Éditions PLEIN CHANT
Apostilles




L'Ecosle de l'Interest et L'Université d'Amour

Traduction par  Claude Le Petit (1662)
 

 
      

Du poète Claude Le Petit (1638-1662), les éditions Plein Chant ont republié en 1993, tiré deux cents exemplaires sur vergé Ingres d'Arches, in-16 (16x10), L'Heure du berger, dans la collection « Bibliothèque facétieuse, libertine et merveilleuse ». Cette réimpression de l’édition de Jules Gay (Paris, 1862) était précédée d'un avant-propos par Philomneste Junior, soit Pierre-Gabriel Brunet, né et mort à Bordeaux, qui avait choisi son pseudonyme en référence à un autre bibliographe, Gabriel Peignot (1767-1849), dit Philomneste tout court, auteur, entre autres, des Amusements philologiques (1824) et de, signé G.P. Philomneste, Le Livre des singularités (1841).
Jules Gay, avait peut-être choisi de commémorer, deux cents ans plus tard, la mort de Claude Le Petit, brûlé en place de Grève le 1er septembre 1662, pour avoir voulu faire imprimer Le Bordel des Muses et être l'auteur d'écrits jugés impies, disait la sentence du procès – entendre d'une part agnostiques ou athées, d'autre part du registre de l’homosexualité (1). Toujours est-il qu'en  1862, on pouvait lire L'Heure du berger et L’Escole de l’Interest et l'Université d'Amour, allégorie traduite de l'espagnol d'Antolinez de Piedrabuena (un pseudonyme) par Claude Le Petit, paru pour la première fois chez deux libraires parisiens, Jean Guignard et Nicolas Pepingué. Cette année 1862, Philomneste Junior/Gabriel Brunet publiait de son côté, sous l'anonymat, une Anthologie scatologique recueillie et annotée par un bibliophile de cabinet (Paris, près Charenton, chez le libraire qui n'est pas triste, imprimé en l'ère du Carnaval de 1000800602). On aura deviné que le libraire « pas triste » était Jules Gay.

1. Voir F. Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit (1918), Genève, Slatkine Reprints, 1968.

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L'ESCOLE DE L'INTEREST et L'UNIVERSITÉ D'AMOUR

  


Le livre de Jules Gay, tiré à cent exemplaires numérotés, imprimé par l'imprimerie Jouaust et fils, 338, rue Saint-Honoré à Paris, parut sous un titre allégé. Dans cette édition de Jules Gay, on avait : L’Escole de l’Interest et l’Université d’Amour, allégorie traduite de l’espagnol d’Antolinez de Piedrabruna par Claude Le Petit, et dans celle de 1662 (Jean Guignard, dans la grande salle du Palais, à l’Image Sainct Jean) : L’Escole de l’Interest et l’Université d’Amour. Songes veritables, ou Veritez Songées. Galanterie morale, Traduite d’espagnol par C. Le Petit. L'édition originale en espagnol, parue en 1642 à Saragosse, sous un pseudonyme, « por el Maest[ro] Antolinez de Piedrabuena », fut attribuée à un dominicain, le Père Benito Ruiz (né en 1579, mort nul ne sait quand) mais elle le fut aussi, avec des réserves, à Salvador Jacinto Polo de Medina (1603-1676) par George Ticknor (1791-1871), auteur d'une Histoire de la littérature espagnole. De l’auteur, Gabriel Brunet écrivait benoîtement dans son avant-propos : « Il peut paraître étrange de voir un moine passer son temps à mettre sur le papier des allégories où l’amour joue un grand rôle et où la décence n’est pas toujours respectée ». L'ouvrage sera condamné pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs le 2 juin 1865, ce qui fera Jules Gay écoper de 4 mois de prison et 500 francs d'amende, alors que le 18 août 1661 un privilège du roy avait été accordé à Jean Guignard, en même temps qu'à Nicolas Pepingué.

Claude Le Petit, dans le livre, joue le rôle du perturbateur – celui qui ne respecte ni obligations ni limites. La tradition était, pour un poète, de dédier son ouvrage à un personnage puissant par le biais d’une épître dédicatoire obséquieuse, en échange de laquelle il recevrait quelque pécune – et Claude Le Petit en manquait cruellement. Or, le livre s'ouvre sur un sixain explicite :






Une telle épître dédicatoire se trouvera dans L'Heure du berger (p. IX-XVII), mais en prose et bien plus longue, adressée à un imaginaire Zorobabel Pirondeski : « J’avois composé la plus belle lettre de circonstance qu’on ait jamais faite pour une personne qu’on n’a jamais veuë, je n’en attendois rien moins qu’une de change de cinq à six cent rixdalles […] ». Le Sixain de L'Escole de l'Interest est suivi par la préface de l'auteur espagnol, elle-même suivie d'un Advis du traducteur au lecteur, par notre  impénitent libertaire (nom moderne de ceux que l'on qualifiait au dix-septième siècle de libertins), qui commence de manière abrupte : « Je te donne advis que je n’ai point fait cecy pour te plaire, mais pour me faire plaisir ». Claude Le Petit, en revanche, respecte une autre tradition, valable en général pour les poètes, celle de faire précéder son texte de courtes pièces en vers fournies par des amis. Ce qui nous vaut  un madrigal de Richelet, un dizain par Ybert (Charles Y., poète normand), un sonnet par Du Pelletier (Pierre du P.) et un madrigalet, signé Le C. du T., sans doute Gabriel du Tronchet, dit le chevalier du Tronchet, capitaine au régiment du Plessis-Praslin qui mourra au combat en 1664. On retrouvera Claude Le Petit sous le nom de Dom Claudio au début du texte (p. 17) : « il me ressouvient d’un quatorzain que fit l’an passé un de mes amis en Espagne, ou nous estions tous deux aussi mal chez la Fortune que chez l’Amour ».

L'ouvrage est une satire contre les femmes, qui
acceptent de se donner, certes, mais toujours contre de l'argent, si bien que l'idée de se donner (accorder ses faveurs) est transformée en celle d'un don d'argent, toujours réclamé par les femmes à leurs partenaires. D'une manière formelle, L'Escole de l'Interest et l'Université d'Amour est surtout un jeu avec les mots, ce qui fait admirer l’aisance de Claude Le Petit à traduire le texte espagnol, – il donne quelques clés en note, mais laisse le plus souvent au lecteur le plaisir d'interpréter seul.  Les dames sont dites « tomistes » parce que tomar, en espagnol, signifie prendre, mais aussi parce que tomiste renvoie à Thomas d’Aquin, dont les disciples se disaient, à bon droit ! thomistes. Et ce que prennent les dames, c'est de l'argent. Qu'elles se fassent payer demande que les hommes donnent (de l’argent). Le latin est mis à contribution, avec les deux verbes, amo, amas (j’aime, tu aimes) et do, das (je donne, tu donnes) ; les hommes conjuguent le verbe do au présent (do, je donne), au prétérit (dedi, j’ai donné) et au futur (dabo, je donnerai), mais les dames à l’impératif seulement. Ce qui se dit, page 37,  en vers :

Pour conjuguer d’une façon commode,
Eloigne toy de la vieille méthode,
Et pour bien faire, amy, tu changeras

Amo, amas, en do, das.

Georges Brassens, en référence à l'adage Pas d'argent, pas de Suisse, chantera : « Chez la belle Suzon, pas d'argent, pas de cuisse »…

Le lecteur de L'Escole de l'Interest est invité à visiter l'Université d'Amour, dirigée par Cupidon, le dieu de l'Amour, dont le nom est dérivé du verbe latin cupio (désirer), mais ce désir n'est pas le désir sexuel, comme dans la tradition, il est celui de l'argent, l'amour est pure cupidité. Les femmes sont intéressées, et par voie de conséquence, les hommes sont amenés à se procurer le plus d'argent possible pour avoir des femmes, donc à devenir avare. La prééminence de l'argent assimilé à l'amour se traduit symboliquement par les titres de la bibliothèque de l'Université d'Amour où l'on trouve L'Âne d'or d'Apulée, les Vers dorés de Pythagore, les œuvres d'Hor/ace et celles d'Or/igène.  Vers la fin du texte, les jeux de mots, ou anodins (par exemple, une salle véritablement salle, graphie de l'époque pour l'adjectif sale) ou portant sur l'argent, se transforment en allusions sexuelles. Dans la salle vouée aux mathématiques, les jeunes femmes apprennent à compter leurs
galants, et dans celle des fortifications, comment se « comporter à l’ouverture d’une tranchée et à l’attaque d’une demie lune » ; dans celle de l’escrime, les hommes présentent le fleuret à toutes les femmes ; dans la salle des chevaux, les femmes apprennent aux hommes « à monter à cheval justement » et à « estre bien en selle » pour « bien fournir la carrière ».

Et Claude Le Petit ? L'achevé d'imprimer de sa traduction datait du 24 octobre 1661, et le livre parut à la fin de l'année, bien que portant la date de
1662. Un an après la parution de L'Escole de l'Interest et de L'Heure du berger, demy-roman comique ou roman demy-comique, le poète sera brûlé, après avoir eu le poing coupé puis été étranglé, pour avoir écrit et projeté de faire imprimer Le Bordel des Muses ou les neuf Pucelles putains, caprices satyriques de Théophile le jeune, dont les feuilles manuscrites possédées par les juges furent brûlées avec l'auteur. Un fragment de 24 pages in-ignoré des juges, comprenant en plus de quelques pièces en vers une table des matières, fut imprimé sous la rubrique de Leyden (Leyde), sans date. On peut le lire dans Les Œuvres libertines de Claude Le Petit (ouvrage cité plus haut, p. 101). Voici quelques titres : Le Moine renié. Caprice. Le fouteur politique et chrétien. Le boujaron [bougre] prédestiné. Sur les morpions après avoir coupé les poils de mon vit. Sur le branlement du vit. Impromptu fait en pissant. Sonnet apologétique de la sodomie. Sur la misère du temps et de l'année 1662. Et un sonnet (p. 108) :


Aux Précieuses. Sonnet.

Courtisanes d'honneur, putains spirituelles
De qui tous les péchés sont des péchés d'esprit,
Qui n'avez du plaisir qu'en couchant par escrit,
Et qui n'aimez les lits qu'à cause des ruelles.

Vous chez qui la nature a des fleurs éternelles,
Précieuses du temps, mes chères sœurs en Christ,
Puisque  l'occasion si justement vous rit,
Venez dans ce bordel vous divertir, mes belles.

Si l'esprit a son vit aussi bien que le corps
Vostre âme y sentira des traits et des transports
A faire descharger la femme la plus froide.

Et si le corps enfin est par l'amour fléchi,
Ce livre en long roulé, bien égal et bien roide,
Vaudra bien un godemichi.



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Note : La vignette est celle de l'édition de
1862.


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