Éditions PLEIN CHANT

Marginalia
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Note 2.

Au fait, dis‑je en m'adressant à Lazo, j'ai regardé quelques‑uns des livres dans votre bureau. Comment se fait‑il qu'ils aient des trous pareils ?
— A cause d'une lecture trop attentive ! dit sérieusement Lazo. Je vous assure !
— Certes, certes, mais encore quoi ? dit sa femme. Ce barbare tire dedans !
Mon regard se porta sur Lazo. Celui‑ci était déjà pris d'un fou rire.
— Ce n'est pas vrai ! s'écria-t-il.
— Et quoi encore ? Et Mirabeau, qui a tiré dedans ?
— Ma petite maman, ce Mirabeau était une canaille et j'ai tiré dedans par patriotisme !
Nina Pavlovna se leva, alla dans la pièce voisine et revint tout de suite avec un vieux livre dans les mains.
— Voilà, admirez ! dit‑elle en me tendant un petit volume relié en peau foncée. Je l'ouvris et la première chose qui me sauta aux yeux fut un trou rond au milieu de la gravure du portrait de Mirabeau ; ce quatrain était écrit sous celui‑ci :

« Contre Mirabeau un juste jugement du ciel a été accompli.
C'était un malheur qu'il naquît sur cette terre,

Il mourut, ce qui fut le plus grand service
Qu'il pouvait rendre à l'humanité. »

— Vous voyez, à la place du nez, il y a un trou.
— Ma petite maman, mais enfin, c'était un Français ! Chez eux ça se fait ! expliqua Lazo en riant. Je n'ai pas fusillé les autres !
— Et Schiller, qu'est-ce qu'il t'a fait ? Une si merveilleuse édition !
— Allons, c'est un Boche, est-ce que cela vaut la peine d'en parler ? Je ne l'ai pas fusillé, je me suis simplement exercé au tir, c'est différent. Je ne peux quand même pas, ma petite maman, désapprendre à tirer ! Et si soudain on me provoquait en duel cause de toi !
— Allons, tu dis des sottises !
Lazo se renversa sur son siège, agita ses bras et éclata de rire.
— Et les tout petits trous dans les livres, d'où viennent-ils ? demandai-je perplexe. J'avais l'impression que mes interlocuteurs plaisantaient.
— Mais c'est toujours à cause de lui : quand il s'ennuie il tire sur les livres au vol avec de la chevrotine !
— Ma petite maman, ce n'est quand même pas de ma faute si nous n'avons pas de bécasses ! Et n'exagère pas, tout de même : je ne tire que sur les petits formats ! Je suis un bibliophile, le petit format, c'est ma faiblesse : vous savez, parfois un petit format ressemble tout à fait à une bécasse, quand il vole !
— Il n'a rien à faire, alors il organise des battues de livres !
— Dans ce cas, permettez-moi de piller votre bibliothèque ! déclarai-je d'un air résolu.
— Je vous en prie ! s'écria Lazo. Je vous en prie, prenez tout si vous le voulez !
— Et vous feriez bien ! remarqua Nina Pavlovna.
   Après le thé, malgré l'insistance du maître de maison pour aller voir un vrai monstre de taureau de Simmental et les chevaux, je me rendis au bureau pour m'occuper de la bibliothèque. Lazo s'était écroulé sur le canapé, fumait et ne cessait de parler. Les anecdotes, les rires, divers souvenirs, des trépignements d'enthousiasme se succédaient de manière ininterrompue. Je lui donnais parfois des répliques saugrenues qui donnaient l'occasion à Lazo d'aiguiser à mes dépens son ironie et de rire encore plus fort.
   L’examen dura deux heures ; je mis de côté une cinquantaine de livres finalement : tout le reste était soit criblé de plombs, soit déchiré et se trouvait d'une manière générale dans un état incroyable. Vers la fin de mon travail Nina Pavlovna vint nous rejoindre.
— Quel polisson ! Quel polisson ! dit-elle plusieurs fois en voyant qu'un livre que j'avais ôté des étagères était criblé de plombs et que je le reposais à sa place en hochant la tête.
— Ma petite maman, ne me juge pas et tu ne seras pas jugée ! Chez moi, c'est atavique ! s'écria Lazo. On ne peut rien contre l'atavisme ! Je serais ravi de ne pas tirer, mais je ne peux pas, comprenez-vous, je ne peux pas : c'est plus fort que moi. Ce sont les sacro-saintes traditions paternelles ! Je ne suis pas un chasseur, mais quand on en voit un là, posé de façon si dégoûtante, moi, j'ai l'impression qu'il vole !
— Tais-toi, tais-toi !
— Pourrais-je vous acheter ces livres ? dis-je en montrant ceux que j'avais mis de côté.
— Rien que ceux-là ? s'étonna Lazo. Mon pigeon, prenez-les tous.
— Mais oui, c'est vrai, prenez-les tous, confirma sa femme.
— Mais pourquoi ? répliquai-je.
— Mais oui, en effet ! Blagues à part : le diable sait à quoi ils peuvent me servir !
— C'est vrai, c'est vrai ! intervint de nouveau Nina Pavlovna.
— Emportez tout, je vous assure ! Ils ne font que prendre de la place chez moi. Ils attirent la poussière, et les puces !
— Pour ce qui est des puces, parlons-en, c'est à cause de tes chien
s ! remarqua Nina Pavlovna.
— Non, ma petite maman, c'est à cause des livres, je vous assure, des livres ! hurla Lazo. Dès que tu en prends un en mains, tu as tout de suite plein de puces qui sautent sur toi
! Prenez-les, mon cher, je vous les donne de tout cœur, les puces y compris : faites-en de l'élevage chez vous, à Piter, autant que vous le voulez !
(À la recherche des âmes mortes, pp. 107, 108, 109)



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