Broderies
sur l'or, les trésors et l'ordure
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Les enfants écoutaient…
Camille et Madeleine , les petites filles modèles,
Marguerite de Rosbourg, une autre petite fille modèle et
Sophie la malchanceuse, côté filles; côté garçons, leurs
cousins, Léon le faible avec son frère, Jean de Rugès,
le parfait et le malicieux petit bonhomme de sept ans,
Jacques. Ils écoutaient, fascinés on l’imagine,
Monsieur de Rugès qui déroulait une histoire de
revenants. L’histoire? Vers 1747, un maréchal en route
vers l’Allemagne demande un soir l’hospitalité dans une
auberge, en pleine campagne. Confuse, l’hôtesse ne peut
lui offrir qu’une chambre inhabitée depuis longtemps,
dans la tour d’un château en ruines, et le prévient
honnêtement que la nuit, des revenants envahissent
la tour. Minuit sonne, un homme en cuirasse entre
dans la pièce où le maréchal était couché. Le maréchal
et lui se défient; le maréchal, vaincu, se voit
cependant récompensé pour son courage: le
chevalier l’emmène dans un caveau de la tour,
dallé de pierres noires. Sous l’une d’elles repose le
trésor du chevalier, où le maréchal pourra venir puiser
et emporter autant d’or et de pierres précieuses qu’il
voudra, mais de minuit à deux heures seulement; et
interdiction de soulever les autres dalles, recouvrant
des trésors appartenant à d'autres familles. Le
chevalier allait donner au maréchal le moyen de
reconnaître la bonne dalle quand… l’horloge sonna deux
heures et le chevalier disparut.
«Comment vais-je, la nuit
prochaine, à minuit, pouvoir reconnaître la
dalle?» se demande le maréchal. Juste à ce moment, il
ressentit de cruelles douleurs d’entrailles (…). Le
maréchal se prit à rire: "C’est mon bon ange, dit-il,
qui m’envoie le moyen de déposer un souvenir sur cette
dalle précieuse. Quand j’y viendrai demain, je ne
pourrai la méconnaître…" Aussitôt dit, aussitôt fait,
poursuivit M. de Rugès en riant».
M. de Rugès continue son
histoire: le maréchal regagne sa chambre, lorsqu’il
entend frapper à la porte. Son valet de chambre venait
le réveiller: chevalier, dalles, trésor, tout n’avait
été qu’un rêve. Un rêve, «excepté le souvenir qu’il
avait cru laisser sur la dalle et que ses draps avaient
reçu». Qu’à cela ne tienne, le maréchal brûle dans la
cheminée les draps salis. «L’honneur est sauf, dit le
maréchal», et à l’hôtesse qui réclamait ses draps, il
répondit que les revenants les avaient emportés, ce qui
ne la surprit en rien.
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Glose Ce que
l'on vient de lire paraphrase et cite ce qu'écrivait
la comtesse de Ségur dans Les Vacances, au chapitre «Les
revenants». Dans Rêves d'avant la
mort (Plein Chant, 2006, p. 66),
Michel Ohl, d son côté, avait intégré le rêve des Vacances à ses
propres rêves: «Je me rappelais ce rêve scatologique
du général de la comtesse de Ségur (Les vacances).
Rappelez-vous pour repérer le trésor inventé en rêve
le rêveur chie auprès? Au réveil hoÿ hoÿ hoÿ les
draps!»
Dans Les Vacances, avant de faire parler M. de Rugès, le frère de Madame de Fleurville, la comtesse a prévenu, en note, que l'anecdote était historique. Le maréchal de l'histoire était Philippe Henri de Ségur (1724-1801), l'arrière-grand-père de son mari, le comte Eugène de Ségur (1798-1863), qu’elle avait épousé le 14 juillet (sic) 1819 à Paris. Philippe Henri de Ségur, nommé ministre de la guerre par Louis XVI, avait été promu maréchal en 1783. Les lecteurs pourraient songer, lisant le texte ci-dessus, Michel Ohl ou la comtesse de Ségur, à l'odeur d'un autre souvenir, dans une facétie de Pogge: De l'homme qui trouva de l'or en dormant. |
L E P O G G E |
De
l'homme
qui trouva de l'or en dormant.
Un de nos amis racontait qu'une nuit, en rêve, il avait trouvé de l'or. - «Prends garde, lui dit un des auditeurs, qu’il ne t'en advienne comme à un de mes voisins qui vit son or se changer en ordures.» Sur notre demande, il nous raconta le songe de cet individu: - «Mon voisin rêva une nuit, que le diable l'avait conduit au milieu d'un champ pour y déterrer un trésor. Il trouva beaucoup d'or… Il n'est pas permis, lui dit alors le démon de l'enlever maintenant, fais une marque à l'endroit de manière à pouvoir seul le reconnaître. Notre homme ayant demandé quel signe il pourrait bien employer: - Chie dessus, dit le diable, c'est le meilleur moyen pour que personne ne suppose qu'il y a de l'or dessous, toi seul connaîtras le secret. La chose fut trouvée parfaite, mais le rêveur, se réveillant aussitôt, constata qu'il s'était horriblement lâché le ventre dans son lit. Il se lève alors au milieu des excréments et de l'infection, puis, voulant prendre l'air, il pose sur sa tête un capuchon dans lequel un chat venait de faire ses ordures. Furieux de l'odeur infecte qui le poursuivait, il s'empressa de se laver la tête et les cheveux. C'est ainsi qu'un rêve d'or s’évanouit dans l'ordure. |
Deuxième glose Pogge,
Poge, le Poge Florentin, autrement dit Poggio
Bracciolini (1380-1459), secrétaire de huit papes, se
reposait en écrivant des facéties, employant la langue
qui lui était naturelle, le latin. Imprimées
posthumes, en 1470, elles coururent le monde, et l'on
ne compte pas leurs éditions. On ne compte pas non
plus les auteurs, entre autres français, qui ont puisé
leur inspiration dans ces courtes histoires
destinées à faire rire plutôt que sourire. On a donné,
ci-dessus, la traduction par Alcide Bonneau, publiée
(facétie CXXX, t. II, p. 18) dans Les
Facéties de Pogge, traduites en français avec
le texte latin, édition complète, Paris, Isidore
Liseux, Éditeur, 1878, 2 vol.
Guillaume Tardif, lecteur du roi Charles VIII, traduisit les historiettes vers 1492, en une paraphrase plutôt qu'une traduction, ce qui ne leur ôte rien de leur intérêt, au contraire; mais la facétie De l'homme qui trouva de l'or en dormant est absente du recueil de Guillaume Tardif. On peut le vérifier en lisant, aux éditions Plein Chant (1994) la réimpression de l'édition donnée par Anatole de Montaiglon chez Léon Willem, Paris, 1878 - l'année même de l'édition chez Isidore Liseux! -, Les Facécies de Poge, Florentin. Dans l'esprit des Facéties de Pogge, mais adoptant une toute autre structure littéraire, Béroalde de Verville fit paraître en 1610 Le Moyen de parvenir, contenant la raison de tout ce qui a été, est et sera, un livre fascinant et déroutant. Les textes, où l'on peut entendre dialoguer, par exemple, Néron, Cicéron, Théodore de Bèze et d'autres, portent tous, en titre, un substantif: Point, Paraphrase, Axiome, Songe, etc. Le texte que l'on donne ci-dessous est extrait du quarante-cinquième dialogue, Texte. Le Moyen de parvenir a connu de nombreuses éditions, on donne ci-dessous celle qui parut aux éditions Garnier frères, s.d. (1879). Une édition contemporaine est parue aux éditions Passage du Nord-Ouest, 2002. |
Le M O Y E N de P A R V E N I R |
Un extrait de
Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir
(…) Dieu vous fit bon comme farine, et vous estes meschant comme bran*. Et afin que vous le sçachiez, je vous diray d'où vient ce dictaire**, et je me depescheray afin que le bon homme ait son sac. Il y avoit un pauvre païsan qui avoit quantité d'enfans et n'avoit point de pain pour leur donner, pour lors que la famine pressoit. Une nuict, s'estant endormy de tristesse, il songea qu'il trouva le diable qui le consola, et luy dit que, s'il vouloit, il luy donneroit de quoi bailler à disner à son menu peuple; et là-dessus le mena en une forêt obscure où il luy monstra de grands sacs pleins de farine. Le païsan, esbahy et aise, dit: «Mais comment trouveray-je ce lieu, si j'en pars?» Le diable lui dit: «Eh chie auprès pour le remarquer.» Le triste pauvre homme s'efforça et fianta dans le lict plus que six ladres constipez ne feroient par un clistaire*** enforcé de quadruple dose de fine bénédicte. A son resveil, il trouva le bran, en quoy s'estoit reduite toute ceste diabolique farine. * merde. ** dicton. *** clystère. |
Troisième glose Le Moyen de parvenir
fut édité et réédité, presque sans cesse, au XVIIIe
siècle d'avant la Révolution, et les auteurs de contes
en vers folâtres, comme on disait pendant la
Renaissance, libres comme on dira moins joliment plus
tard, en firent leur miel. Tant et si bien qu'en 1757
parut une nouvelle édition du Moyen de parvenir
de Béroalde de Verville (A*******, 100070057) qui
donnait les «Contes tirés du Moyen de parvenir».
Michel Ohl se souviendra de ce passage du Moyen de parvenir dans L'An Pinay: «(…) l'écureuil
Surgit, haletant: "An… Ange ch… chu… là-bas! là-bas
loin! mauvaise fwacture! veniw! veniw! vite!" Je
saisis ma colle à saints os, mon Sparadrapum, mais…
le trésor! le trésor! comment retrouver le trésor au
Retour? "Chie-z-y auprès!" fit un enfant de chœur
succinct qui s'éclipsa en gouaillant "À
l'irrevoyure!": je me réveillai tout embrené.»
Ci-dessous, la fin du conte de Grécourt, Le trésor découvert, dont le passage cité se trouve dans les Œuvres diverses de M. de Grécourt, nouvelle édition, A Londres (Paris), 1780, t. I, pp. 100-102. |
G R É C O U R T |
Le trésor découvert Pour l'intelligence du conte, il suffit de
savoir que l'Esprit est le fantôme d'un défunt
gouverneur de César.
(…)
Et se trouvant dans un jardin : Vois-tu, dit l'Esprit à Turpin Où se joignent ces deux allées : C'est-là que depuis tant d'années Est telle quantité d'argent Que tu dois en être content. Puisque le Ciel te le destine, Rends grace à la Bonté divine De t'avoir conduit en ce lieu. Je rends, dit Turpin, grace à Dieu Des bontés qu'il me fait paroître. Mais, Seigneur, comment reconnoître, Où trouver un si grand bienfait ? Comment ? laisse-y ton bonnet. L'Esprit gagne une autre avenue, Et Turpin le suit tête nue. Voilà, dit-il, un autre endroit ; Que peux-tu croire que ce soit, Turpin ? Foi d'ombre, je te jure Que c'est de l'or, & sans mesure ; Il est caché dessous nos pas : Demain matin ne manque pas De venir faire cette prise. Fais dans ce lieu creuser un trou. Fort bien ; mais comment connoître où ? Comment ? Laisse-y ta chemise. Il le suit & reste aussi nud Que quand au monde il est venu. Passons, dit le défunt Monarque, Passons dans cet autre détour. Vois-tu l'endroit que je te marque, Turpin, dès la pointe du jour Viens-y. Ce sont mes pierreries Qu'autrefois j'avois si chéries, Perles & diamans très-beaux, Tu les trouveras à monceaux. Et ! comment remarquer la place ? Comment pouvoir ! … fais-y caca. Il fit ce qu'on lui commanda. Après l'Esprit le ramena Dedans son lit près de Silvie ; Il y dormit jusqu'au soleil. Enfin pourtant il se réveille, Et sa honte fut sans pareille Quand, tout rempli de son trésor, À son épouse qui sommeille, Voulant parler d'argent & d'or, Il apperçoit avec surprise Qu'il avoit fait dans sa chemise, Ou si vous voulez dans son lit Le caca que je vous ai dit. Voulez-vous que je vous étale Sur ce sujet quelque morale ! La morale s'entend assez : Les contes qu'on fait des fantômes, Et dont on feroit bien des tomes, Sont visions d'esprits blessés. |
Glose ultime Lorsque Grécourt reprend à son compte l'historiette, il ne pense pas à Pogge, mais à Béroalde de Verville. Il apporte cependant sa touche: le héros ne défèque pas immédiatement, il ne le fait qu'a la dernière extrémité, lorsqu'ayant utilisé comme signes son bonnet puis sa chemise, il est dépourvu de tout. Peut-être, par civilité, Grécourt a-t-il délibérément reculé le moment où il faudrait écrire donc faire entendre, le mot caca, que son caractère puéril rend au mieux incongru, au pire tout à fait inconvenant. Mais à vrai dire, le goût de Grécourt pour l'inconvenance le poussait à reculer le moment délicieux où les amateurs de folastries atteindrait enfin le sommet; cela s'appelle: faire durer le plaisir. Lorsque la comtesse de Ségur avertit ses lecteurs, bien qu'ils soient des enfants, que l'aventure narrée par M. de Rugès est réelle, que veut-elle montrer? Que son aïeul (par alliance) avait été brave, puisqu'il n'avait pas eu peur du revenant? Et il est vrai que sa bravoure, il l'a montrée à la bataille de Laufeld en 1747. Mais l'anecdote, de qui la tenait-elle? Elle devait être transmise de génération en génération aussi conclurait-on volontiers que le maréchal - s'il a donné en son temps l'histoire pour vraie - ou l'un de ses descendants, si elle fut attribuée au maréchal, avaient lu, et attentivement, les Facéties de Pogge ou Le Moyen de parvenir, et plutôt le second que le premier. On les félicitera de leurs goûts littéraires, mais non de leur honnêteté intellectuelle. Si Grécourt termine Le trésor découvert par un moralité que l'on pourrait traduire par: les revenants reviennent en rêve, la comtesse termine l'histoire de M. de Rugès par des draps brûlés. On ne peut savoir si elle a ajouté cette fin, qui n'aurait pas appartenu à l'anecdote familiale, mais on aimerait le croire: elle touchait le point douloureux de l'anxiété du petit enfant qui a fait pipi au lit et ne sait comment abolir ce qui s'est passé malgré lui. La comtesse a trouvé la bonne solution: détruire les draps en les réduisant en cendres. Et enfin, si vous voulez oublier la rencontre de l'or et de l'ordure, lisez le premier numéro de la revue Plein Chant dans sa nouvelle présentation d'alors (19 x 13 cm), daté de mars-avril 1981: L'or et l'obscur, du titre de la première contribution, un poème en prose par Jean-Pierre Otte. |