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[…] malheureusement quelques
épiciers, en présentant arme, présentent une panse
rabelaisienne qui dérange l’alignement inespéré des
rangs de la garde nationale à une revue, et nous
avons entendu des colonels poussifs s‘en plaindre
amèrement. Mais qui peut concevoir un épicier maigre
et pâle ? il serait déshonoré, il irait sur les
brisées des gens passionnés. Voilà qui est dit, il a
du ventre. Napoléon et Louis XVIII
ont eu le leur, et la Chambre n’irait pas sans le
sien. Deux illustres exemples ! Mais si vous
songez qu’il est plus confiant avec ses avances que
nos amis avec leur bourse, vous admirerez cet homme
et lui pardonnerez bien des choses.
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Dessin de Bertall,
illustrant L'Épicier
(Les Français peints par eux-mêmes,
J. Philippart, t. I, p. 44).
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S’il n’était pas sujet à faire faillite, il serait
le prototype du bien, du beau, de l’utile. Il n’a
d’autres vices, aux yeux des gens délicats, que
d’avoir en amour, à quatre lieues de Paris, une
campagne dont le jardin a trente perches ; de
draper son lit et sa chambre en rideaux de calicot
jaune imprimé de rosaces rouges ; de s’y
asseoir sur le velours d’Utrecht à brosses
fleuries ; il est l’éternel complice de ces
infâmes étoffes. On se moque généralement du diamant
qu’il porte à sa chemise et de l’anneau de mariage
qui orne sa main ; mais l’un signifie l’homme
établi, comme l’autre annonce le mariage, et
personne n’imaginerait un épicier sans femme. La
femme de l’épicier en a partagé le sort jusque dans
l’enfer de la moquerie française. Et pourquoi
l’a-t-on immolée en la rendant ainsi doublement
victime ? Elle a voulu, dit-on, aller à la
cour. Quelle femme assise dans un comptoir n’éprouve
le besoin d’en sortir, et où la vertu ira-t-elle, si
ce n’est aux environs du trône ? car elle est
vertueuse : rarement l’infidélité plane sur la
tête de l’épicier, non que sa femme manque aux
grâces de son sexe, mais elle manque d’occasion. La
femme d’un épicier, l’exemple l’a prouvé, ne peut
dénouer sa passion que par le crime, tant elle est
bien gardée. L’exiguïté du local, l’envahissement de
la marchandise, qui monte de marche en marche et
pose ses chandelles, ses pains de sucre jusque sur
le seuil de la chambre conjugale, sont les gardiens
de sa vertu, toujours exposée aux regards publics.
Aussi, forcée d’être vertueuse, s’attache-t-elle
tant à son mari que la plupart des femmes d’épiciers
en maigrissent. Prenez un cabriolet à l’heure,
parcourez Paris, regardez les femmes
d’épiciers : toutes sont maigres, pâles,
jaunes, étirées. L’hygiène, interrogée, a parlé de
miasmes exhalés par les denrées coloniales ; la
pathologie, consultée, a dit quelque chose sur
l’assiduité sédentaire au comptoir, sur le mouvement
continuel des bras, de la voix, sur l’attention sans
cesse éveillée, sur le froid qui entrait par une
porte toujours ouverte et rougissait le nez.
Peut-être, en jetant ces raisons au nez des curieux,
la science n’a-t-elle pas osé dire que la fidélité
avait quelque chose de fatal pour les épicières,
peut-être a-t-elle craint d’affliger les épiciers en
leur démontrant les inconvénients de la vertu. Quoi
qu’il en soit, dans ces ménages que vous voyez
mangeant et buvant enfermés sous la verrière de ce
grand bocal, autrement nommé par eux arrière-boutique, revivent et
fleurissent les coutumes sacramentales qui mettent
l’hymen en honneur. Jamais un épicier, en quelque
quartier que vous en fassiez l’épreuve, ne dira ce
mot leste : ma femme ; il dira : mon
épouse. Ma
femme emporte des idées saugrenues, étranges,
subalternes, et change une divine créature en une
chose. Les Sauvages ont des femmes ; les
êtres civilisés ont des épouses ; jeunes
filles venues entre onze heures et midi à la
mairie, accompagnées d’une infinité de parents et
de connaissances, parées d’une couronne de fleurs
d’oranger toujours déposée sous la pendule, en
sorte que le mameluk ne pleure pas exclusivement
sur le cheval. Aussi, toujours fier de sa
victoire, l’épicier conduisant sa femme par la
ville, a-t-il je ne sais quoi de fastueux qui le
signale au caricaturiste. Il sent si bien le
bonheur de quitter sa boutique, son épouse fait si
rarement des toilettes, ses robes sont si
bouffantes, qu’un épicier orné de son épouse tient
plus de place sur la voie publique que tout autre
couple. Débarrassé de sa casquette de loutre et de
son gilet rond, il ressemblerait assez à tout
autre citoyen, n’étaient ces mots, ma
bonne amie,
qu’il emploie fréquemment en expliquant les
changements de Paris à son épouse, qui, confinée
dans son comptoir, ignore les nouveautés. Si
parfois, le dimanche, il se hasarde à faire une
promenade champêtre, il s’assied à l’endroit le
plus poudreux des bois de Romainville, de
Vincennes ou d’Auteuil, et s’extasie sur la pureté
de l’air. Là, comme partout, vous le reconnaîtrez,
sous tous ses déguisements, à sa phraséologie, à
ses opinions. […]
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