Éditions PLEIN CHANT
Apostilles

13 décembre 2014



PAYSAGE DE TÊTES
    Des Grandes-Têtes-Molles à la tête reposée, en passant par les têtes ramollies  
  

Lautréamont
Devinette : Lautréamont avait attribué à des écrivains dont la plupart étaient français et nés au début du dix-neuvième siècle des surnoms symboliques. On eut ainsi :

le Mohican-Mélancolique
l'Homme-en-Jupon
le Socialiste-Grincheur
l'Hermaphrodite-Circoncis
l'Incomparable-Epicier
le Captif-du-Diable
le Suicidé-pour-Rire
la Cigogne-Larmoyante
le Funèbre-Échalas-Vert
le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle

Sachant que les auteurs étaient, par ordre alphabétique :


Chateaubriand
Théophile Gautier
Victor Hugo
Lamartine
Leconte de Lisle
Alfred de Musset
Jean-Jacques Rousseau
Sainte-Beuve
George Sand
Senancour


saurez-vous trouver qui est quoi ?

Les amateurs de Lautréamont auront immédiatement reconnu les Grandes-Têtes-Molles, tout en notant que certaines d’entre elles manquaient – ont été en effet omis, pour simplifier le jeu, les auteurs étrangers.
Allons au texte. Poésies I, Chant 1, dans Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Œuvres complètes, édition établie par Hubert Juin, Poésie/Gallimard, 1991, p. 293 :

Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? Aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes : Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique ; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool ; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres ; Georges Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ; Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Echalas-Vert ; Misckiewicz, l'Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.

Redonnons la liste en rectifiant les graphies erronées et en ajoutant quelques notes succinctes :

Chateaubriand : le Mohican-Mélancolique
Senancour : l'Homme-en-Jupon (1)
Jean-Jacques Rousseau : le Socialiste-Grincheur (2)
Anne Radcliffe : le Spectre-Toqué (3)
Edgar Poe : le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool
Maturin : le Compère-des-Ténèbres (4)
George Sand : l'Hermaphrodite-Circoncis
Théophile Gautier : l'Incomparable-Epicier
Leconte de Lisle : le Captif-du-Diable (5)
Goethe : le Suicidé-pour-Pleurer (5)
Sainte-Beuve : le Suicidé-pour-Rire
Lamartine : la Cigogne-Larmoyante
Lermontov : le Tigre-qui-Rugit
Victor Hugo : le Funèbre-Échalas-Vert
Mickiewicz : l'Imitateur-de-Satan (5)
Alfred de Musset : le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle
Byron : l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales (5)


1. Plus haut (p. 288-289) Lautréamont a rappelé, d’une manière qui reste obscure, « les pleurnicheries odieuses… des nourrices en pantalon aux poupons Obermann [Oberman] ».
2. Grincheur signifie chapardeur, petit voleur. Rousseau a confessé plusieurs vols dans les bien nommées Confessions : apprenti chez son premier patron, il prend l’habitude de le voler (livre I, Pléiade 1986, p. 32-33). La passion de lire lui fait passer le goût du vol, puis devenu laquais chez la comtesse de Vercellis, il vole un ruban à sa femme de chambre, Marion (livre II, p. 84) ; précepteur des enfants de M. de Mably, il vole du vin à la cave pour le boire dans sa chambre – en Suisse, bien entendu (livre VI, p. 268-269).
3. Ann Radcliffe (1764-1823),  à l’origine d'un courant littéraire, celui du roman terrifiant, se fit connaître en France surtout par Les Mystères d’Udolphe (en anglais, 1794) et L’Italien (1797), traduit en français sous deux titres différents la même année 1797 : Eléonore de Rosalba ou Le confessionnal des pénitens noirs et L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs.
4. Charles-Robert Maturin (1782-1824) revint au grand jour lorsque parut en 1965 la première traduction intégrale de Melmoth the Wanderer (Édimbourg, 1820). La caution de l’éditeur, Jean-Jacques Pauvert,  un livre épais de 659 pages recouvertes par une couverture d’un rouge éclatant, une préface d'André Breton, – il cite le sobriquet le Compère-des-Ténèbres donné à Maturin par Lautréamont –, le livre avait tout pour plaire.
5. Lautréamont a cité plus haut (Poésies I, p. 286-287) Leconte de Lisle, Goethe, Adam Bernard Mickiewicz (1798-1855) et Byron, nommément ou par leurs œuvres ; on ajoute quelques précisions entre crochets : « O dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! Qu’il s’approchent les Konrad [Konrad Wallenrod, par Mickiewicz, plusieurs fois traduit en français], les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire [on aura reconnu les héros de Byron], les Méphistophélès, les Werther [héros de Gœthe], les Don Juan [Don Juan, par Byron, fut traduit plusieurs fois en français et une fois en vers], les Faust [Goethe], les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn [Kaïn, poème par Leconte de Lisle, Le Parnasse contemporain, A. Lemerre, 2e série, 1869-1871, p. 1-21], [etc.] ».

Lautréamont, pour ses Grandes-Têtes-Molles a pu s’inspirer de l’expression  « les têtes molles des bourgeois de Paris », que l’on peut lire dans le Mercure Britannique. Seconde année, par Jacques Mallet du Pan, Londres, chez l’auteur, vol. IV, 1799, p. 283. La « tête molle » venait du domaine des médecins, et aussi de celui des bouchers. Les médecins mentionnaient la tête molle des fœtus et des nouveaux-nés, les bouchers celle de certains bœufs ; dans les abattoirs, « Quelquefois les bœufs ne tombent pas sous les premiers coups de la masse […] ces cas sont très-rares et sont occasionnés par la conformation de la tête, dont la partie osseuse est molle et ne peut pas donner de réaction à la masse cérébrale : aussi les bouchers leur donnent-ils le nom de têtes molles » (« Du travail des abattoirs et de la boucherie », Maison rustique du XIXe siècle. Encyclopédie d’agriculture pratique, Paris, 1837, t. II, p. 537). Alexandre Dumas, faisant décrire Louis XVI par le docteur Gilbert, écrivait : « Ce corps gros et court, sans ressort et sans majesté, cette tête molle de formes et stérile d’expression […] tout cela signifiait : dégénérescence, abâtardissement, impuissance, ruine » (Ange Pitou I, Michel Lévy frères, 1854, ch. XXII, « Le roi Louis ΧVI, p. 257).

Les surréalistes

Les surréalistes, adeptes fanatiques de Lautréamont, ne pouvaient pas ne pas reprendre l’expression  de leur dieu, littéralement ou par allusion. On lit sous la plume d’André Thirion, pour qualifier André Gide, Paul Valéry, Alain, Jean Giraudoux : « Il n’y avait rien à apprendre de ces grandes têtes molles » (A. Thirion, Révolutionnaires sans révolution [1972], Babel 1999, p. 345). Aragon, sans employer l’expression, proposait sa liste personnelle de têtes molles : « Anatole France, Paul Bourget, Marcel Proust et Charles Maurras », puis il ajoutait Cocteau (Aragon, Le Libertinage, préface [1924], Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 277). Le même Aragon écrivait à André Breton le 8 novembre 1918 : « Les Grandes-Têtes-Molles de ce temps-ci, j’y songe. Ce sont Henri Barbusse et les autres Barbus amoureux de la justice » (Aragon, Lettres à André Breton 1918-1931, Gallimard, 2011).

Après le règne des surréalistes, l’expression se répandit, utilisée par et pour les gens de l’écrit comme un synonyme de « vieux con » ou de « mandarin » ; ou utilisée par une sorte d’humour noir, si bien qu’il y eut les Éditions des Grandes-Têtes-Molles de notre époque avec, entre autres, Freud et Lacan, par Louis Althusser, 1964, agrafé, 107 pages. Puis l’injure se banalisa, détachée de toute référence littéraire.

Pol Bury



Pol Bury (1922-2005), né en Belgique, mort à Paris, peintre, sculpteur, critique d’art (L'Art à bicyclette et la révolution à cheval, Gallimard, Collection Idées, 1972), illustrateur, créateur de bijoux, réalisateur de deux courts métrages, Régent de Cinématoglyphe du Collège de ‘Pataphysique, inventa les « têtes ramollies », des portraits photographiques déformés, recueillis dans Pol Bury, 896 têtes ramollies (Plein Chant, 1989).

Avant les têtes, Pol Bury avait ramolli la Tour Eiffel dans un court métrage (avec Clovis Prévost, 1972) 8 500 tonnes de fer, comme le rappelle Frédérique Martin-Scherrer (« Les portraits ramollis de Jean Tardieu par Pol Bury », in J.-F. Louette, R.-Y. Roche, Portraits de l'écrivain contemporain, Champ Vallon, 2003). On y voyait, écrivait l’auteur de l’article, le reflet de la Tour Eiffel se gondoler dans un miroir. Creusant – si l’on peut dire – son idée, Pol Bury fabriqua un miroir mou, déformé en plusieurs endroits grâce à des vis, destiné à produire des « ramollissements », qui fournirent la matière de trois livres chez Yves Rivière, parmi lesquels 17 corps ramollis dont un vêtu (1973), une boîte en plexiglass contenant 8 planches exécutées en phototypie. Pol Bury s’explique plaisamment dans un texte de 896 têtes ramollies : « le miroir, sous mon doigt, s’est ramolli (…) Avec l’aide de mécanismes élémentaires, ce miroir mou m’a ouvert son au-delà – je n’ose dire pas dire son derrière. De nouveaux reflets se sont inventés au point de multiplier les sujets parfois par leur contraire, de les contrarier, de les contredire » (p. 99).

Après la tour Eiffel et les Ramollissements, étaient en effet arrivées les « têtes ramollies », photographies d’amis, que l’on voit dans le livre de Plein Chant cité plus haut d’abord en couverture, puis disséminées sur 112 pages, 4 portraits dans la marge de gauche, 4 dans celle de droite. 112 multiplié par 8 égale 896 : le titre s’imposait.

l
La page 91

Si le livre compte 126 pages chiffrées, c’est que le livre ne commence vraiment que page 9. On entre dans un désordre savamment organisé, parfois difficile à décrypter. Les amis photographiés ont fourni chacun un texte, écrit par eux-mêmes ou par d’autres (cela va de Léonard de Vinci à une chanson de Topor), imprimés entre les photographies verticales mais sans rapport avec elles autre que général, c’est-à-dire traitant de l’art du portrait, déformé ou pas, et se suivant de manière fantaisiste – ‘pataphysique oblige ! Une exception, cependant, à la régularité des huit portraits par page, encadrant un texte : page 95, à pleine page, 9 portraits de la même personne (la page est signée Erro, ou mieux, Erró) mais le portrait ne semble pas être celui d’Erró (pseudonyme du peintre et graveur né à Olafsvik, Islande, en 1932, Gudmundur Gudmundsson, dit Ferro puis Erró). Ces portraits, plus grands que les autres et ramollis d’une manière différente, servent de texte, ce qui est un comble !

Un index, page 123, donne les noms de vingt-huit « têtes ramollies », parmi lesquelles on remarque Jean Tardieu, Jean-Michel Folon, Miro, Obaldia, Alechinsky, en une liste encadrée sur les quatre côtés par les portraits, les mêmes, pour la disposition, que ceux qui encadraient le titre de la couverture. Qui est qui ? À chaque lecteur de jouer.

Ajoutons que 50 exemplaires numérotés sont proposés par Plein Chant, enrichis sous pli séparé d'une xérographie originale de Pol Bury.

La collection de Plein Chant « La tête reposée »

896 têtes ramollies parut dans la collection « La tête reposée », animée par le pataphysicien Pierre Ziegelmeyer. En quatrième couverture, on a droit à la reproduction de l’autoportrait d’un Pol Bury ramolli – sur le papier. En bas de page, le logo de « La tête reposée », par Henri Meyer, une tête re-posée sur le cou (inexistant) d’un personnage anonyme, mais à l’envers, que l'on retrouve imposé sur  les volumes de la collection.



Un ouvrage délirant  – on rappelle l'étymologie de lirer : sortir du sillon – paru dans cette collection en 2011, L'Été une fois, par Francis Giraudet, offre la vignette avec la tête reposée mais à l'endroit et pourvue d'une anagramme au lieu d'un simple jeu de mots :



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