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J’avais lu toute ma vie, pour ne pas la vivre, et parmi dix mille livres, Calife-Cigogne, de Mihály Babits, traduit du hongrois, rêve, réel, on ne savait plus quel était quel, on évoquait Peter Ibbetson, de George du Maurier, la mort vous attendait au réveil, mais page 92 se lisait « La lecture, l’apprentissage des langues étrangères dans les livres est un travail d’automate. Il suffit de débuter, aucune autre action volontaire n’est indispensable par la suite. L’esprit de l’homme est imprégné par les livres comme le lit d’un fleuve par les eaux qui se déversent. Le courant arrive, dépose de la vase et repart jusqu’à ce que le limon recouvre l’intégralité du lit. », j’avais recopié ce passage, en le changeant un peu, « Lire te rend automate, tu entames le livre 1, ça continue tout seul, ton esprit est traversé, imprégné, comme le lit d’un fleuve par les eaux déversées, le courant dépose sa vase et repart, et elle recouvre entièrement le lit, et vous avale, tirelire, toi, ton âme d’un sou, et les croix plantées au-dessus. », et je l’avais envoyé aux Éditions de Minuit sous le nom de Lison Juskogla : « MM.
de Minuit, Voici
l’argument du livre du rêve de lecture mortelle mais
j’attendais encore la réponse le matin fatidique.
Dans Calife-Cigogne, pages 28, 33 et 35,
apparaissaient les Sarkozy, le papa Sarkozy, la maman
Sarkozy, et la petite Sarkozy (Ella).
Mayer, l’ami du narrateur, à la fête
champêtre de l’école « guettait les Sarkozy avec une
émotion manifeste, particulièrement Ella Sarkozy ».
Et si ces Sarkozy étaient notre
première famille de France ? m’étais-je demandé.
Mais non, voyons :
a) en 1916, l’année de Calife-Cigogne, le couple présidentiel
était loin d’être né ;
b) leur fille ne s’appellerait Ella, mais Giulia ; c) les Sarkozy de Calife-Cigogne n’existaient pas dans la
réalité, tandis que les Sarkozy du palais de l’Élysée,
eux, y
existaient, et comment ! et moi donc ! à
l’époque j’y lisais Tout, de Ladislav Klíma,
« La lecture est le mode de pensée le plus
commode : elle guide et porte le lecteur, comme
la marche infaillible du cheval son cavalier ivre
mort » (page 517), le cheval ramenait le cavalier
chez lui au milieu des Landes, pays d’illettrés, l’Office Humanisation Landes
déversait d’avion des tonnes de livres, Les Oiseaux, de
Daphné du Maurier, la petite-fille du George cité plus
haut, mais moins haut que le ciel d’où les avions de
l’OHL
balançaient des milliers et des milliers d’Oiseaux publiés en trilingue, vu la
minceur du récit anglais-français-gascon, les caisses
d’Oiseaux
avaient déjà tué, mutilé, nombre d’aborigènes, mais l’Opération
Oiseaux-Livres
durerait jusqu’à la totale alphabétisation de cette
peuplade, l’OHL
avait songé aussi aux Oiseaux d’Aristophane, mais les
Landais n’étaient pas mûrs, et l’éditeur des Oiseaux de Vesaas
avait piqué une crise démente à la seule ouïe de ce
titre glorieux, « La ruine de ma maison !
ruine ! rrruine !
rrrouittt ! » (1), et sauté à la gorge
du délégué de l’OHL,
lequel avait frôlé le pire, et pendant ce temps-là, la
Méditerranée, qui moutonne à deux pas, joue avec les
galets, non, ça c’est la chanson de Bécaud, et pendant
ce temps-là je lisais mon dernier livre, je le relisais
une dernière fois, il était sorti en 1988 dans un
silence qui s’éternisait, À la recherche des âmes
mortes, Sergueï
Mintslov, j’avais fait couic au moment des battues de
livres (2), ils m’avaient
retrouvé le nez dedans, et pas question,
naturellement, de messe en latin, ni de procession de
l’église au cimetière au rythme de Kaoutchouski (3), malgré mes
dispositions testamentaires, « Toujours
il blaguait, le frère ! Ah, là, là, sacré
Michka ! »,
mais le comble, ce qui m’avait mis en rage, ç’avait
été la sculpture funèbre dévoilée le jour de l’hommage
anniversaire, couché sur le côté, la main droite
soutenant ma tête difforme, je tenais de la gauche un
livre ouvert (4), dont le rayonnement
m’éclairait le visage noblement méditatif !!! (5)
ce double caricatural du Doncel, le gisant sublime de
la cathédrale de Sigüenza, était d’un tel ridicule,
j’avais l’air tellement, tellement couillon ainsi
étalé sur ma propre tombe, que de fureur j’avais
presque ressuscité, pour leur dire un peu ce que j’en
pensais, de la grotesque mascarade, aux parents, aux
édiles, aux gens du village, mais je m’étais retenu,
parce que j’avais lu de mon vivant que dans leur
période d’apprentissage, les revenants devaient
triompher des mirages, prestiges, illusions, et autres
facéties, dus au directeur général des farces de
l’enfer (un nommé Kobal, me semblait-il me rappeler),
pour obtenir leur C.A.P., et, subséquemment, j’étais
resté dans l’expectative, à tout hasard, au cas où, on
ne savait jamais, prudence était mère de sûreté.
N O T E S
1 –
rrrouittt !
veut dire merde !
dans le langage des oiseaux de Pssitt et Pchutt de Cami (page 130). C’était un cosaqu’grand comm’ça 4
– J’avais cru reconnaître L’Oiseau des ruines, le roman
slavo-landais de Pierre Benoit, qui se déroulait à
trente verstes à vol de bécasse de ma risible statue,
mais je me méfiais des simulacres de Kobal.
5 – D’après la brochure
descriptive des cérémonies anniversaires.alias Michel Ohl |
L'oiseau
de Cami, en haut, pépiait déjà dans Rêves d'avant la mort,
par Michel Ohl, Bassac, Plein Chant, 2006.
Le livre en question : Tarjei Vesaas, Les Oiseaux, Bassac, Plein Chant (6e tirage). |
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