Au fait, dis‑je en
m'adressant à Lazo, j'ai regardé quelques‑uns des
livres dans votre bureau. Comment se fait‑il qu'ils
aient des trous pareils ?
— A cause d'une lecture trop attentive ! dit
sérieusement Lazo. Je vous assure !
— Certes, certes, mais encore quoi ? dit sa
femme. Ce barbare tire dedans !
Mon regard se porta sur Lazo. Celui‑ci était déjà pris
d'un fou rire.
— Ce n'est pas vrai ! s'écria-t-il. — Et quoi encore ? Et Mirabeau, qui a
tiré dedans ?
— Ma petite maman, ce Mirabeau était une canaille et
j'ai tiré dedans par patriotisme !
Nina Pavlovna se leva, alla dans la pièce voisine et
revint tout de suite avec un vieux livre dans les
mains.
— Voilà, admirez ! dit‑elle en me tendant un
petit volume relié en peau foncée. Je l'ouvris et la
première chose qui me sauta aux yeux fut un trou rond
au milieu de la gravure du portrait de Mirabeau ;
ce quatrain était écrit sous celui‑ci :
« Contre
Mirabeau un juste jugement du ciel a été accompli.
C'était un malheur qu'il naquît sur cette
terre,
Il mourut, ce qui fut le plus grand service
Qu'il pouvait rendre à l'humanité. »
— Vous voyez, à la place du
nez, il y a un trou.
— Ma petite maman, mais enfin, c'était un
Français ! Chez eux ça se fait ! expliqua
Lazo en riant. Je n'ai pas fusillé les autres !
— Et Schiller, qu'est-ce qu'il t'a fait ? Une si
merveilleuse édition !
— Allons, c'est un Boche, est-ce que cela vaut la
peine d'en parler ? Je ne l'ai pas fusillé, je me
suis simplement exercé au tir, c'est différent. Je ne
peux quand même pas, ma petite maman, désapprendre à
tirer ! Et si soudain on me provoquait en duel
cause de toi !
— Allons, tu dis des sottises !
Lazo se renversa sur son siège, agita ses bras et
éclata de rire.
— Et les tout petits trous dans les livres, d'où
viennent-ils ? demandai-je perplexe. J'avais
l'impression que mes interlocuteurs plaisantaient.
— Mais c'est toujours à cause de lui : quand il
s'ennuie il tire sur les livres au vol avec de la
chevrotine !
— Ma petite maman, ce n'est quand même pas de ma faute
si nous n'avons pas de bécasses ! Et n'exagère
pas, tout de même : je ne tire que sur les petits
formats ! Je suis un bibliophile, le petit
format, c'est ma faiblesse : vous savez, parfois
un petit format ressemble tout à fait à une bécasse,
quand il vole !
— Il n'a rien à faire, alors il organise des battues
de livres !
— Dans ce cas, permettez-moi de piller votre
bibliothèque ! déclarai-je d'un air résolu.
— Je vous en prie ! s'écria Lazo. Je vous en
prie, prenez tout si vous le voulez !
— Et vous feriez bien ! remarqua Nina Pavlovna.
Après le thé, malgré l'insistance du
maître de maison pour aller voir un vrai monstre de
taureau de Simmental et les chevaux, je me rendis au
bureau pour m'occuper de la bibliothèque. Lazo s'était
écroulé sur le canapé, fumait et ne cessait de parler.
Les anecdotes, les rires, divers souvenirs, des
trépignements d'enthousiasme se succédaient de manière
ininterrompue. Je lui donnais parfois des répliques
saugrenues qui donnaient l'occasion à Lazo d'aiguiser
à mes dépens son ironie et de rire encore plus fort.
L’examen dura deux heures ; je mis
de côté une cinquantaine de livres finalement :
tout le reste était soit criblé de plombs, soit
déchiré et se trouvait d'une manière générale dans un
état incroyable. Vers la fin de mon travail Nina
Pavlovna vint nous rejoindre.
— Quel polisson ! Quel polisson ! dit-elle
plusieurs fois en voyant qu'un livre que j'avais ôté
des étagères était criblé de plombs et que je le
reposais à sa place en hochant la tête.
— Ma petite maman, ne me juge pas et tu ne seras pas
jugée ! Chez moi, c'est atavique ! s'écria
Lazo. On ne peut rien contre l'atavisme ! Je
serais ravi de ne pas tirer, mais je ne peux pas,
comprenez-vous, je ne peux pas : c'est plus fort
que moi. Ce sont les sacro-saintes traditions
paternelles ! Je ne suis pas un chasseur, mais
quand on en voit un là, posé de façon si dégoûtante,
moi, j'ai l'impression qu'il vole !
— Tais-toi, tais-toi !
— Pourrais-je vous acheter ces livres ? dis-je en
montrant ceux que j'avais mis de côté.
— Rien que ceux-là ? s'étonna Lazo. Mon pigeon,
prenez-les tous.
— Mais oui, c'est vrai, prenez-les tous, confirma sa
femme.
— Mais pourquoi ? répliquai-je.
— Mais oui, en effet ! Blagues à part : le
diable sait à quoi ils peuvent me servir !
— C'est vrai, c'est vrai ! intervint de nouveau
Nina Pavlovna.
— Emportez tout, je vous assure ! Ils ne font que
prendre de la place chez moi. Ils attirent la
poussière, et les puces !
— Pour ce qui est des puces, parlons-en, c'est à cause
de tes chiens ! remarqua Nina Pavlovna.
— Non, ma petite maman, c'est à cause des livres, je
vous assure, des livres ! hurla Lazo. Dès que tu
en prends un en mains, tu as tout de suite plein de
puces qui sautent sur toi ! Prenez-les, mon cher, je
vous les donne de tout cœur, les puces y
compris : faites-en de l'élevage chez vous, à
Piter, autant que vous le voulez !
(À la recherche des
âmes mortes, pp. 107, 108, 109)