Éditions PLEIN CHANT

APOSTILLES

  
  22 juin 2016
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Charles Monselet
Les Oubliés et les Dédaignés
Collection Gens singuliers

Bassac
PLEIN CHANT
1993


SAINTE-BEUVE et CHARLES MONSELET
face-à-face



Un article de Sainte-Beuve

En 1865 paraissait un recueil de poésies diverses, bachiques, gastronomiques, ou bien légères et nostalgiques, Le Plaisir et l’Amour (Paris, Ferd. Sartorius), par Charles Monselet, seconde édition remaniée d’un premier recueil, Les Vignes du Seigneur (Paris, Victor Lecou, 1854), où la première place était donnée à une Ode sur l’ivresse. Sainte-Beuve lui consacra un article critique, « Poésies par Charles Monselet », paru dans le Constitutionnel  du lundi 24 avril 1865, puis recueilli dans Nouveaux Lundis (Paris, Michel Lévy frères, 1868, t. X, p. 70-89). Loin de se limiter aux poésies qu’il avait sous les yeux, Sainte-Beuve passait en revue, après en avoir énuméré les titres dans le sous-titre de son article, une grande partie des livres de l’auteur, qu’il appréciait depuis ses débuts dans le petit journal (Figaro) : « Charles Monselet est pour moi la figure vivante du littérateur qui se disperse. Je ne lui en fais pas un reproche. Combien de fois ouvrant un petit journal, le lisant d’abord machinalement, je me suis laissé intéresser à la page où glissait mon œil ! J’ai continué, l’intérêt a redoublé, j’ai regardé la signature : le piquant article, vers ou prose, scène de mœurs, esquisse populaire, réalité prise sur le fait, gaieté légère où brille une larme, était signé Ch. Monselet. »

Le Plaisir et l’Amour — fut-ce pour respecter la pudeur supposée de ses lecteurs que Sainte-Beuve s’abstint de donner le titre de ce recueil ? — s’ouvrait sur le portrait de Monselet, gravé par Leguay d’après une photographie de Carjat, dont on donne ici le seul visage : 

Puis  venait une préface moqueuse, poético-biographique, en onze quatrains octosyllabiques, par Monselet :

On m’a demandé, l’autre jour,
Dix lignes de biographie
Au bas de ma photographie ;
Le vilain mot ! le vilain tour !

Cette poésie, Sainte-Beuve l’intègre, entière, à son portrait de Monselet, maintenant formé de l’entrelacement de trois quatrains repris, les autres étant traduits dans la prose de Sainte-Beuve : « il appert », écrivait-il, que « l’auteur, personnage d’une quarantaine d’années, portant lunettes, bonne mine, mâle encolure, tête posée avec aplomb, menton ras et double, lèvre fine, ferme, prompte à la malice, est né à Nantes, que son père y était libraire ; j’ajouterai, — car je ne suis pas homme à me contenter à demi en matière de biographie, — qu’il fut élevé à Bordeaux, qu’il y fit des études classiques succinctes et fut mis de bonne heure à la pratique, je veux dire au journal, au Courrier de la Gironde. Il y passa par tous les degrés de l’apprentissage ; correcteur d’abord, il s’éleva aux faits divers, à l’entrefilet, puis au petit article. Solar l’appela à Paris quand il fonda l’Époque, cette feuille immense pour le temps. De l’Époque, après le naufrage, il fut recueilli au journal la Presse, et, dès lors, on le vit un peu partout ; romans, nouvelles, feuilletons de théâtre, articles de critique, il ne se refusa rien :

Le principal étant de vivre,
Fidèle au : « Tel père, tel fils, »
Ma ressource devint le livre ;
Mon père en vendait, — moi, j’en fis.

Ma verve fut vite étouffée
Sous le journal, rude fardeau ;
La servante chassa la fée ;
L’article tua le rondeau.

L’article ne tua rien. Sous sa plume il était léger, et souvent animé de fantaisie ; il avait des ailes.
[…]
Le caractère de Monselet, dès ses débuts, c’est le goût du naturel, un vif sentiment du ridicule. Il avait débuté à Bordeaux, de dix-sept à vingt ans, par des pièces représentées avec assez de succès, des parodies de circonstance, notamment Lucrèce ou la Femme sauvage, parodie de la Lucrèce de Ponsard, « ornée de chant et de danse, » et une autre parodie des Mousquetaires. La gaîté et le naturel furent de tout temps sa note dominante.
Je ne saurais me flatter de le suivre partout, de l’étudier avec méthode et de l’embrasser, comme on dit, tout entier. Ce ne serait pas chose aisée :

Et puis, je suis devenu grand.
J’ai, sans paraître téméraire,

Juste la taille militaire ;

Mais en largeur, c’est différent.

Je ne ferai donc pas le tour de l’auteur ; j’irai à travers ses trente ou quarante petits et moyens volumes (il n’en a guère moins) comme à travers champs. […]

Érudit et bibliographe, chassant sur la piste de Charles Nodier, il s’est de bonne heure attaché à de certains noms secondaires, à des écrivains plus cités que connus : en ce genre le rare, le clandestin, l’amusant, le tentent. C’est ainsi qu’il a conçu de bonne heure sa galerie intitulée : les Oubliés et les Méprisés ou les Dédaignés, comprenant Linguet, Mercier, Dorat-Cubières, Baculard d’Arnaud… et finissant par le célèbre gastronome Grimod de La Reynière, « le plus gourmand des lettrés, le plus lettré des gourmands. »
[…]
Il n'y en a pas [de tache] dans le portrait de Grimod de La Reynière, le gourmand rubicond, généreux, l’Amphitryon prodigue des gens de lettres avant 89, et qui n’est mort qu’en 1838. M. Monselet l’a traité avec amour, j’allais dire avec appétit, en homme qui aurait voulu être de ces fameux soupers de février 1783, dans cette maison du coin des Champs-Elysées (aujourd’hui le Cercle impérial), avec les Trudaine, André Chénier, Fontanes, et même le délicat M. Joubert, car je crois bien que c’est de notre platonicien Joubert qu’il est question à un endroit de cette biographie. On ne le saurait pas d’ailleurs, on devinerait vite, à la manière dont M. Monselet parle de Grimod, qu’il est lui-même de la confrérie des amateurs de la table et de la fine chère : tout ce portrait est traité rondement, richement. Le fermier général de l’ancien régime, avec son habit d’or et son ventre majestueux, y a la place d’honneur. Le style est partout approprié au sujet, il est succulent. […] J’ai connu, il y a quelque quinze ans, un pauvre homme de lettres plus maigre et plus râpé que feu Baculard d’Arnaud, Fayot, qui passait sa vie à recueillir, à éditer, à colporter les Classiques de la table. Oh ! que M. Monselet n’est pas ainsi ! Il avait fondé en février 1858 le Gourmet, journal des intérêts gastronomiques, qui dura six mois. Quand ce journal se fonda, il fut donné en son honneur, à l’hôtel du Louvre, un grand dîner à toute la presse ; on y mangea des nids d’hirondelles et mieux encore. L’Almanach des Gourmands, qui a succédé (1862), rapporta à son auteur un si grand nombre de cadeaux, bourriches, pâtés, etc., qu’il lui devint indispensable d’appeler autour de lui un jury dégustateur, composé d’hommes experts, « pour l’aider, disait-il, à se prononcer sur le mérite de ces envois. » Il faut voir comme il en parle. Je ne ferai pas la petite bouche, je ne dirai pas que c’est chez lui un faible : c’est un de ses talents.
[…]

Arrêtons-nous nous-même, de peur d'être bien long sur un auteur court et de paraître pesant à propos d'esprit léger. Monselet a une qualité précieuse : il est dans la veine française, mot dont on abuse et qui est vrai pour lui. Il a du bon esprit d'autrefois, de ce qu'avait Colnet, celui qui a fait une si jolie scène de La Harpe à table, dévot et gourmand. Piquant et naturel avec grâce, il a la gaieté de bon aloi ; sa façon d'écrire est nette, vive et claire. Il n'a jamais été dupe dans sa vie ni de la couleur, ni de l'emphase en littérature ou en politique. Trop peu enthousiaste aussi, il n'a pas cherché à s'élever. Il tranche sur plus d'un de sa génération et de celles qui ont précédé (les Delord, les Carraguel), en ce qu'au rebours des autres il a commencé par le grand journal et qu'il finit par le petit. Comme son Bourgoin « qui a renoncé à faire un chef-d'œuvre, » il jette au vent d’heureux dons, de l’imagination, de la fantaisie, de l'esprit sans jargon, de la malice souvent fort leste, mais sans fiel : il y joint du sens, un fonds de raison, un avis à lui et bien ferme. Il a une vertu du moins, il aime son métier, et il le considère comme un but, non comme un moyen. Les conseils sont inutiles, j'en donnerai un pourtant. Le goût des livres et de l'érudition semble vouloir prendre le dessus en lui avec les années ; c'est bon signe : qu'il ait un jour le plat du milieu, le livre solide et de résistance, tous ses hors-d'œuvre y gagneront.



Du côté de Monselet


Dans Mes souvenirs littéraires (Paris, la Librairie illustrée), par Charles Monselet, sous presse lorsque l’auteur mourut et qui parut donc en 1888, on apprend à la lecture de « Chez Sainte-Beuve » (p. 155-175), comment fut écrit l’article du critique littéraire. Et surtout, à l’article fouillé de Sainte-Beuve sur Monselet s’est ajouté un portrait du portraitiste par le portraituré.
Jules Troubat, le secrétaire de Sainte-Beuve, était venu annoncer à Monselet que son maître désirait écrire une article sur lui. Monselet, Mes souvenirs littéraires, page 156 :

« Avoir un article de Sainte-Beuve était un des plus grands triomphes qu'un littérateur pût rêver. C'était pour quelques-uns d'entre nous comme la récompense de toute une carrière ; on recherchait d'autant plus ses articles qu'il ne les prodiguait pas à tout venant. J'ai connu des gens (Madame Louise Colet) entre autres, qui étaient venus habiter dans son voisinage, exprès pour être plus à portée de le guetter et de surprendre sa bienveillance. Mais personne moins que Sainte-Beuve ne cédait à l'importunité ou à la séduction.
Je n'avais eu avec lui jusqu'alors que des rapports de simple convenance ; je l'avais connu chez le docteur Veron. Mais je professais pour lui une vive admiration, bien qu'elle n'allât pas cependant jusqu'à enchaîner mon indépendance. J'avais publié dans le Figaro un article intitulé : les Rancunes de M. Sainte-Beuve, article de pure discussion littéraire et tout enveloppé des plus respectueuses réserves, mais qui aurait pu cependant m'aliéner ses bonnes grâces. J'en fus quitte pour une simple lettre de badinage qu'il m'écrivit le lendemain.

Peu de jours après la visite de Troubat, je reçus le billet annoncé de Sainte-Beuve ; un véritable billet aussi concis que possible, tracé en pattes de mouche, m'indiquant un matin avant midi.
Inutile de dire si je fus exact, contrairement à mes habitudes. La domestique qui vint m'ouvrir la porte de la petite maison de la rue Montparnasse m'accueillit comme quelqu'un d'attendu et me précéda, pour m'annoncer, dans l'étroit escalier qui conduisait au cabinet de travail du maître.
Il était avec Troubat, qui se retira au bout de quelques minutes. […]
Alors commença un interrogatoire dans les formes […]
Sainte-Beuve était d’une minutie de juge d’instruction ; il lui fallait le pourquoi et le comment de toute
chose. »

[Sainte-Beuve commence à rédiger la partie de son article consacrée au portrait physique de Monselet].

« Moi, de mon côté, afin de m’occuper, je traçais dans mon esprit les traits nécessaires à un portrait futur de Sainte-Beuve […]
Voici, à mon tour, les lignes éparses que je retrouve dans ma mémoire, après vingt ans : "Sainte-Beuve… sexagénaire portant juste son âge… L'aspect conique de la tête me déroute entièrement, je ne peux pas m'y habituer… Le visage est d'une femme mûre, à la chair un peu molle ; le nez gros, comme celui de Renan ; la main soignée… Tout le foyer d'intelligence est réfugié dans les yeux et dans la bouche : que d'esprit et même de rêverie dans ces yeux ! d'autres y voient le génie de l'observation et de l'assimilation ; c'est possible ; moi j'y découvre l'auteur des Pensées d'août… On me dira que j'exagère là son système ; la faute en est à l'atmosphère que je respire en ce moment… La bouche de Sainte-Beuve est aussi très significative ; non surveillée et ne surveillant pas, elle pourrait passer pour une bouche ordinaire et bonasse, mais, dans l'état de causerie, elle contient un monde de fines réticences, qu'elle ne cherche pas à cacher… Alors, et pour peu qu'une certaine surexcitation s'en mêle, c'est Voltaire
gras. »

Les deux projets d'article se construisaient peu à peu, d'une façon parallèle, Sainte-Beuve questionnant et rédigeant, Monselet observant et écrivant, dans sa tête, un portrait à venir de Sainte-Beuve.
 Conclusion de
Monselet :

« Sainte-Beuve sur moi : "Monselet est pour moi la figure vivante du littérateur qui se disperse."
Moi sur Sainte-Beuve : "Sainte-Beuve est le représentant le plus curieux du poète qui se regrette."
Sainte-Beuve sur moi : "Le goût des livres et de l'érudition semble vouloir prendre le dessus en lui avec les années ; c'est bon signe : qu'il ait un jour le plat du milieu, le livre solide et de résistance, tous ses hors-d'œuvre y gagneront."
Toujours le mot terrible et fatal, le mot de la cuisine, intervenant sans cesse à propos de mon œuvre ! »

*
*   *

Et pourtant, sur la cuisine, Monselet et Sainte-Beuve n’avaient pas les mêmes idées ! Croyant bien faire, le critique avait invité le gourmet à dîner. Au menu, des rognons sautés. Monselet crut en défaillir d’horreur : « Des rognons sautés pour dîner ! Quelle hérésie ! et sans doute au vin de Champagne ! Cela accusait bien le côté bonhomme de l’amphitryon […] » Assurons pourtant que cette divergence n’altéra pas leur amitié.



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