Éditions PLEIN CHANT
Apostilles



 Santeuil, l'homme double

 

Collection
Gens singuliers

Lorédan Larchey

Gens singuliers

Bassac Plein Chant

1993

Réimprimé d'après l'édition originale Paris, F. Henry éditeur, 1867.


Lorédan Larchey

Lorédan Larchey (1831-1902), élève de l'École des Chartes, bibliothécaire à la Mazarine, conservateur à l'Arsenal à partir de 1880, journaliste, auteur de nombreux ouvrages, publia en 1867 Gens singuliers, réimprimé par Plein Chant, un recueil de notices parues au Monde illustré. L'une d'elles était consacrée à Santeuil
, né en 1630, mort en 1697, de son nom Jean-Baptiste (ou plutôt Jean) de Santeuil ou Santeul, chanoine régulier (c'était l'appellation officielle) de l'abbaye de Saint-Victor à laquelle il appartenait sans être prêtre.
« On peut, sans exagération, avancer que Santeuil fut l’enfant gâté du siècle de Louis XIV », commence par écrire Lorédan Larchey puis, bon chartiste, il fait part au lecteur de ses sources : un recueil des bons mots de Santeuil, par Dinouart,  et les Souvenirs du président Bouhier, dont il avait donné lui-même l'
édition, en 1866 : Souvenirs de Jean Bouhier, président au Parlement de Dijon. Extraits d'un manuscrit autographe inédit et contenant des détails curieux sur divers personnages des 17e et 18e siècles, Se vend chez tous les libraires bibliophiles deux francs, Imprimé aux frais de deux bibliothécaires. Le deuxième bibliothécaire était Émile Mabille (1828-1874).
Sans le citer, il a utilisé pour le début de sa notice le portrait donné par Saint-Simon
après la mort du poète, d'où l'on extrait ces quelques lignes :
« [Santeuil était] plein d’esprit, de feu, de caprices les plus plaisants, qui le rendaient d’excellente compagnie ; bon convive, surtout, aimant le vin et la bonne chère, mais sans débauche, quoique cela fût fort déplacé dans un homme de son état » (Mémoires, édition établie par Y. Coirault, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 419).
Larchey mentionne en passant l'expression de La Bruyère pour Santeuil, « un enfant en cheveux gris ». La Bruyère, avait en effet brossé le portrait de Théodas-Santeuil dont voici le début :
« Il crie, il s’agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne, il éclate ; et du milieu de cette tempête il sort une lumière qui brille et qui réjouit » (Les Caractères…, édition de R. Garapon, Classiques Garnier, 1991, « Des jugements », 56, p. 369).
À la fin de son article, Lorédan Larchey retrouvera La Bruyère pour juger que le portrait des Caractères était « admirable de vérité ».
Le corps de l’étude est nourri par des anecdotes puisées dans le
Santoliana  et par des références tacites au président Bouhier, latiniste et helléniste, homme de robe certes, mais aussi érudit et possesseur d’un somptueuse bibliothèque, qui avait noté dans ses papiers une dizaine d’anecdotes ayant Santeuil pour héros, et en qui
Larchey voyait un second Tallemant des Réaux.




Jean-Baptiste de Santeuil ou Santeul (1630-1697)




Détail du portrait de Santeuil
dans
Joannis Baptistæ Santolii… Operum omnium editio tertia, Parisiis, apud Spiritum Billiot, 1729, t. I.
(Troisième édition de toutes les œuvres de Jean Baptiste Santeuil, Paris, chez Esprit Billiot)




Lit-on l'étude de Lorédan Larchey en ignorant tout de Santeuil, on la termine en gardant l'image d'un poète écrivant en latin et agissant en bouffon, d'un homme d'église ne se comportant jamais en ecclésiastique (disons à sa décharge que s'il était chanoine, il n'avait jamais été ordonné prêtre), autrement dit un personnage double, mais surtout singulier. On peut également la tenir pour un point de départ, qui incite à déterminer la nature de cet inconnu auréolé par sa présence dans les Caractères de La Bruyère et dans les Mémoires de Saint-Simon. Larchey nous en avertit, il va reprendre le résultat des recherches d'un chanoine de Saint-Benoît, Dinouard, mais il s'abstient de citer le titre de l'ouvrage – pour ne pas apparaître cuistre ou pédant, car il écrivait pour le grand public. Il s'agit de Santoliana… publié en 1764 à Paris, chez Nyon, Libraire, avec approbation et privilège du roi. Or, avant Joseph-Antoine-Toussaint Dinouart, on avait eu l'abbé Pinel de La Martelière, longtemps curé de Saint-Séverin, s'il est bien l'auteur comme le pensait Barbier de Santeüilliana ou Les bons mots de monsieur de Santeüil avec un Abrégé de sa Vie (La Haye, chez Joseph Crispin, 1710). Un livre qui mit le bon chanoine en fureur : « Jamais Ouvrage n'eut plus besoin de réforme, que celui qui paroît depuis long-temps sous ce titre : Bons Mots de Santeul. C’est un Ouvrage informe où tout est sans ordre, où l’on a inséré beaucoup de traits faux, & omis beaucoup d’autres très curieux » (Avis au lecteur de Santoliana). Dinouart, dans son recueil, à l’inverse du confus Pinel de La Martelière, annonçait l’ordre de ses matières dès le titre : Santoliana : Ouvrage qui contient La vie de Santeul, ses bons mots, son démêlé avec les Jésuites, ses lettres, ses inscriptions, et l’analyse de ses ouvrages, &c. Il faut cependant reconnaître que souvent, il recopiait presque mot à mot les anecdotes de son prédécesseur.
Santeuil ne se contentait pas de composer des pièces en latin, prose ou poésie, il composait des hymnes à chanter dans les églises et comme les autres poètes de son temps, il prenait plaisir à lire ses vers en public, mais de manière spectaculaire. Boileau, l'ayant entendu lire des hymnes en public, en fit une épigramme, dont l'historique fut diversement rapporté.

- Santeüilliana, 1710, p. 26 :  « aussi ne les recitoit-il jamais [ses Hymnes] qu’avec des contorsions & des grimaces à faire peur, il entroit en enthousiasme dés le premier Vers, & declamoit les autres comme un démoniaque tourmenté de plusieurs esprits ; ce qui donna lieu à cette Epigramme que le celebre Mr Despreaux fit sur le champ, un jour qu’il recitoit une de ses Himnes devant Messieurs de l’Academie Françoise.

A voir de quel air effroïable
Roulant les yeux, tordant les mains
Santüeil nous lit ses Himnes vains,
Diroit-on pas que c’est le Diable
Que Dieu force à loüer ses Saints. »

- Dinouart (Santoliana, 1764, p. 11) recopie le passage du Santeüilliana.
- Lorédan Larchey, p. 164 : « Quand il chantait lui-même, c’était pis encore : il délirait dès les premiers vers, et la fureur poétique le défigurait tellement que Boileau en prit prétexte pour faire l’épigramme finissant par ces deux vers :

Dirait-on pas que c’est le diable
Que Dieu force à louer ses saints ! »

L'histoire ne s'arrête pas là, bien que la suite mette l'accent moins sur Santeuil que sur un de ses commentateurs épisodiques, Boileau, qui a pour lui d'être devenu immortel, tandis que Santeuil… Au tome premier des Œuvres en vers de Mr Boileau Despréaux avec des éclaircissemens historiques donnez par Lui-même (Genève, 1716), l'auteur de l'édition, Claude Brossette, proche ami de Boileau, cite l'épigramme p. 446, et l'annote, mais le texte en est différent dans le corps du texte et dans la note.
Dans le corps du
texte :

Sur la manière de reciter
du
Poëte Santeul.

Quand j’aperçois sur ce Portique
Ce Moine au regard fanatique,
Lisant ses Vers audacieux
Faits pour les habitants des Cieux,
Ouvrir une bouche effroïable,
S’agiter, se tordre les mains ;
Il me semble en lui voir le Diable,
Que Dieu force à loüer les Saints.

Dans la note : « Quand il eut fait celles [les hymnes – le mot était féminin pour les textes religieux, étant admis que pour la rime d'un adjectif il pouvait être masculin] de S. Loüis, il alla les présenter au Roi, et les recita, de la maniere qu’il récitait tous ses Vers, c’est à dire en s’agitant comme un Possédé, & faisant des contorsions & des grimaces, qui firent beaucoup rire les Courtisans. Mr. Despréaux qui se trouva là, fit cette épigramme sur le champ : et étant sorti pour l’écrire, il la remit au Duc de…. qui l’alla porter au Roi, comme si ç’eût été un papier de  conséquence. Le Roi la lut, & la rendit en soûriant, à ce même Seigneur, qui eut la malice de l’aller lire à d’autres Courtisans en presence de Santeuil même. Elle étoit ainsi.

A voir de quel air effroïable
Roulant les yeux, tordant les mains

Santeül nous lit ses Himnes vains,

Diroit on pas que c’est le Diable

Que Dieu force à loüer les Saints. 
»

La scène s'est-elle passée en présence du roi, ou devant les académiciens ? Sans doute ne le saura-t-on jamais.
Autre sujet de
discussion : Quelle version retenir ? Brossette écrivait que la version de la note était la primitive, celle du texte ayant été réécrite. Commentaire de Charles Hughes Lefebvre de Saint Marc dans une édition de Brossette, par lui-même augmentée : « C’est dommage que dans la première manière le langage ne fût pas assez correct. Les changemens que l'auteur a faits n'ont servi qu'à rendre son épigramme languissante, de vive qu'elle étoit ». Boileau a complètement éclipsé Santeuil, abandonnons-le.
Lorédan Larchey reste muet sur les écrits de Santeuil, nombreux, pourtant, mais composés en
latin ; on ne peut le lui reprocher, mais il est triste qu'un poète inspiré, qui croyait à son génie poétique, soit resté dans l'histoire littéraire comme un bouffon grotesque. Bouffon grotesque il fut, mais peut-être pour attirer l'attention et voir ses vers appréciés. François Gacon (1667-1725) le laissait entendre dans une satire publiée au second tome des Œuvres de Santeuil en latin, accompagnées parfois de traductions (Joannis Baptistæ Santolii… Operum omnium editio tertia, Parisiis, apud Spiritum Billiot), 1729, p. 283, qui débute ainsi :

Santeul n'étoit pas fou, mais il feignoit de l'être ;
Et quoiqu'en Poësie il fut un sçavant maître :
Sans cette fiction jamais son beau Latin
N'auroit eu chez les Grands un si charmant destin.


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