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Le livre de
Jules Gay, tiré à cent exemplaires
numérotés, imprimé par l'imprimerie Jouaust et
fils, 338, rue
Saint-Honoré à Paris, parut sous un titre allégé.
Dans cette
édition de Jules Gay, on avait : L’Escole
de l’Interest et l’Université d’Amour,
allégorie traduite de l’espagnol d’Antolinez de
Piedrabruna par Claude Le Petit, et dans
celle de 1662 (Jean
Guignard, dans la grande salle du Palais, à
l’Image Sainct Jean) : L’Escole de
l’Interest et l’Université d’Amour. Songes
veritables, ou Veritez Songées. Galanterie
morale, Traduite d’espagnol par C.
Le Petit. L'édition originale en espagnol,
parue en 1642 à
Saragosse, sous un pseudonyme, « por
el Maest[ro] Antolinez de Piedrabuena »,
fut attribuée à un dominicain, le Père Benito
Ruiz (né en
1579, mort nul
ne sait quand) mais
elle le fut aussi, avec des réserves, à Salvador
Jacinto Polo de Medina (1603-1676)
par George Ticknor (1791-1871), auteur d'une Histoire
de la littérature espagnole. De
l’auteur, Gabriel Brunet écrivait benoîtement
dans son avant-propos : « Il
peut paraître étrange de voir un moine passer
son temps à mettre sur le papier des allégories
où l’amour joue un grand rôle et où la décence
n’est pas toujours respectée ». L'ouvrage
sera condamné pour outrage à la morale publique
et aux bonnes mœurs le 2
juin 1865, ce qui
fera Jules Gay écoper de 4
mois de prison et 500
francs d'amende, alors que le 18 août 1661 un privilège du roy
avait été accordé à Jean Guignard, en même temps
qu'à Nicolas Pepingué.
Claude
Le Petit, dans le livre,
joue le rôle du perturbateur – celui qui
ne respecte ni obligations ni limites. La
tradition était, pour un poète, de dédier
son ouvrage à un personnage puissant par
le biais d’une épître dédicatoire
obséquieuse, en échange de laquelle il
recevrait quelque pécune – et Claude Le
Petit en manquait cruellement. Or, le
livre s'ouvre sur un sixain explicite :
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Une
telle épître dédicatoire se
trouvera dans L'Heure du berger (p.
IX-XVII), mais en prose et bien plus longue,
adressée à un imaginaire Zorobabel Pirondeski :
« J’avois composé la plus belle
lettre de circonstance qu’on ait jamais
faite pour une personne qu’on n’a jamais
veuë, je n’en attendois rien moins qu’une
de change de cinq à six cent rixdalles
[…] ». Le Sixain de L'Escole
de l'Interest est suivi par la
préface de l'auteur espagnol, elle-même suivie
d'un Advis du traducteur au lecteur,
par notre impénitent libertaire (nom
moderne de ceux que l'on qualifiait au
dix-septième siècle de libertins), qui
commence de manière abrupte :
« Je te donne advis que je n’ai point
fait cecy pour te plaire, mais pour me faire
plaisir ». Claude Le Petit, en revanche,
respecte une autre tradition, valable en
général pour les poètes, celle de faire
précéder son texte de courtes pièces en vers
fournies par des amis. Ce qui nous vaut
un madrigal de Richelet, un dizain par Ybert
(Charles Y., poète normand), un sonnet par Du
Pelletier (Pierre du P.) et un madrigalet,
signé Le C. du T., sans doute Gabriel du
Tronchet, dit le chevalier du Tronchet,
capitaine au régiment du Plessis-Praslin qui
mourra au combat en 1664.
On
retrouvera Claude Le Petit sous
le nom de Dom Claudio au
début du texte (p. 17) :
« il me ressouvient d’un quatorzain
que fit l’an passé un de mes amis en
Espagne, ou nous estions tous deux aussi
mal chez la Fortune que chez
l’Amour ».
L'ouvrage est une satire
contre les femmes, qui acceptent
de se donner, certes, mais toujours
contre de l'argent, si bien que l'idée de
se donner (accorder ses faveurs) est
transformée en celle d'un don d'argent,
toujours réclamé par les femmes à leurs
partenaires. D'une manière formelle, L'Escole
de l'Interest et l'Université d'Amour
est surtout un jeu avec les mots, ce qui fait
admirer l’aisance de Claude Le Petit à
traduire le texte espagnol, – il donne
quelques clés en note, mais laisse le plus
souvent au lecteur le plaisir d'interpréter
seul. Les dames sont dites
« tomistes » parce que tomar, en
espagnol, signifie prendre, mais aussi parce
que tomiste renvoie à Thomas d’Aquin, dont les
disciples se disaient, à bon droit !
thomistes. Et ce que prennent les dames, c'est
de l'argent. Qu'elles se fassent payer demande
que les hommes donnent (de l’argent). Le latin
est mis à contribution, avec les deux verbes,
amo, amas (j’aime, tu aimes) et do,
das (je donne, tu donnes) ; les
hommes conjuguent le verbe do au
présent (do, je donne), au prétérit (dedi,
j’ai donné) et au futur (dabo,
je donnerai), mais les dames à l’impératif
seulement. Ce qui se dit, page 37, en
vers :
Pour conjuguer
d’une façon commode,
Eloigne toy de la vieille
méthode,
Et pour bien faire, amy, tu changeras
Amo,
amas, en do,
das.
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Georges
Brassens, en référence à l'adage Pas
d'argent, pas de Suisse, chantera :
« Chez la belle Suzon, pas
d'argent, pas de cuisse »…
Le lecteur de L'Escole
de l'Interest est
invité à visiter l'Université d'Amour,
dirigée par Cupidon, le dieu de l'Amour,
dont le nom est dérivé du verbe latin cupio
(désirer), mais ce désir n'est pas le
désir sexuel, comme dans la tradition,
il est celui de l'argent, l'amour est
pure cupidité. Les femmes sont intéressées,
et par voie de conséquence, les hommes
sont amenés à se procurer le plus
d'argent possible pour avoir des
femmes, donc à devenir avare. La
prééminence de l'argent assimilé à
l'amour se traduit symboliquement par
les titres de la bibliothèque de
l'Université d'Amour où l'on trouve L'Âne
d'or d'Apulée, les Vers dorés
de Pythagore, les œuvres d'Hor/ace et
celles d'Or/igène. Vers la fin du
texte, les jeux de mots, ou anodins (par
exemple, une salle véritablement salle,
graphie de l'époque pour l'adjectif sale)
ou portant sur l'argent, se transforment
en allusions sexuelles. Dans la salle
vouée aux mathématiques, les jeunes
femmes apprennent à compter leurs galants,
et dans celle des fortifications,
comment se « comporter à
l’ouverture d’une tranchée et à
l’attaque d’une demie
lune » ; dans celle de
l’escrime, les hommes présentent le
fleuret à toutes les femmes ;
dans la salle des chevaux, les femmes
apprennent aux hommes « à monter
à cheval justement » et à
« estre bien en selle » pour
« bien fournir la
carrière ».
Et Claude Le Petit
? L'achevé d'imprimer de sa
traduction datait du 24 octobre 1661, et le
livre parut à la fin de l'année, bien
que portant la date de 1662.
Un an après la parution de L'Escole
de l'Interest et de L'Heure
du berger, demy-roman
comique ou roman demy-comique,
le
poète sera brûlé,
après avoir eu le poing coupé
puis été étranglé, pour
avoir écrit et projeté de faire imprimer
Le Bordel des Muses ou
les neuf Pucelles putains,
caprices satyriques de Théophile le
jeune, dont les feuilles manuscrites
possédées par les juges furent brûlées
avec l'auteur. Un fragment de 24 pages in-8° ignoré des juges,
comprenant en plus de quelques pièces en
vers une table des matières, fut imprimé
sous la rubrique de Leyden (Leyde), sans
date. On peut le lire dans Les
Œuvres libertines de Claude Le Petit (ouvrage
cité plus haut, p. 101). Voici quelques
titres :
Le Moine renié. Caprice. Le fouteur
politique et chrétien. Le boujaron
[bougre] prédestiné. Sur les morpions
après avoir coupé les poils de mon
vit. Sur le branlement du vit.
Impromptu fait en pissant. Sonnet
apologétique de la sodomie. Sur la
misère du temps et de l'année 1662. Et un sonnet
(p. 108) :
Courtisanes
d'honneur, putains
spirituelles
De qui tous les péchés sont
des péchés d'esprit,
Qui n'avez du plaisir qu'en
couchant par escrit,
Et qui n'aimez les lits qu'à
cause des ruelles.
Vous chez qui la nature a
des fleurs éternelles,
Précieuses du temps, mes
chères sœurs en Christ,
Puisque l'occasion si
justement vous rit,
Venez dans ce bordel vous
divertir, mes belles.
Si l'esprit a son vit aussi
bien que le corps
Vostre âme y sentira des
traits et des transports
A faire descharger la femme
la plus froide.
Et si le corps enfin est par
l'amour fléchi,
Ce livre en long roulé, bien
égal et bien roide,
Vaudra
bien un godemichi.
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Note : La vignette est celle de l'édition
de 1862.
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