Revue PLEIN CHANT


Revue Plein Chant
Printemps 2016, n° 85
Lucien Bourgeois. DOCUMENTS
Page 77




Le chant du matin


à Henry Poulaille
et René Bonnet
mes amis.


Un triangle de lumière livide traverse l'obscurité de la chambre. L’homme saute hors du lit, court à la petite fenêtre, l'ouvre et se penche pour voir le temps qu'il fera aujourd'hui.

Entre deux murs gris, dans l'entrebâillement, flambe au-dessus des toits de zinc et des rangées de mitres des cheminées un bouquet de feu d'artifice jaune et rose, tendre annonciateur du matin. On entend un sourd roulement confus sur la ville, semblable à la rumeur que fait la mer pour ceux qui l'ont entendue. Les vieilles murailles se penchent pour écouter et tendent leur oreille de pierre vers l'éveil du premier bruit. C'est le pépiement d'un moineau logé dans quelque anfractuosité qui rompt le pur silence, comme un appel, et fait entendre le cri de la vie.

Lorsque le temps n'est pas sombre, comme cela arrive trop souvent, cette heure est celle du recueillement du poète, qu'il chercherait vainement, même dans le moment vespéral où dans le soleil du soir s'allument bleus et rouges les tableaux hallucinants de la publicité électrique.

Le jour vient à peine de rosir le faîte des hautes et sombres demeures ouvrières que déjà s'agitent, dans l'encadrement des fenêtres éclairées, les silhouettes des hommes et des femmes tirés de leur sommeil. Ils oublient les quelques heures de trêve de la nuit où l'amour et la fatigue les tenaient serrés l'un contre l'autre. Ils se disputent et crient sur les paliers près des fontaines dans un tintamarre de robinets qu'on ouvre, de cuvettes et de brocs qu'on jette ou qu'on remplit, de chaînes qu'on tire agissant sur des chasses d'eau qui descendent en trombes. Ils vont d'un corridor à l'autre, cognent aux portes des endormis qui ronflent encore malgré les folles sonneries des réveille-matin. C'est le chant du matin dans les tristes maisons ouvrières.

Chaque jour lorsqu'il fait beau j'ai remarqué que ce sont toujours les plus élevées des fenêtres par lesquelles l'éclairage commence, comme c'est à elles que va le premier baiser d'or pâle du premier rayon. Bien avant que s'étendent les nappes de lumière du ciel, la nappe de lumière de gaz que projette sur le sol en jaune mat la boutique du rez-de-chaussée dit qu'avant l'aube et même le dimanche, la servante est levée et chante pour s'aider à la besogne…

Ainsi avance la matinée et bien avant que le soleil ait rendu brûlants ses toits de zinc, la maison s'est vidée des prolétaires en pantalons et en jupes, et même des enfants.

Je suis allé bien au-delà de ma petite rue qui monte, qui est pleine d'ateliers, et qui sent les essences de bois mélangées aux odeurs de colle et de cuir. Je suis allé au-delà de la grande voie laborieuse qu'éclairent encore dans le jour naissant les hauts candélabres électriques, pleine du va-et-vient des voitures, des lourds autobus et des réclames tapageuses des cinémas. Je suis allé au-delà des grands blocs de maisons modernes sans architecture, du jardin public avec ses balais plantés en quinconces qui prétendent à devenir au printemps prochain des arbres. J'ai trouvé la dernière palissade et croisé la dernière écolière serrant contre son cœur son cartable. J'ai suivi la route qui mène au canal et aux usines.

Les grosses automobiles maraîchères et les camions de transports express de nuit étaient passés depuis longtemps.

Bien avant le jour les hautes cheminées fumaient sur la plaine. Le déroulement de leurs volutes était le seul mouvement animant le paysage. Rien n'est plus bizarre dans le brouillard du matin que l'apparente immobilité de la vie derrière ces énormes bâtisses, ces cours dominées par les superstructures des ponts et des câbles, accroupies et pareilles sur les bords de l'eau à un troupeau de monstres antédiluviens.

En revenant j'ai suivi le chemin de halage où la moire du canal reflète parfois, avec un tronc d'aulne, l'image d'un vieillard sylvestre et chenu dont la barbe verte va traîner parmi les pierres plates et les mousses. Des chemineaux déchargeaient un chaland de sacs de plâtre. Sur le chemin passait une voiturette à âne ornée de bouquets de gui, frais cueillis, qui formaient un dais de verdure au fruste conducteur. Provende de souhaits pour les cœurs simples des gens dans la Noël dont la liesse approchait, la camelote de ce marchand de hasard m'a fait formuler le mien. Ô mes camarades, quand donc notre ciel sera-t-il débarrassé des aigles et de leurs batailles furieuses et sanglantes pour que puisse y monter librement le chant matinal de l'alouette et du poète comme un trait de feu !

Décembre 1935

(Cahiers de littérature Prolétarienne, dans Esprit, 1er juillet 1936.)




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