Éditions PLEIN CHANT

Marginalia



Adoré Floupette et Laurent Tailhade

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Les Déliquescences, poèmes décadents d'Adoré Floupette
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Les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette, parurent pour la première fois sous l’adresse Byzance, chez Lion Vanné, éditeur, en 1885. Achevé d’imprimer sur les presses de Lutèce, le deux mai mil huit cent quatre-vingt-cinq, pour Adoré Floupette, par Léon Épinette, imprimeur, 16, boulevard Saint-Germain, Paris. Cent dix exemplaires ont été tirés dont dix seulement portent les noms des auteurs sur la couverture. Lion Vanné cachait à peine, juste assez pour que le lecteur sache qu’il se trouvait devant une parodie, Léon Vannier, imprimeur, 19, quai Saint-Michel. Léon Épinette était le nom réel d’un poète et auteur dramatique, le directeur de la feuille Lutèce, qui écrivait dans son journal sous le pseudonyme collectif de Jacques Trémora recouvrant un trio: lui-même, Charles Morice et Georges Rall (Tré-zenik, Mo-rice, Ra-ll).
   Le recueil parut de nouveau, toujours en 1885, le 28 juin, intitulé Les Déliquescences, Poèmes décadents d’Adoré Floupette avec sa vie par Marius Tapora. La vie d'Adoré Floupette, signée par Marius Tapora, pharmacien de 2e classe, était de la même eau blagueuse que les poèmes, mais en prose, et il faut y voir un réel pamphlet, non pas une parodie. Les éditions Plein Chant ont reproduit cette édition de juin 1885 en fac-similé.
   En 1911, le nom des auteurs fut imprimé pour la première fois par Ad[olphe] van Bever, qui inaugurait la collection «Les Maîtres du Livre», chez Georges Crès, avec Les Déliquescences, poèmes décadents d’Adoré Floupette, par Gabriel Vicaire et Henri Beauclair.



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  Adoré Floupette et Laurent Tailhade
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Dans Les Déliquescences on peut lire (pp. 62-67) une «Symphonie en Vert mineur. Variations sur un thème vert pomme». Le vert, comme un thème musical, est présent dans les quatre mouvements: dans Andante, l'azur «Depuis qu'il n'est plus bleu, nous voulons qu'il soit vert»; dans Scherzo, «Ah! verte, verte, combien verte, / Était mon âme, ce jour-là!»; dans Pizzicati, «Mon âme est verte»; dans Finale, les sentiers sont «Verts d'Églantiers», mais aussi «Fi des verdeurs!» Verte, verte, combien verte est l'absinthe, qui apparaît en toutes lettres dans Scherzo: «C'était, - on eut dit - une absinthe».

 «L’heure verte» était l’heure où les habitués des cafés dégustaient leur absinthe. Cela pouvait se faire de manière mondaine, comme dans le dessin de Steinlen, ci-dessus, ou comme sur cette affiche (H. Thiriet, vers 1895) où, on le notera, l'absinthe est blanche:



 
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Retour à la couleur verte avec ce détail d'un dessin du Triboulet, où l'on sort de l'univers des gens du monde:



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Voici Scherzo où l'on reconnaît Vert-Laine, antiphrase de Bleucoton qui,  dans la Vie d'Adoré Floupette par Marius Tapora, cette revue satirique des poètes et romanciers contemporains, qui précède les poèmes décadents d'Adoré Floupette désigne Verlaine.


SCHERZO

Si l'âcre désir s'en alla,
C'est que la porte était ouverte.
Ah ! verte, verte, combien verte,
Était mon âme, ce jour-là !
C'était - on eut dit, - une absinthe,
Prise, - il semblait, - en un café,
Par un Mage très échauffé,
En l'Honneur de la Vierge sainte.
C'était un vert glougloutement
Dans un fossé de Normandie,
C'était les yeux verts d'Abadie
Qu'on a traité si durement.
C'était la voix verte d'un orgue,
Agonisant sur le pavé ;
Un petit enfant conservé,
Dans de l'eau très verte, à la Morgue.
Ah ! comme vite s'en alla,
Par la porte, à peine entr'ouverte,
Mon âme effroyablement verte,
Dans l'azur vert de ce jour-là !


Notes
On rappelle :
Ô triste, triste était mon âme
À cause, à cause d'une femme.
(Verlaine, Romances sans paroles,
Ariettes oubliées, VII.)


Abadie est le poète Michel Abadie (1866-1922).

 

L'histoire ne s'arrête pas là, car l'idée de la symphonie en vert mineur, composée en cinq quatrains d'octosyllabes, fut reprise par Laurent Tailhade, ce qui donna, mais sans allusion à l'absinthe, Parabase symbolique. Dans la manière des plus accrédités rimeurs de ce temps-ci, écrit en juillet 1887 (Au Pays du Mufle, Bibliothèque artistique et littéraire, 1894, p. 125; Poèmes aristophanesques, Mercure de France, 1904, p. 159).
   
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PARABASE SYMBOLIQUE
  Dans la manière des plus accrédités rimeurs de ce temps-ci

Pour une exode gagaïque,
Nous nous embarquerons en la
Jonque de plate mosaïque,
Sur l'étang vert du ton de la.
Le trombone fauve à coulisses
Pleure l'hymen du nénufar
Et les délices des lis lisses.
Innocence, ô le premier fard !
La brique cède à la turquoise
Dans l’occidentale splendeur :
Tour chinoise ! Rive narquoise !
Mont Tai-chan noir de verdeur !
La lune luit. Hors de sa cage,
L'ibis (qu'on incrimine, à tort)
Fuit le sinistre marécage
Hanté du noir bombinator
Et dans la vasque où la cuscute
Mire ses pistils gracieux,
Le croissant d'or fin répercute
La courbe exquise de tes yeux.
 
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Note.
   Le bombinator est un crapaud. La cuscute,  sorte de liane qui pousse en Chine, passait pour être aphrodisiaque.
   

 
 

La parabase symbolique était-elle une revanche, la parodie d'une parodie? Sans aucun doute, car Pizzicati, le troisième mouvement de la symphonie en vert mineur, pastichait cruellement des vers de Tristesse au jardin (Vitraux, dans Poèmes élégiaques, Mercure de France, 1907, p. 199). Passer du pétunia au tænia ne pouvait que blesser Tailhade, et plus encore se voir, poète, traiter de ver solitaire dans le dernier vers «C'est moi qui suis le solitaire».
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PIZZICATI

Les Tænias,
Que tu nias,
Traîtreusement s'en sont allés.
Dans la pénombre,
Ma clameur sombre
A fait fleurir des azalées.

 
TRISTESSE AU JARDIN

Le doux rêve que tu nias
Je l'ai su retrouver parmi

Les lis et les pétunias,

Fleurs de mon automne accalmi.

 
Mon rêve par les allées
Cueille des branches d'azalées.

 
 
 

 
 
De toute façon, Tailhade était  né pour une parodie fondée sur l'amplification de figures de style répétitives, devenues des tics d'écriture, à tel point que, signalait Ernest Raynaud dans les Quatorzains d'été (publiés pour la première fois dans Le Décadent), «il se parodiait lui-même» (E. Raynaud, La Mêlée symboliste [1918], Nizet, 1971, p. 29). Une lecture de Laurent Tailhade dans cette perspective serait intéressante à faire. Ici, l'absinthe et Laurent Tailhade également oubliés, on notera que vert, au moins pour l'oreille sinon pour les yeux, rime à vers, mais aussi à pervers. 

Si tes yeux sont verts,
Mon cœur est pervers.
(Bal décadent, dans Les Déliquescences, p. 77.
)
 
  Comme le disait l'ineffable Adoré Floupette au non moins ineffable Marius Tapora: «De la perversité, mon vieux Tapora. Soyons pervers; promets-moi que tu seras pervers.» Et cela, tous deux attablés devant un verre d'absinthe? 
 

 
 


 
ILLUSTRATIONS
 
Ci-contre: Fleuron de couverture par Joseph Hémard, pour Gabriel de Lautrec, Souvenirs des jours sans souci (1938).
 En haut: Illustration de Steinlen, La Revue illustrée, 1er juin 1886. On reconnaît le café Tortoni, boulevard des Italiens.
 En bas et en vert: Détail d'un dessin ici colorié au point de paraître un tract anti-alcoolique, paru en noir et blanc dans Le Triboulet, dimanche 24 août 1879, pour illustrer Les buveurs, un article signé Saint-Patrice.
 
 
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