L'Âne
mort et la femme guillotinée, par Jules Janin,
paraît chez Baudouin sans nom d’auteur, le 2 mai
1829, suscitant immédiatement un compte rendu
dans la Revue de Paris :
« C’était dans la plaine de
Vanvres [Vanves] : un jeune homme rencontre
une jeune fille montée sur un âne, c’est de cet
âne et de cette jeune fille qu’il suit et qu’il
raconte l’horrible destinée, l’âne meurt sous la
dent des chiens à la barrière du combat, la jeune
fille sous le couteau de la guillotine à la place
de Grève. Toutefois, pour préparer ce dénouement,
l’auteur nous donne le spectacle de toutes les
scènes de prostitution où figure son héroïne. Il
faut traverser avec elle la Morgue, les maisons de
débauche, la prison, la place de Grève, pour
s’arrêter enfin au cimetière de Clamart. On trouve
un grand talent d’écrivain et surtout beaucoup
d’esprit dans ce singulier livre ; on dirait
que l’auteur avait parié à l’avance de faire de
l’horrible à volonté, sans se gêner, et seulement
avec de l’esprit. L’Âne mort et la Femme
guillotinée obtiennent un grand succès ; un
homme de talent a beau faire, il lui est toujours
difficile de ne pas réussir » (Bulletin
bibliographique de la littérature française et des
arts, Revue de Paris, 1829, t. II, p. 60).
Jules Janin, reproduit par Tony
Johannot.
Jules Janin étant rédacteur à la Revue
de Paris,
l’article, sans doute rédigé par lui-même, ne
pouvait être qu’élogieux, mais l’avenir ne le
démentit point car le livre, en deux volumes
in-12, ornés de deux vignettes de Devéria gravées
par Porret, eut, au dix-neuvième siècle, plusieurs
éditions. Après l’inévitable contrefaçon belge
(Bruxelles, H. Dumont et Compagnie, 1829), L'Âne
mort et la femme guillotinée parut à Paris chez
Delangle frères (1830), A. Mesnier (1832),
Ambroise Dupont (1838), H.-L. Delloye (1841 ;
1845, sous le titre abrégé, L’Âne mort), Ernest Bourdin
(1842). Le titre original réapparaît en 1853 dans
une édition de la "Bibliothèque choisie", en 1858,
1860, 1861 chez A. Delahays, chez Michel Lévy
frères en 1860 puis en 1865 dans une nouvelle
édition, intitulée L’Âne mort. La plus
belle édition est, grâce à Tony Johannot, celle de
1842, chez Ernest Bourdin : L’Âne
mort, par Jules Janin, édition illustrée par Tony
Johannot,
17 x 26 cm. Elle offre en frontispice un
portrait de Janin (donné ci-dessus)
et en vis-à-vis celui, très romantique, de
l’héroïne, Henriette, entourée de petites
illustrations évoquant des épisodes du livre, une
vignette de titre, de nombreuses illustrations
harmonieusement disposées dans le texte imprimé
(les illustrations suivantes viennent de cette
édition).
Henriette vient de tuer son
violeur, ce pour quoi elle sera
guillotinée (Tony Johannot).
Signe du succès, ce livre au genre mal
défini fit apparaître deux vaudevilles et un
drame : L'Ane mort et la femme guillotinée, folie-vaudeville en
trois actes, par MM. Simonnin et Théodore N***
[Th. Nézel] représentée pour la première fois à
Paris, sur le théâtre du Panthéon, le 28 juin
1832, et bien plus tard, le 15 novembre 1895, au
Concert de la Pépinière, L'Ane mort et
le pince-nez,
comédie-vaudeville en un acte, par Guy de
Téramond. Au théâtre de la Gaîté, le 18 juin 1853,
on représentait L'Ane mort, drame en cinq actes,
avec un prologue et un épilogue, par MM. Théodore
Barrière et Adolphe Jaime.
Peu de temps avant la parution de l’édition
originale de L’Âne mort et la femme guillotinée on pouvait lire, de
Victor Hugo, Le dernier jour d’un
condamné (sans
nom d’auteur, Paris, Charles Gosselin, Hector
Bossange). Le chapitre XXV de L’Âne
mort et la femme guillotinée avait pour titre – lourde allusion –
« Le dernier Jour d’un Condamné », si
bien que Janin dut mettre au clair les relations
de son livre avec celui de Victor
Hugo : parodie ? satire ? Dans la
notice consacrée à Janin par la Galerie
de la Presse, de la Littérature et des Beaux-Arts (1re
série, 1839), on lit : « Puis arriva
bientôt la publication de son premier roman, ayant
pour titre L’Âne mort et la Femme
guillotinée,
livre bizarre qui commence comme une parodie et
qui se termine comme un véritable roman bien
lugubre et bien noir. – Le public ne chercha pas à
deviner le mot de cette énigme littéraire ;
il se contenta de lire avec empressement cet
ouvrage à part, qui ne peut être classé que dans
un seul genre, qui, après tout, est le meilleur
même d’après Boileau, puisque c’est le genre
spirituel et amusant ». Janin lui-même
s’expliquera au troisième tome de son Histoire
de la littérature dramatique (Paris, Michel Lévy
frères, 1854, p. 98).
Il aurait écrit ce livre pour réagir contre
l’admiration universelle accordée à Victor Hugo,
« le dieu nouveau », il a
voulu aller plus loin que lui dans l’horrible,
mais afin de transformer par là une lourdeur
écrasante en une aérienne légèreté :
« Ce livre abominable était pour ainsi dire
un perpétuel démenti à tout ce qui fait peur, à
tout ce qui fait rêver, à tout ce qui est le vague
et l’idéal » – une démarche trop paradoxale
pour être comprise par les littérateurs du temps,
si bien que « l’auteur fut chassé du camp des
poëtes, absolument chassé » (ibid., p. 100).
À vrai dire, on comprend mal les explications de
Janin ; Maxime du Camp éclaircit peut-être la
chose, rapportant l’avoir entendu « raconter
que lorsqu'il avait commencé l’Ane mort
et la Femme guillotinée, il n'avait eu d'autre
intention que de ridiculiser les lugubres
inventions du romantisme, puis que, peu à peu, le
sujet l'avait saisi et qu'il avait terminé d'une
façon sérieuse un livre dont le début visait à la
parodie » (Maxime du Camp, Souvenirs
littéraires,
Paris, Hachette et Cie,
1883, t. II, p. 393).
L’explication la plus claire semble avoir été
donnée dans un article d’Auguste Bussière
retraçant dans la Revue des Deux Mondes
(15 janvier
1837) la carrière de Jules Janin qui venait de
publier Le Chemin de traverse. Victor Hugo et son
clan étaient littérateurs, certes, mais aussi
théoriciens de la littérature, tout comme une
partie du groupe ennemi, celui des
classiques : Janin, en 1829, « a sa
fortune à faire, et, pour en finir au plus vite,
il ne se fait pas emporter par la mêlée, il ne
s’aide pas d’un courant ou d’un autre, en s’y
jetant à corps perdu. Il rebrousse à la fois
contre les parties. Aux vaincus [les classiques]
il dit : Allez-vous-en ; les vainqueurs,
il les parodie. Et avec cela il réussit » (t.
IX, p. 204).
Un
cul-de-lampe (Tony Johannot).
Tout cela, on le sait, ou bien on peut
l’apprendre facilement. Ce que l’on connaît moins,
est l’existence d’une autre parodie du Dernier
Jour d'un condamné. Laissons la parole à
Albert de La Fizelière, qui avait donné une
édition posthume des Œuvres de jeunesse de Jules
Janin. La scène se passe dans le petit
trois-pièces de Jules Janin, rue
Saint-Dominique-d’Enfer, à Paris, entre Jules
Janin et son ami, Charles Nodier.
« Jules Janin, réveillant ses vieux
souvenirs de vingt ans, se rappelait, en riant
de son bon rire d'enfant gâté, qu'il avait
imaginé pour faire la parodie du Dernier
jour d'un condamné, de Victor Hugo ("un bien beau livre
cependant," disait-il à titre d'excuse),
d'improviser un conte fantastique,
humoristique et psychologique, intitulé :
Histoire édifiante d'un homme dévoré
par un serpent ! Et là-dessus il
riait de plus belle, à ventre déboutonné,
selon l'expression de Rabelais.
"C'était le beau temps des illusions et des
espérances ! ajoutait-il en devenant
sérieux. Alors je ne m'endormais pas sans avoir
lu cinq ou six pages de Bossuet pour me faire le
style, et le lendemain matin en m'éveillant, je
griffonnais, dans mon lit, un ou deux articles
pour le Figaro, autant dire un ou
deux contes.
Mon histoire de l'homme au serpent était un de
ces contes, mais elle devait avoir quinze ou
seize petits chapitres. Or, dès le sixième
chapitre, l'homme était déjà à demi dévoré, et
le conte allait son train le plus gaiement, le
plus philosophiquement du monde. Dieu sait si je
me divertissais de ma petite folie : je
l'avais lue à Burette, à Paul Lacroix, à Labat,
et surtout à ma vieille tante qui demeurait avec
moi, et qui trouvait mon conte par trop
invraisemblable. Un matin je riais donc tout
haut et tout seul en écrivant un des derniers
chapitres, quand on frappa doucement à ma porte.
Charles Nodier entra :
– Avec qui riiez-vous donc de si bon cœur ?
me dit-il.
–
Avec moi, répondis-je, et certes le sujet prête
au rire. C'est un homme dévoré par un serpent
boa, et qui pense et parle comme Socrate buvant
la ciguë.
Nodier voulut voir mon manuscrit à peu près
indéchiffrable et me pria de lui en lire un
chapitre. Ce fut entre nous un joli duo de fou
rire, pendant lequel il m'escamota mon manuscrit
et l'emporta comme Pathelin son drap, en
répétant sur tous les tons : Ah ! le bon
conte ! le bon conte ! le bon
conte !
Et voilà pourquoi je n'ai jamais publié l’Histoire
édifiante d'un homme dévoré par un serpent, qui n'eût
peut-être pas été un de mes plus mauvais
titres académiques". »
(Préface d’Albert de La Fizelière pour Jules
Janin, Petits contes, t. III
des Œuvres de jeunesse, Paris,
Librairie des bibliophiles, 1882, p. II.)
L'histoire ne
s'arrête pas là. Un site Internet :
http://laporteouverte.me/2015/07/13/les-derniers-moments-dun-homme-avale-par-un-serpent-avec-une-preface-de-charles-nodier/
permet d'en connaître un nouvel épisode, sinon la
fin. Ledit site, donc, donne un extrait du Courrier
de Paris, tenu par André dans Le Monde illustré
(30 mai 1857, p. 3) que voici :
« Il
nous est passé sous les yeux, ces jours derniers,
un volume fort singulier, imprimé, en langue
allemande, à Leipsick, et précédé d’une page de
Charles Nodier. Ce volume a pour titre : les
Derniers Moments d’un homme avalé par un serpent. Nodier explique
l’origine de ce livre bizarre dans des termes
qu’une rapide lecture nous semble pouvoir
résumer en ce qui suit :
À l’époque où Victor Hugo fit paraître le
Dernier Jour d’un condamné, ouvrage dont
l’impression fut si profonde sur les
imaginations engourdies dans le vasselage
classique, un jeune écrivain, aujourd’hui
critique célèbre, conçut une sorte de parodie de
l’œuvre psychologique en si grand vogue. C’était
l’histoire des sensations d’un homme avalé par
un serpent. Seulement il arriva ceci :
c’est qu’à mesure que le critique écrivait,
prenant son sujet plus au sérieux, l’idée d’une
parodie s’évanouit devant sa conviction à
décrire et à peindre les tortures de cet homme
fasciné, avalé par le boa ! Passionné pour
son œuvre à la fois fantastique et réelle, il
réunit quelques amis, pour leur lire les cinq ou
six chapitres déjà écrits et excita chez les
auditeurs, gens d’élite, Charles Nodier en
était, une sensation aussi vive que bizarre. La
lecture achevée au milieu des transports de ses
amis, l’auteur avoua une chose : c’est
qu’il ne savait comment terminer son
histoire !… Et, en effet, on comprend toute
la difficulté de constater le point précis où
devaient finir les sensations de l’homme… sans
parler même de l’étrangeté de la révélation sur
tout ce qui précédait l’instant suprême et
fatal.
Charles
Nodier, très épris de cette idée folle et de
l’émouvante façon dont elle avait été traitée,
demanda à emporter le manuscrit pour chercher un
dénoûment. L’auteur laissa faire, mais Nodier ne
trouva pas ou ne chercha pas ce qu’il avait
promis. Le manuscrit fut oublié, enfoui dans des
catacombes bibliographiques ; les années
s’écoulèrent, puis Nodier mourut…
Et voilà
qu’aujourd’hui paraît, traduit, et formant 220
pages, cet étrange récit, non terminé, sans nom
d’auteur, et seulement précédé de quelques lignes
évidemment accommodées à l’aide d’une note que
Nodier plaça, dans le temps, en tête du manuscrit
confié !
Comment
ce récit, probablement oublié de son auteur
lui-même, est-il allé, après vingt-cinq ans, se
faire traduire et publier en Allemagne ?
Comment est-il sorti des mains de Charles
Nodier ? Dans quelqu’une des ventes qu’il fit
de certaines parties de sa bibliothèque,
probablement. Dans tous les cas, le fait est
bizarre, aussi bizarre que l’œuvre elle-même qu’il
met en lumière, sous l’abat-jour de la
traduction. »
F I N
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