Éditions PLEIN CHANT
Apostilles


17 mai 2015


Pierre Jannet, le fondateur de la Bibliothèque elzévirienne, mourut le 22 novembre 1870. Maurice Tourneux, qui fut son ami, lui rendit hommage plus tard dans Le Bibliophile français. Gazette illustrée des amateurs de livres, d'estampes et de haute curiosité (Paris, Librairie Bachelin-Deflorenne), 1873, tome VII, pp. 289-295.
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Edmond Thomas a réimprimé, appartenant à la Bibliothèque elzévirienne :
en 1994, La Nouvelle Fabrique des excellens traits de vérité, par Philippe d’Alcripe, sieur de Neri en Verbos ;
en 1995, Le Panthéon et temple des oracles, par François d’Hervé ;
en 1995, les Chansons de Gaultier Garguille, édition d'Édouard Fournier.

   





PIERRE JANNET


Le front haut, les yeux vifs, le nez remuant et quêteur, les lèvres épaisses et souriantes, les cheveux très noirs, la barbe grisonnante, tel était M. Pierre Jannet, quand j'eus l’honneur de le connaître, en 1868. Dès le premier regard, on ne pouvait s'empêcher de songer à Rabelais ; la ressemblance mystérieuse de ses traits avec ceux qu'une tradition donne à maître François, aura peut-être été, pour certains fatalistes, l'explication du soin, – je dirais presque de l'amour, – avec lequel  Jannet publia, à deux reprises, le texte de son auteur favori ; et, de fait, il y eut toujours on ne sait quelle filiation entre ces deux savants, docteurs en toutes bonnes sciences, amis des gaîtés robustes et ne reculant pas plus devant un texte épineux que devant une plaisanterie salée.
Peut-être aussi Jannet devait-il cette santé de l'esprit à la Gascogne dont il était fils. Né à Saint-Germain-de-Grave, en mars 1820, il grandit sous ce climat ensoleillé, dans cet air vif tout imprégné des senteurs de la vigne. Il débuta, comme tout le monde, par des vers dont quelques-uns furent insérés dans un journal de Bordeaux ; en même temps il commençait, chez un avoué, des études de droit qu'il abandonna bientôt pour se livrer à celle des langues qui l'attirait depuis son enfance. Outre une remarquable connaissance du latin et du grec, il posséda rapidement l’allemand, l’italien et l'anglais, sans avoir négligé l’examen et la recherche des bouquins de toute nature et de toute valeur.
Il vint à Paris en 1846 et y racheta, de M. Silvestre, la salle de ventes de la rue des Bons-Enfants, où il ouvrit aussi une librairie de livres anciens. C'est alors qu'il put donner la preuve de son savoir bibliographique en rédigeant des catalogues tels que ceux de M. de Varenghien, de Pixérécourt (vente posthume), d'Alexis Monteil, et en fondant une publication spéciale devenue rarissime, le Journal du libraire et des amateurs de livres,  où parurent les notes qui formèrent la fameuse Biblioteca scatologica. Jannet avait un goût prononcé pour les facéties ; le rabelaisien qu'il y avait en lui l'emportait sur le philosophe positiviste (car il faisait partie du petit groupe des disciples d'Auguste Comte), mais les mots les plus crus, en passant par sa bouche, prenaient un caractère si franchement gaulois qu'ils ne choquaient point les délicats ; et, dans cette propension même, je retrouve le savant du XVIe siècle, l'héritier de Meibomius et de Henri Estienne.
Le Courrier de la Librairie qu'il publia à deux époques différentes, donnait en prime un Catalogue général de la librairie française au XIXe siècle, que M. Paul Chéron n'a point terminé. M. Ch. Le Blanc devait également laisser inachevé un Manuel de l’amateur d'estampes, dont neuf livraisons seulement ont paru.
L'activité de Jannet se manifesta bientôt autrement que par ces deux publications très coûteuses et dont l'une n'a pas été reprise depuis ; il fut le précurseur de la véritable librairie à bon marché, non pas de celle qui donnait des œuvres en livraisons à vingt centimes, horriblement imprimées et ornées de bois plus horribles encore, mais de celle qui, pour cinquante centimes, offrait à l’acheteur une coquette édition, in-18, de l’Âne mort ou de Manon Lescaut. Il publia même quelques volumes de Balzac dans ce format ; mais il s'arrêta devant l’insuccès qui accueillit naturellement cette révolution dont l'heure n'était pas sonnée ; il touchait d'ailleurs au moment où ses talents de fabricant et son impeccable érudition allaient se donner carrière. Il avait trouvé un bailleur de fonds pour la création de la Bibliothèque elzévirienne.Tout le monde connaît cette entreprise énorme qui, en moins de six années, fournit aux lettrés plus de cent volumes choisis avec soin, imprimés dans le goût le plus sobre et le plus élégant, sur un papier qui ne s'est pas altéré, et annotés par les hommes les plus instruits. […]

On peut dire hautement que Jannet fut égal, sinon supérieur, aux érudits qu'il employa ; et les œuvres qu'il a procurées resteront toujours parmi les plus précieuses de la bibliothèque elzévirienne ; il se montrait d’ailleurs fort difficile sur le choix des ouvrages et sur les noms qui devaient les contresigner. […]
Il rêvait de nouvelles publications lorsque la mort de son principal commanditaire et les ennuis nombreux que lui suscitait la besogne multiple dont il s'était chargé, le décidèrent à céder le fonds de la Bibliothèque à M. Pagnerre, qui ne tarda pas à le revendre à la librairie Franck. M. Paul Daffis se rendit, en 1870, acquéreur de la totalité des exemplaires restants et s'est depuis mis à l’œuvre pour continuer la collection et terminer les séries inachevées.
Jannet n'était donc plus libraire ; mais cette inaction apparente ne fut pas pour lui une période de repos. Tout au contraire, on le vit se lancer dans des spéculations de terrains qui ne furent pas toujours heureuses ; en même temps il s'essayait, comme Charles Jacque, à l’élève des poules et des faisans ; il rédigeait, pour la Revue européenne des Tablettes bibliographiques très précieuses et écrivait une brochure sur la Banque de France, la circulation et le crédit ; cela ne lui suffisait pas encore ; il tourna ses étonnantes facultés de polyglotte vers une langue réputée inabordable : il apprit le chinois ! Maître des éléments de cet alphabet compliqué, il en proposa la simplification. Mais alors aussi, une occasion se présentait pour lui de recommencer ces publications élégantes et d’un prix modique, qui étaient sa préoccupation constante : La Nouvelle collection Jannet (car il la décora bravement de son nom, et c'était justice) comprit en quelques mois une excellente édition de Villon, avec un commentaire inédit de La Monnoye, les fables et les contes de La Fontaine, les œuvres de Malherbe et de Régnier, les Pastorales de Longus, Clément Marot et, enfin, un Rabelais, qui passe à bon droit pour une des meilleures éditions modernes. Tous ces charmants in-16, cartonnés de toile bleue, « tirés sur bon papier et en bons caractères, » étaient l’œuvre personnelle de Jannet ; il fut secondé par M. de Montaiglon, qui annota le roman de Jehan de Paris,  et par M. Ed. Foucaux, qui traduisit la Reconnaissance de Sakountala. En même temps qu'il revoyait le texte et corrigeait toutes les épreuves de la seconde édition des Supercheries littéraires, il mettait au jour le Traité de l’amour de Dieu, de saint Bernard, pour l'Académie des bibliophiles, sans abandonner un seul jour les mille occupations qu'il se créait, sans cesser de rendre service à tous ceux qui avaient besoin de lui […]
L'impression des Supercheries touchait à sa fin quand éclata la guerre : adieu les Conteurs français, tant de fois annoncés ! adieu les derniers tomes de Clément Marot et de Rabelais ! Vint le siège : Jannet n'aborda la vie publique que pour faire le bien comme toujours. D’abord membre du comité d’armement de Montrouge, puis candidat tardif à la mairie, il se dévoua à organiser l'alimentation gratuite des écoles et des asiles ; tâche ingrate et qui lui fit grand honneur.
« Brave comme Panurge, m'écrivait-il alors (13 octobre 1870), je ne crains que les dangers. J'aurais peut-être quitté ma demeure si j'avais connu un refuge sûr ; mais qui diable sait quels seront les quartiers à l'abri des bombes ? Risque pour risque, j'ai mieux aimé ne pas me déranger. Les ennuis du siège ne m'ont pas rendu misanthrope. Je reçois de nombreuses visites de gardes nationaux et je ne m’en plains pas. Les journées sont si longues !… »
[…]
Pour des raisons spécieuses, Jannet n'avait jamais voulu se faire vacciner. Une violente attaque de petite vérole l'enleva le 23 novembre, malgré les soins de M. le docteur Robinet. Plus d'un ami apprit en même temps sa maladie et sa mort. Une trentaine de personnes au plus accompagna ses dépouilles au cimetière Montparnasse, où M. Pierre Lafitte, au nom de l’école positiviste, et M. Louis Asseline, maire du XIVe  arrondissement, rendirent hommage à sa haute intelligence et à son inébranlable dévouement.
Peu d'existences, on le voit, furent mieux remplies ; il était de ceux qui ne meurent pas tout entiers. Combien faut-il regretter que la vente de ses papiers ait dispersé le Dictionnaire chinois conçu d'après son système, ainsi qu'une foule de notes et de projets accumulés dans ses cartons ! La majeure partie de sa correspondance et ses glossaires de Rabelais et de Marot ont, du moins, échappé à ce pillage légal.
En parcourant cette correspondance très considérable, on trouverait plus d'une trace du caractère susceptible de Jannet ; c'était là son défaut ; une maladresse involontaire l'irritait comme une blessure ; froissé, il ne pardonnait pas toujours, mais, le plus souvent aussi, cette colère, si aisément soulevée, retombait de même et une poignée de main loyale scellait la réconciliation
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MAURICE TOURNEUX



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