Le
                  chasseur de livres, les vilains spéculateurs, les
                      bouquinistes - IV 
          Le coin du bibliophile nouveau riche  | 
        
Au sortir de la guerre de 1914-1918, la bibliophilie renaquit ; mais pas toujours la meilleure. Dans sa revue Les Marges, Eugène Montfort, caché sous le pseudonyme de Philoxène Bisson, relevait, lus dans quelques revues, les propos de journalistes ayant pointé ces mauvais bibliophiles, les Souscripteurs aussi méprisables (l'initiale majuscule indique paradoxalementce mépris), que les « vilains spéculateurs » de Tenant de Latour.
Les Marges, t. XIX, n° 77, 15 Novembre 1920 Philoxène Bisson, Les revues  | 
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          Le Coin du bibliophile nouveau riche: 
            (…)  «Éditions
                  de la Nouvelle Revue Française: Vient de paraître,
                  Marcel Proust, À I'Ombre des Jeunes Filles en
                fleurs, éditions de
                  grand luxe, tirée à cinquante exemplaires, numérotés à
                  la main de 1 à 50. Chaque exemplaire contient: un
                  certain nombre de feuilles manuscrites et de
                corrections d'auteur, un
                  beau portrait en héliogravure, d'après le tableau de
                  J.-É. Blanche, un volume in-folio Tellière sur papier
                  Indian Bible non broché, renfermé sous un cartonnage
                  en papier décoré avec rabats et rubans de fermeture.
                  Prix 300 francs presque entièrement souscrit.» 
              (La Revue normande.)  
               Il. - Dernièrement un jeune éditeur
                de luxe convoquait l'auteur du premier beau livre qu'il
                va sortir, pour le prier d'ajouter quelques lignes à tel
                chapitre, de préférence au bas de telle page; puis
                encore une ou deux ici, la moitié d'une phrase là.
                L'éditeur ayant jugé qu'il y avait déjà trop de blancs,
                trouvait plus économique de faire remanier son texte par
                l'auteur que par l'imprimeur. 
               C'est que de pareils livres ne sont
                plus faits pour être lus, mais pour être vus. 
              (L'Opinion.)  
            III.- Livres
              de luxe, la plaquette hors de prix tirée à vingt-cinq
              exemplaires et contenant une douzaine de lignes d'un
              auteur oublié, surabondent. Il en éclôt une douzaine par
              jour. C'est comme des champignons dans la forêt après la
              pluie. 
            Où trouve-t-on tout ce japon, tout ce chine, tout ce vergé à la cuve, ce vélin, ce hollande? De quel stock d'avant-guerre, inépuisable, sort ce papier splendide, qui fait jaunir d'envie le jeune auteur imprimé sur de tristes et friables buvards? Mystère. Le fait est qu'il est là, qu’il s'étale partout, et qu'une petite promenade chez un marchand de bouquins vous fait croire qu'il n'existe plus, dans ce commerce spécial, que des papyrus de luxe, et, dans la littérature, que des œuvres hors série, rarissimes, hermétiques, farouchement défendues au grand public.  Pauvre grand public! Jamais on ne l'a plus tenu à
                l'écart, jamais on ne l'a tant méprisé!… Et, pourtant,
                c'est à toi qu’appartient cette catégorie si
                intéressante de lecteurs qui s'appellent les jeunes gens
                pauvres. Ah! quel regard d'impuissant désir ils jettent
                sur ces plaquettes suaves, sur ces brochures interdites!
                Mais ils n'osent pas les feuilleter, ni même les
                entr'ouvrir. À bas les pattes! La virginité de ces
                blanches personnes appartient aux Souscripteurs, race
                puissante, autoritaire, lointaine; aux Souscripteurs
                c’est-à-dire aux nouveaux riches. On leur a dit que
                d’avoir des livres rares ça faisai chic. Ils achètent
                des livres rares. 
              Bien entendu, ils ne les lisent point. Car lire, ça ne fait plus chic du tout. C'est même quelque chose d'un peu vulgaire, qu'on laisse aux petites gens. Eux, les nouveaux riches, ils déposent avec soin la plaquette sur un rayon de leur bibliothèque (sans la couper, parce que ça déprécie l'objet) et après l'avoir recouverte d'un beau papier cristal qui l'isole encore plus des contacts salissants. Et ils ne la touchent plus jamais. Et voilà. Et comme pas un seul des exemplaires d'un de ces tirages magnifiques n'échappe aux souscripteurs, on peut dire que pas un seul de ces exemplaires ne sera lu. Non, aucune fuite n'est à craindre. Les jeunes gens qui aiment à lire peuvent à jamais en faire leur deuil. Qu'ils retournent à Fantomas si le cœur leur en dit.  On m'a expliqué que ce phénomène n'avait rien
                d'étonnant, qu'il était dû à la spéculation. 
              Je m'en serais douté. Francis de Miomandre (Excelsior)  
            PHILOXÈNE BISSON  | 
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