|
Collection
Gens singuliers
|
Lorédan Larchey
|
Réimprimé d'après
l'édition
originale Paris, F. Henry éditeur, 1867.
|
|
Lorédan Larchey
Lorédan Larchey (1831-1902), élève de l'École des
Chartes, bibliothécaire à la Mazarine, conservateur à
l'Arsenal à partir
de 1880, journaliste, auteur de
nombreux
ouvrages, publia
en 1867 Gens singuliers, réimprimé par
Plein Chant, un recueil de notices parues au Monde
illustré. L'une d'elles était consacrée à
Santeuil, né
en 1630, mort en 1697, de son nom Jean-Baptiste (ou
plutôt Jean) de Santeuil ou Santeul, chanoine régulier (c'était
l'appellation
officielle) de l'abbaye de
Saint-Victor à laquelle il appartenait sans être prêtre.
« On peut, sans exagération, avancer que
Santeuil fut l’enfant gâté du siècle de
Louis XIV », commence par écrire Lorédan
Larchey puis, bon chartiste, il
fait part au lecteur de ses sources : un
recueil des bons mots de Santeuil, par
Dinouart, et les Souvenirs du
président Bouhier, dont il avait donné lui-même
l'édition,
en 1866 : Souvenirs de Jean Bouhier,
président au Parlement de Dijon.
Extraits
d'un manuscrit autographe inédit et contenant
des détails curieux sur divers personnages des
17e et 18e
siècles, Se vend chez tous les
libraires bibliophiles deux francs, Imprimé aux frais
de deux bibliothécaires. Le
deuxième bibliothécaire était Émile Mabille (1828-1874).
Sans le citer, il a utilisé pour le début de sa
notice le portrait donné par Saint-Simon après la mort du poète, d'où
l'on extrait ces quelques lignes :
« [Santeuil
était] plein d’esprit, de feu, de caprices les
plus plaisants, qui le rendaient d’excellente
compagnie ; bon convive, surtout, aimant
le vin et la bonne chère, mais sans débauche,
quoique cela fût fort déplacé dans un homme de
son état » (Mémoires, édition
établie par Y. Coirault, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, t. I,
p. 419).
Larchey
mentionne en passant l'expression de La Bruyère pour Santeuil, « un enfant en cheveux
gris ». La Bruyère, avait en effet
brossé
le portrait de Théodas-Santeuil
dont voici le début :
« Il
crie, il s’agite, il se roule à terre, il
se relève, il tonne, il éclate ; et
du milieu de cette tempête il sort une
lumière qui brille et qui réjouit » (Les
Caractères…,
édition de R. Garapon, Classiques
Garnier, 1991, « Des
jugements », 56, p. 369).
À la fin
de son article, Lorédan Larchey retrouvera La Bruyère pour juger que
le portrait des Caractères était
« admirable de vérité ».
Le corps de l’étude est nourri par des
anecdotes puisées dans le Santoliana et par
des références tacites au président
Bouhier, latiniste et helléniste, homme de
robe certes, mais aussi érudit et
possesseur d’un somptueuse bibliothèque, qui
avait noté dans ses papiers une dizaine
d’anecdotes ayant Santeuil pour héros, et
en qui
Larchey voyait un second
Tallemant des Réaux.
|
|
Lit-on
l'étude
de Lorédan Larchey en ignorant
tout de Santeuil, on la termine en gardant l'image
d'un poète écrivant en latin
et agissant en bouffon,
d'un homme d'église ne se comportant
jamais en ecclésiastique
(disons à sa décharge que s'il était
chanoine, il n'avait jamais été
ordonné prêtre),
autrement dit un personnage double, mais surtout
singulier. On peut également la tenir pour un point de
départ, qui incite à
déterminer la nature de
cet inconnu auréolé par sa
présence dans les
Caractères
de La Bruyère et
dans les Mémoires
de Saint-Simon.
Larchey
nous
en avertit,
il va reprendre
le
résultat des
recherches d'un
chanoine de
Saint-Benoît,
Dinouard,
mais il s'abstient
de citer le
titre de
l'ouvrage
– pour ne pas
apparaître
cuistre ou
pédant, car il
écrivait pour
le grand
public. Il
s'agit de Santoliana…
publié en 1764
à Paris, chez
Nyon,
Libraire, avec
approbation
et privilège
du roi.
Or,
avant Joseph-Antoine-Toussaint Dinouart, on avait
eu l'abbé Pinel de La
Martelière, longtemps curé de Saint-Séverin,
s'il est bien l'auteur comme le pensait Barbier
de Santeüilliana
ou Les bons mots de monsieur de Santeüil avec un
Abrégé de sa Vie (La Haye, chez Joseph Crispin,
1710). Un livre qui mit le bon chanoine en fureur :
« Jamais
Ouvrage n'eut plus besoin de réforme, que
celui qui paroît depuis long-temps sous ce
titre : Bons Mots de Santeul.
C’est un Ouvrage informe où tout est sans
ordre, où l’on a inséré beaucoup de traits
faux, & omis beaucoup d’autres très
curieux » (Avis au lecteur de Santoliana).
Dinouart, dans son recueil, à l’inverse du
confus Pinel de La Martelière, annonçait
l’ordre de ses matières dès le titre : Santoliana :
Ouvrage
qui contient La vie de Santeul, ses bons
mots, son démêlé avec les Jésuites, ses
lettres, ses inscriptions, et l’analyse de
ses ouvrages, &c. Il faut cependant
reconnaître que souvent, il recopiait presque mot à
mot les anecdotes de son prédécesseur.
Santeuil ne se contentait pas de composer des pièces
en latin, prose ou poésie, il composait des hymnes à
chanter dans les églises et comme les autres poètes
de son temps, il prenait plaisir à lire ses vers en
public, mais de manière spectaculaire. Boileau,
l'ayant entendu lire des hymnes en public, en fit
une épigramme, dont l'historique fut diversement
rapporté.
- Santeüilliana, 1710, p. 26 : « aussi
ne les recitoit-il jamais [ses Hymnes] qu’avec
des contorsions & des grimaces à faire peur,
il entroit en enthousiasme dés le premier Vers,
& declamoit les autres comme un démoniaque
tourmenté de plusieurs esprits ; ce qui
donna lieu à cette Epigramme que le celebre Mr
Despreaux fit sur le champ, un jour qu’il
recitoit une de ses Himnes devant Messieurs de
l’Academie Françoise.
A voir de quel air
effroïable
Roulant les yeux, tordant les mains
Santüeil nous lit ses Himnes vains,
Diroit-on pas que c’est le Diable
Que Dieu force à loüer
ses Saints. » |
- Dinouart (Santoliana, 1764, p. 11) recopie
le passage du Santeüilliana.
- Lorédan Larchey, p. 164 :
« Quand il chantait lui-même, c’était pis
encore : il délirait dès les premiers vers,
et la fureur poétique le défigurait tellement que
Boileau en prit prétexte pour faire l’épigramme
finissant par ces deux vers :
Dirait-on pas que
c’est le diable
Que Dieu force à louer ses
saints ! » |
L'histoire ne s'arrête pas là, bien
que la suite mette l'accent moins sur Santeuil que
sur un de ses commentateurs épisodiques, Boileau,
qui a pour lui d'être devenu immortel, tandis que
Santeuil… Au tome premier des Œuvres en vers
de Mr
Boileau Despréaux avec des
éclaircissemens historiques donnez par Lui-même
(Genève, 1716), l'auteur de l'édition, Claude
Brossette, proche ami de Boileau, cite l'épigramme
p. 446, et l'annote, mais le texte en est
différent dans le corps du texte et dans la note.
Dans le corps du texte :
Sur
la manière de reciter
du
Poëte Santeul.
Quand j’aperçois sur
ce Portique
Ce Moine au regard fanatique,
Lisant ses Vers audacieux
Faits pour les habitants des Cieux,
Ouvrir une bouche effroïable,
S’agiter, se tordre les mains ;
Il me semble en lui voir le Diable,
Que Dieu force à loüer les Saints.
|
Dans la note : « Quand il
eut fait celles [les hymnes – le mot était féminin
pour les textes religieux, étant admis que pour la
rime d'un adjectif il pouvait être masculin] de
S. Loüis, il alla les présenter au Roi, et
les recita, de la maniere qu’il récitait tous ses
Vers, c’est à dire en s’agitant comme un Possédé,
& faisant des contorsions & des grimaces,
qui firent beaucoup rire les Courtisans. Mr.
Despréaux qui se trouva là, fit cette épigramme
sur le champ : et étant sorti pour l’écrire,
il la remit au Duc de…. qui l’alla porter au Roi,
comme si ç’eût été un papier de conséquence.
Le Roi la lut, & la rendit en soûriant, à ce
même Seigneur, qui eut la malice de l’aller lire à
d’autres Courtisans en presence de Santeuil même.
Elle étoit ainsi.
A
voir de quel air effroïable
Roulant les yeux, tordant les mains
Santeül nous lit ses Himnes vains,
Diroit on pas que c’est le Diable
Que Dieu force à loüer les
Saints. »
|
La scène s'est-elle passée en
présence du roi, ou devant les académiciens ?
Sans doute ne le saura-t-on jamais.
Autre sujet de discussion : Quelle
version retenir ? Brossette écrivait
que la version de la note était la primitive,
celle du texte ayant été réécrite. Commentaire de
Charles Hughes Lefebvre de Saint Marc dans une
édition de Brossette, par lui-même
augmentée : « C’est dommage que
dans la première manière le langage ne fût pas
assez correct. Les changemens que l'auteur a faits
n'ont servi qu'à rendre son épigramme
languissante, de vive qu'elle étoit ».
Boileau a complètement éclipsé Santeuil,
abandonnons-le.
Lorédan Larchey reste muet sur les écrits de
Santeuil, nombreux, pourtant, mais composés en latin ;
on ne peut le lui reprocher, mais il est
triste qu'un poète inspiré, qui croyait à son
génie poétique, soit resté dans l'histoire
littéraire comme un bouffon grotesque. Bouffon
grotesque il fut, mais peut-être pour attirer
l'attention et voir ses vers appréciés. François
Gacon (1667-1725) le laissait entendre dans une
satire publiée au second tome des Œuvres de
Santeuil en latin, accompagnées parfois de
traductions (Joannis Baptistæ Santolii… Operum
omnium editio tertia…, Parisiis, apud
Spiritum
Billiot), 1729, p. 283, qui débute ainsi :
Santeul n'étoit pas fou, mais
il feignoit de l'être ;
Et quoiqu'en Poësie il fut un sçavant maître
:
Sans cette fiction jamais son beau Latin
N'auroit eu chez les Grands un si charmant
destin. |
|