon de Madame de Girardin, le premier acte en alexandrins d’une Lucrèce, annonciatrice de la Lucrèce de Ponsard (Odéon, 22 avril 1843), publié le lendemain dans Le Globe. Il s’entretient d’égal à égal avec Balzac à propos des personnages de La Comédie humaine, il connaît Chateaubriand, il discute aussi bien avec le très royaliste Ballanche qu’avec Louis Blanc. Intarissable causeur, brillant journaliste, érudit et fantaisiste à la fois, « ce Marseillais si Parisien » comme le définissait Théophile Gautier (Portraits contemporains), écrit des poèmes, des nouvelles, des romans, des pièces dramatiques et… il joue et jouera aux échecs et dans les salles de jeu jusqu’à sa mort, en 1866, pour laquelle il avait préparé cette épitaphe :

     Quand je mourrai, que l'on m'enterre
     Bien au midi ; — que sur la terre

Où je reposerai, dans la nuit, sans fanal,

Le passant puisse dire en style funéraire :

 
           « Ici gît Méry-dional. »


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