Le
chasseur de livres, les vilains spéculateurs, les
bouquinistes - I
Extrait de Mémoires d'un bibliophile |
Jean-Baptiste Tenant de Latour (La Tour) (1779-1862), en 1846 bibliothécaire du roi Louis-Philippe au château de Compiègne, et toute sa vie ardent bibliophile, a laissé des Mémoires d'un bibliophile (E. Dentu, 1861). Dans ce livre conçu comme une suite de lettres adressées en décembre 1838 à Madame la comtesse de Ranc… (dix-sept chapitres, dix-sept lettres), il nous donne à voir les libraires de la Restauration.
Jean-Baptiste Tenant de Latour appartint à l'écurie de savants annotateurs ayant travaillé, sous la direction de Pierre Jannet, à la création de la Bibliothèque elzévirienne, ou Collection Jannet. On rappelle que les éditions Plein Chant ont réimprimé plusieurs volumes de cette fameuse collection de livres de format 16x10 cm, recouverts de percaline rouge, imprimés avec des caractères néo-elzéviriens : La nouvelle Fabrique des excellens traits de vérité, par Philippe d'Alcripe ; Le Panthéon et Temple des oracles…, par François d'Hervé, propre à supprimer l'ennui des heures désœuvrées ; les Chansons de Gaultier-Garguille, avec une introduction et des notes par Édouard Fournier ; Le grand Parangon des nouvelles nouvelles, par Nicolas de Troyes.
J.-B. Tenant de Latour,
Mémoires d'un
bibliophile (1861)
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J'ai parlé de la librairie
militante : j'ai voulu indiquer par là non pas une
librairie spécialement affectée aux ouvrages de
polémique, mais ces jeunes débutants du corps des
libraires, qui, notamment sous la Restauration où un
grand mouvement fut imprimé aux publications de tout
genre, ne pouvant se résigner, comme le faisaient leurs
anciens, à mettre plusieurs années pour former un fonds
destiné à s'épuiser avec la même lenteur, et voulant
arriver à la fortune d'un seul bond, se mettaient à
éditer, éditer avec une ardeur incessante jusqu'à
ce que la fortune eût, en effet, secondé leurs efforts,
ou jusqu'à ce qu’ils eussent vu leurs aspirations, sinon
entièrement déçues, du moins restreintes à des limites
bien en deçà de leur première pensée. Prenez garde,
Madame, que nous sommes ici fort loin de ces
vilains spéculateurs n'ayant que l'argent seul en
vue, comme celui dont les cyniques aveux ont marqué les
commencements de cette lettre ;
parmi ces jeunes hommes présumant, parfois, un peu trop
de leurs forces, il y en avait de fort inquiétants, et
plusieurs d'assez lettrés pour pouvoir apprécier avec
justesse le mérite littéraire d'une grande publication,
comme un acteur d'élite, incapable de créer une œuvre
dramatique d'un ordre élevé, sait, pourtant, juger avec
un discernement sûr des chances de réussite qu'elle peut
présenter. Ils faisaient de la librairie avec autant de
goût que d'intelligence, travaillaient avec autant de
plaisir que d'activité, n'ayant, en un mot, à se
reprocher que cette ambition un peu hors de mesure, mais
fermant quelquefois la bouche aux censeurs par un succès
inespéré.
Je dois nommer avant tous, le célèbre
Ladvocat (…)
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Notes.
Après les
libraires ayant pignon sur rue, voici les
bouquinistes, appelés ici des étalagistes.
L'hémistiche de Boileau cité : « Parer demi-rongés », est extrait de la Satire IX. Les « rebords » du texte viennent également de là : Vous pourez voir
un temps vos écrits estimez,
Courir de main
en main par la ville semez :
Puis delà tout
poudreux, ignorez sur la terre,
Suivre chez
l'Epicier Neuf-Germain et la Serre :
Ou de trente
feüillets reduits peut-estre à neuf,
Parer
demi-rongez les rebords du Pont-Neuf.
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J'ai dit
que je terminerais ici cette énumération des jeunes
libraires-éditeurs, j'aurais dû dire des libraires en
général. Je ne la pousserai pas, en effet, plus loin
mais je ne veux pas quitter la plume sans vous avoir
entretenue quelques instants d'un accessoire du corps de
la librairie qui a bien son mérite à plusieurs égards.
Ainsi, peu soucieux des dédains affectés de ceux dont
tout l'esprit consiste à rabaisser outre mesure tout ce
qui ne leur impose point par une taille de géant, je
vais vous parler des étalagistes.
Mais avant de vous parler des
étalagistes, peut-être est-il besoin que je vous dise un
mot des étalages mêmes, auxquels je n'ai touché,
jusqu'ici, que par occasion. Ce sont, comme vous le
savez, de grandes, de médiocres ou de petites quantités
de livres qu’on étale soit contre certains murs
laissés à la disposition des bouquinistes, soit contre
des cloisons provisoires, soit enfin et surtout dans des
échoppes placées sur les rebords des ponts et des quais.
Assigner les mille origines de ces livres de toutes
sortes, de tous formats et de toute valeur, c'est ce que
nul ne saurait faire. L'on ne pourrait, tout au plus, en
indiquer que quelques-unes. C'était autrefois, selon
toute apparence, le simple rebut de ventes après décès
ou d'autres ventes accidentelles ; c'étaient aussi,
suivant Boileau, et encore aujourd’hui, hélas !
quelquefois, des livres nouveaux qui n'avaient pas
trouvé un débit suffisant chez les libraires, ou qui
tombés promptement dans le discrédit public allaient Parer demi-rongés, etc.
dans les temps qui suivirent 1793,
les livres enlevés aux maisons des émigrés, aux
bibliothèques des châteaux, surtout à celles des
couvents, et enfin le trop plein des dépôts qu'avait
fait faire le gouvernement de l'époque, en attendant
qu’il leur fût donné une destination définitive, vinrent
porter dans les étalages étonnés une splendeur inconnue
jusqu'alors. En effet, lorsque, à côté du bouquin, hôte
ordinaire de l'échoppe, l'on apercevait des livres d'une
conservation inusitée, de belles reliures, des dorures
sur tranches, etc., l'on conservait peu de doute sur
l'origine de ces livres, même quand les armoiries,
quelquefois odieusement grattées, d'une grande maison,
ou de quelque monastère, ne venaient pas donner toute
certitude à cet égard. Ce triste temps eût donc été un
bien bon temps pour les amateurs si on leur eût laissé
les moyens de songer à augmenter leurs bibliothèques, ou
plutôt si ce n'eussent pas été là, souvent, les débris
de leurs propres collections. Mais jamais un acquéreur
quelconque ne manque dans aucun temps aux objets dont la
possession peut exciter le moindre désir. Après les
amateurs spoliés il se trouva d'autres amateurs pour
acquérir les livres de leurs bibliothèques, et ces
ornements inaccoutumés des échoppes disparurent peu à
peu pour ne laisser après eux que ce que nous avons
depuis. Comme les bibliophiles de nouvelle création
étaient trop habiles pour abandonner leurs châteaux, et
courir les chances d'une confiscation, les étalages ne
s'alimentèrent plus guère que des lots mis en
adjudication à la suite des grandes ventes, de ce que
l'adroit bouquiniste tirait des mains de l'homme plus ou
moins lettré tombé dans le besoin, et enfin de ce que
venait lui offrir l'étudiant de mauvais aloi, lui
revendant à une énorme perte le livre que son père avait
quelquefois payé fort cher. Quoi qu'il en soit, et tels
qu'ils sont de nos jours, les étalages offrent encore
aux chercheurs un champ qui n'est pas entièrement frappé
de stérilité, un champ plein de jouissances
imprévues ; car, de même que l’homme riche qui
visite nos grandes librairies n'éprouve, dans les
acquisitions considérables qu'il peut y faire, que la
froide satisfaction du grand seigneur égorgeant dans son
parc l'innombrable gibier qu'on rassemble autour de
lui ; de même l'amateur qui, après de longues
recherches, rencontre, au fond d'une humble échoppe, le
livre qui, dans ce moment, occupait plus
particulièrement sa pensée, goûte l'indicible plaisir du
chasseur passionné qui rentre, le soir, au milieu des
siens, ayant dans sa gibecière le lièvre après lequel il
a couru tout le jour.
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