Éditions PLEIN CHANT

A p o s t i l l e s

 16 octobre 2015
De Nodier et sur Nodier, voir :

Didier Barrière : Nodier l'homme du livre
Ch. Nodier : Mélanges tirés d'une petite bibliothèque
Ch. Nodier : Études sur le seizième siècle Éd. de J.-R. Dahan
Correspondance croisée de Victor Hugo & Ch. Nodier. Éd. de J.-R. Dahan, préface de R. Setbon 

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Jules   JANIN, Charles   NODIER
et
le texte perdu



L'Âne mort et la femme guillotinée, par Jules Janin, paraît chez Baudouin sans nom d’auteur, le 2 mai 1829, suscitant immédiatement un compte rendu dans la Revue de Paris :
« C’était dans la plaine de Vanvres [Vanves] : un jeune homme rencontre une jeune fille montée sur un âne, c’est de cet âne et de cette jeune fille qu’il suit et qu’il raconte l’horrible destinée, l’âne meurt sous la dent des chiens à la barrière du combat, la jeune fille sous le couteau de la guillotine à la place de Grève. Toutefois, pour préparer ce dénouement, l’auteur nous donne le spectacle de toutes les scènes de prostitution où figure son héroïne. Il faut traverser avec elle la Morgue, les maisons de débauche, la prison, la place de Grève, pour s’arrêter enfin au cimetière de Clamart. On trouve un grand talent d’écrivain et surtout beaucoup d’esprit dans ce singulier livre ; on dirait que l’auteur avait parié à l’avance de faire de l’horrible à volonté, sans se gêner, et seulement avec de l’esprit. L’Âne mort et la Femme guillotinée obtiennent un grand succès ; un homme de talent a beau faire, il lui est toujours difficile de ne pas réussir » (Bulletin bibliographique de la littérature française et des arts, Revue de Paris, 1829, t. II, p. 60).


Jules Janin, reproduit par Tony Johannot.
Jules Janin étant rédacteur à la Revue de Paris, l’article, sans doute rédigé par lui-même, ne pouvait être qu’élogieux, mais l’avenir ne le démentit point car le livre, en deux volumes in-12, ornés de deux vignettes de Devéria gravées par Porret, eut, au dix-neuvième siècle, plusieurs éditions. Après l’inévitable contrefaçon belge (Bruxelles, H. Dumont et Compagnie, 1829), L'Âne mort et la femme guillotinée parut à Paris chez Delangle frères (1830), A. Mesnier (1832), Ambroise Dupont (1838), H.-L. Delloye (1841 ; 1845, sous le titre abrégé, L’Âne mort), Ernest Bourdin (1842). Le titre original réapparaît en 1853 dans une édition de la "Bibliothèque choisie", en 1858, 1860, 1861 chez A. Delahays, chez Michel Lévy frères en 1860 puis en 1865 dans une nouvelle édition, intitulée L’Âne mort. La plus belle édition est, grâce à Tony Johannot, celle de 1842, chez Ernest Bourdin : L’Âne mort, par Jules Janin, édition illustrée par Tony Johannot, 17 x 26 cm. Elle offre en frontispice un portrait de Janin (donné ci-dessus)  et en vis-à-vis celui, très romantique, de l’héroïne, Henriette, entourée de petites illustrations évoquant des épisodes du livre, une vignette de titre, de nombreuses illustrations harmonieusement disposées dans le texte imprimé (les illustrations suivantes viennent de cette édition).


Henriette vient de tuer son violeur, ce pour quoi elle sera guillotinée (Tony Johannot).
Signe du succès, ce livre au genre mal défini fit apparaître deux vaudevilles et un drame : L'Ane mort et la femme guillotinée, folie-vaudeville en trois actes, par MM. Simonnin et Théodore N*** [Th. Nézel] représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Panthéon, le 28 juin 1832, et bien plus tard, le 15 novembre 1895, au Concert de la Pépinière, L'Ane mort et le pince-nez, comédie-vaudeville en un acte, par Guy de Téramond. Au théâtre de la Gaîté, le 18 juin 1853, on représentait L'Ane mort, drame en cinq actes, avec un prologue et un épilogue, par MM. Théodore Barrière et Adolphe Jaime.
Peu de temps avant la parution de l’édition originale de L’Âne mort et la femme guillotinée on pouvait lire, de Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné (sans nom d’auteur, Paris, Charles Gosselin, Hector Bossange). Le chapitre XXV de L’Âne mort et la femme guillotinée avait pour titre – lourde allusion – « Le dernier Jour d’un Condamné », si bien que Janin dut mettre au clair les relations de son  livre avec celui de Victor Hugo : parodie ? satire ? Dans la notice consacrée à Janin par la Galerie de la Presse, de la Littérature et des Beaux-Arts (1re série, 1839), on lit : « Puis arriva bientôt la publication de son premier roman, ayant pour titre L’Âne mort et la Femme guillotinée, livre bizarre qui commence comme une parodie et qui se termine comme un véritable roman bien lugubre et bien noir. – Le public ne chercha pas à deviner le mot de cette énigme littéraire ; il se contenta de lire avec empressement cet ouvrage à part, qui ne peut être classé que dans un seul genre, qui, après tout, est le meilleur même d’après Boileau, puisque c’est le genre spirituel et amusant ». Janin lui-même s’expliquera au troisième tome de son Histoire de la littérature dramatique (Paris, Michel Lévy frères, 1854, p. 98). Il aurait écrit ce livre pour réagir contre l’admiration universelle accordée à Victor Hugo, « le dieu nouveau », il a voulu aller plus loin que lui dans l’horrible, mais afin de transformer par là une lourdeur écrasante en une aérienne légèreté : « Ce livre abominable était pour ainsi dire un perpétuel démenti à tout ce qui fait peur, à tout ce qui fait rêver, à tout ce qui est le vague et l’idéal » – une démarche trop paradoxale pour être comprise par les littérateurs du temps, si bien que « l’auteur fut chassé du camp des poëtes, absolument chassé » (ibid., p. 100). À vrai dire, on comprend mal les explications de Janin ; Maxime du Camp éclaircit peut-être la chose, rapportant l’avoir entendu « raconter que lorsqu'il avait commencé l’Ane mort et la Femme guillotinée, il n'avait eu d'autre intention que de ridiculiser les lugubres inventions du romantisme, puis que, peu à peu, le sujet l'avait saisi et qu'il avait terminé d'une façon sérieuse un livre dont le début visait à la parodie » (Maxime du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette et Cie, 1883, t. II, p. 393). L’explication la plus claire semble avoir été donnée dans un article d’Auguste Bussière retraçant dans la Revue des Deux Mondes (15 janvier 1837) la carrière de Jules Janin qui venait de publier Le Chemin de traverse. Victor Hugo et son clan étaient littérateurs, certes, mais aussi théoriciens de la littérature, tout comme une partie du groupe ennemi, celui des classiques : Janin, en 1829, « a sa fortune à faire, et, pour en finir au plus vite, il ne se fait pas emporter par la mêlée, il ne s’aide pas d’un courant ou d’un autre, en s’y jetant à corps perdu. Il rebrousse à la fois contre les parties. Aux vaincus [les classiques] il dit : Allez-vous-en ; les vainqueurs, il les parodie. Et avec cela il réussit » (t. IX, p. 204).


Un cul-de-lampe (Tony Johannot).
Tout cela, on le sait, ou bien on peut l’apprendre facilement. Ce que l’on connaît moins, est l’existence d’une autre parodie du Dernier Jour d'un condamné. Laissons la parole à Albert de La Fizelière, qui avait donné une édition posthume des Œuvres de jeunesse de Jules Janin. La scène se passe dans le petit trois-pièces de Jules Janin, rue Saint-Dominique-d’Enfer, à Paris, entre Jules Janin et son ami, Charles Nodier.

« Jules Janin, réveillant ses vieux souvenirs de vingt ans, se rappelait, en riant de son bon rire d'enfant gâté, qu'il avait imaginé pour faire la parodie du Dernier jour d'un condamné, de Victor Hugo ("un bien beau livre cependant," disait-il à titre d'excuse), d'improviser un conte fantastique, humoristique et psychologique, intitulé : Histoire édifiante d'un homme dévoré par un  serpent ! Et là-dessus il riait de plus belle, à ventre déboutonné, selon l'expression de Rabelais.
"C'était le beau temps des illusions et des espérances ! ajoutait-il en devenant sérieux. Alors je ne m'endormais pas sans avoir lu cinq ou six pages de Bossuet pour me faire le style, et le lendemain matin en m'éveillant, je griffonnais, dans mon lit, un ou deux articles pour le Figaro, autant dire un ou deux contes.
Mon histoire de l'homme au serpent était un de ces contes, mais elle devait avoir quinze ou seize petits chapitres. Or, dès le sixième chapitre, l'homme était déjà à demi dévoré, et le conte allait son train le plus gaiement, le plus philosophiquement du monde. Dieu sait si je me divertissais de ma petite folie : je l'avais lue à Burette, à Paul Lacroix, à Labat, et surtout à ma vieille tante qui demeurait avec moi, et qui trouvait mon conte par trop invraisemblable. Un matin je riais donc tout haut et tout seul en écrivant un des derniers chapitres, quand on frappa doucement à ma porte. Charles Nodier entra :
– Avec qui riiez-vous donc de si bon cœur ? me dit-il.
– Avec moi, répondis-je, et certes le sujet prête au rire. C'est un homme dévoré par un serpent boa, et qui pense et parle comme Socrate buvant la ciguë.
Nodier voulut voir mon manuscrit à peu près indéchiffrable et me pria de lui en lire un chapitre. Ce fut entre nous un joli duo de fou rire, pendant lequel il m'escamota mon manuscrit et l'emporta comme Pathelin son drap, en répétant sur tous les tons : Ah ! le bon conte ! le bon conte ! le bon conte !
Et voilà pourquoi je n'ai jamais publié l’Histoire édifiante d'un homme dévoré par un serpent, qui n'eût peut-être pas été un de mes plus mauvais titres académiques
". »
(Préface d’Albert de La Fizelière pour Jules Janin,
Petits contes,
t. III des Œuvres de jeunesse, Paris, Librairie des bibliophiles, 1882,  p. II.)

L'histoire ne s'arrête pas là. Un site Internet :
http://laporteouverte.me/2015/07/13/les-derniers-moments-dun-homme-avale-par-un-serpent-avec-une-preface-de-charles-nodier/
permet d'en connaître un nouvel épisode, sinon la fin. Ledit site, donc, donne un extrait du Courrier de Paris, tenu par André dans Le Monde illustré (30 mai 1857,
p. 3) que voici :
« Il nous est passé sous les yeux, ces jours derniers, un volume fort singulier, imprimé, en langue allemande, à Leipsick, et précédé d’une page de Charles Nodier. Ce volume a pour titre : les Derniers Moments d’un homme avalé par un serpent. Nodier explique l’origine de ce livre bizarre dans des termes qu’une rapide lecture nous semble pouvoir résumer en ce qui suit :
À l’époque où Victor Hugo fit paraître le Dernier Jour d’un condamné, ouvrage dont l’impression fut si profonde sur les imaginations engourdies dans le vasselage classique, un jeune écrivain, aujourd’hui critique célèbre, conçut une sorte de parodie de l’œuvre psychologique en si grand vogue. C’était l’histoire des sensations d’un homme avalé par un serpent. Seulement il arriva ceci : c’est qu’à mesure que le critique écrivait, prenant son sujet plus au sérieux, l’idée d’une parodie s’évanouit devant sa conviction à décrire et à peindre les tortures de cet homme fasciné, avalé par le boa ! Passionné pour son œuvre à la fois fantastique et réelle, il réunit quelques amis, pour leur lire les cinq ou six chapitres déjà écrits et excita chez les auditeurs, gens d’élite, Charles Nodier en était, une sensation aussi vive que bizarre. La lecture achevée au milieu des transports de ses amis, l’auteur avoua une chose : c’est qu’il ne savait comment terminer son histoire !… Et, en effet, on comprend toute la difficulté de constater le point précis où devaient finir les sensations de l’homme… sans parler même de l’étrangeté de la révélation sur tout ce qui précédait l’instant suprême et fatal.
Charles Nodier, très épris de cette idée folle et de l’émouvante façon dont elle avait été traitée, demanda à emporter le manuscrit pour chercher un dénoûment. L’auteur laissa faire, mais Nodier ne trouva pas ou ne chercha pas ce qu’il avait promis. Le manuscrit fut oublié, enfoui dans des catacombes bibliographiques ; les années s’écoulèrent, puis Nodier mourut…
Et voilà qu’aujourd’hui paraît, traduit, et formant 220 pages, cet étrange récit, non terminé, sans nom d’auteur, et seulement précédé de quelques lignes évidemment accommodées à l’aide d’une note que Nodier plaça, dans le temps, en tête du manuscrit confié !
Comment ce récit, probablement oublié de son auteur lui-même, est-il allé, après vingt-cinq ans, se faire traduire et publier en Allemagne ? Comment est-il sorti des mains de Charles Nodier ? Dans quelqu’une des ventes qu’il fit de certaines parties de sa bibliothèque, probablement. Dans tous les cas, le fait est bizarre, aussi bizarre que l’œuvre elle-même qu’il met en lumière, sous l’abat-jour de la traduction. »

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