Éditions PLEIN CHANT
Apostilles




Êtes-vous plutôt noir et blanc

ou plutôt couleur ?





 

   Pour vos livres, êtes-vous noir sur blanc à jamais? Des caractères noirs sur un papier blanc, crème à la rigueur? Des papiers discrets sur lesquels se détachent la noirceur tout aussi discrète des caractères typographiques, les uns et les autres devant s’effacer pour ne pas distraire un lecteur tout entier consacré à l’intelligence du texte? Ce monde idéal, d’une certaine manière janséniste, puriste en tout cas, n’a sans doute jamais vraiment existé. Toucher le papier, en apprécier le grain, pester contre les papiers de dernière qualité, recevoir, inconsciemment la plupart du temps, le bénéfice de caractères élégants mais pas trop recherchés, ou s’arrêter au contraire dans sa lecture pour apprécier telle innovation typographique qui vient de sauter aux yeux, tout cela fait partie de la lecture. Le livre n’est pas un moyen de transport anonyme; le livre matériel existe, et il réclame à grands cris (muets) que l’on s’occupe de lui, si bien que des éditeurs, pour leurs éditions de luxe, progressèrent dans cette voie, faisant du livre un corps façonné par ses vêtements, presque réduit à eux, et cela, en partie, grâce au papier, un papier où la couleur a remplacé le blanc. La reliure de luxe, individualisée, va dans ce sens, flattant le goût de ces bibliophiles qui achètent les livres, osant parfois, dans un mouvement pour eux audacieux, les feuilleter un court instant. Dans ce genre caricatural, voici, à l’opposé, les boulimiques de lecture, jamais rebutés par les navrants livres de poche (qui existèrent bien avant le XXe siècle), puisqu’ils offrent l’essentiel: la possibilité de connaître des œuvres écrites.

   En réalité, les choses sont moins simples. La reliure, doit-elle être rangée au rayon du superflu? Et tant qu’à faire, les illustrations? Les bandeaux, vignettes, culs-de-lampe et autres ornements? Au temps où le Petit Larousse rivalisait avec la bible, ses pages roses ­(rien à voir avec le rose érotique) faisaient partie intégrante du dictionnaire. Les historiens du livre auraient bien des exemples à donner de livres imprimés sur du papier de couleur. Un typographe du début du XIXe siècle, B. Vinçard (ne pas confondre avec Jules Vinçard, plus jeune que lui, cité dans Voix d’en bas, par Edmond Thomas, Plein Chant, 1979, p. 91), écrivit L'Art du typographe, ouvrage utile à MM. les Hommes de Lettres, Bibliographes, et Typographes… (par B. Vinçard, typographiste, Paris, chez Vinçard et Compie, imprimeurs-libraires, rue des Prêtres-St.-Séverin, 1806), où étaient donnés (p. 178 et suivantes) des échantillons pleine page de papiers de couleur: citron, carmélite, chair, bleu, blanc-verd (sic), jaune, terre d’Egypte (gris sombre), rose.

   Si l’on consulte le Répertoire de bibliographies spéciales, curieuses et instructives… de Gabriel Peignot (Paris, chez MM. Renouard et Allais, 1810), on trouvera dans la «Notice bibliographique de quelques livres dont on a tiré des exemplaires sur papier de couleur», une trentaine de pages de bibliographie mentionnant des titres de livres sur papier couleur; furent choisis — était-ce un hasard? ­— de nombreux ouvrages édités par Antoine-Auguste Renouard. La plupart de ces livres existaient à la fois sur papier blanc et sur papier de couleur, ces derniers réservés à ceux qui pouvaient s’offrir une édition de luxe. On notera cependant, de Rivarol, mais non signé, Éloge de Minetto Ratoni, chat du Pape en son vivant et premier soprano de ses petits concerts (Félisonte, 1795, petit in-4° de 26 pages), tiré à 15 exemplaires sur papier rose, qui ne connut pas de tirage destiné au commun des mortels car il s’agissait d’une plaisanterie privée, adressée à la princesse Albertine W…iska. Citons encore, pour l’étrangeté du papier, en sus de la couleur, les Œuvres du marquis de Villette (Londres, i.e. Montargis, 1786, in-16), imprimées sur des papiers de couleur, de surcroît fabriqués avec différents végétaux. Les œuvres proprement dites (156 p.), imprimées sur papier de guimauve, étaient précédées d’une épître dédicatoire adressée au marquis de Crest par Léorier de Lisle, directeur d’une papeterie près de Montargis, sur papier d’écorce de tilleul, et suivies de vingt feuillets, composés chacun d’une substance différente: ortie, houblon, écorce d’orme, roseaux, etc., tous le résultat d’expériences de Léorier de Lisle.

   Vinçard avait consacré le neuvième chapitre de L’Art typographique (p. 218 et suiv.) aux encres de couleur, donnant des échantillons d’impressions à l’encre rouge, citron, verte, terre d’Egypte, bleue. Au XVIIIe siècle déjà, on trouvait des livres imprimés en couleur; les plus célèbres restent ceux de Caraccioli (1), beaucoup lu en son temps, surtout pour ses œuvres moralisantes (il avait été oratorien), «fort précieuses aux ecclésiastiques de province, qui en raffolaient et y trouvaient la matière de leurs sermons» (2), dont il inondait le marché car il écrivait pour gagner sa vie. Moraliste chrétien, Caraccioli n’en fut pas, pour autant, un éteignoir: il avait écrit Le Tableau de la mort (1760), mais aussi De la gaieté (1762) et, surtout, il mit au jour trois livres surprenants, imprimés avec des encres de couleur: deux fois Le Livre à la mode (un titre identique pour deux livres différents) et Le Livre de quatre couleurs, tous trois écrits en un style sautillant et affecté, imitation de la parole des petits-maîtres du temps et des petites-maîtresses, ceux que l’on n’appelait pas encore des snobs et dont Caraccioli voulait se moquer, ajoutant au piment intellectuel d’une manière de s’exprimer artificielle et ridicule celui de la couleur de l’encre. Dès l’abord, il annonçait… la couleur et l’on eut:

 

Le Livre à la mode, A Verte-feuille, De l’Imprimerie du Printems, Au Perroquet, l’année nouvelle (i.e. Liège, 1759, édité par Jean-François Bassompierre). Deux formats: in-8° et in-12. Le livre était imprimé, on le devinerait, en vert.
Le Livre à la mode, nouvelle édition marquetée, polie & vernissée, En Europe, chez les libraires, 1000700509 (i.e. 1759), imprimé en rose vermillon, avec un texte différent du Livre à la mode précédent. Le livre fut republié: En Europe, chez les libraires, 100070060 (i.e. 1760, Liège, par J.-F. Bassompierre).

Le Livre de quatre couleurs, Aux quatre élémens, De l’Imprimerie des Quatre- Saisons, 4444 (i.e. Liège, 1760), imprimé en orange pour la préface, en bleu pour le chapitre sur les manières de se servir de l’éventail, en puce (brun) pour celui des toilettes (les cabinets de toilette où les petites-maîtresses recevaient), en rouge-rose pour celui des étiquettes (le cérémonial en société), en orange pour le «Testament… du chevalier de Muscoloris» (qui n’est pas un testament, mais le portrait du petit-maître type) par quoi s’achevait le livre. Ajoutons que les quatre couleurs s’unissaient dans le titre (3).


En carré, entourant la vignette, une citation (en quatre couleurs, bien sûr) venue des Satires d'Horace: Ridendo dicere verum quid vetat? (Dire le vrai en riant, qu'est-ce qui nous en empêche?)



   Oui, mais pourquoi ces couleurs? On serait tenté de répondre: Pourquoi pas elles? Tout plutôt que du noir, à l'image de Caraccioli écrivant dans sa préface au Livre à la mode vert: «Un siècle aussi joli que le nôtre, doit-il écrire en caractères noirs, qui retracent les catafalques et les enterrements?» Il fait semblant d’expliquer: le vert est «ami des yeux», aussi la Providence (c’est l’oratorien qui parle) a-t-elle répandu le vert au printemps, la saison qui ranime l’homme; les paons nous plaisent par la couleur de «leur queue semée d’émeraudes» et les perroquets deviendraient communs «sans la couleur de leur plumage». Ce n’est pas tout: le vert est la couleur de l’espérance, il «paraît l’apanage de la modestie» — pourquoi? Caraccioli se garde bien d’entrer dans les détails —; il y a dans la nature quantité de verts différents, donc le vert plaît à tout le monde, si bien que le livre lui aussi plaira à tout le monde, etc. Caraccioli singe les petits-maîtres volubiles, parle pour parler, dit à peu près n’importe quoi, et parvient au bout de sa brochure, d’une parfaite vacuité.

   Les modes sont éphémères, la couleur verte, tout universelle qu’elle soit, n’est restée à la mode que huit jours, c’est ce que dit Caraccioli dans sa dédicace du deuxième Livre à la mode — il va donc passer au rose-vermillon, unissant la couleur des visages roses à celle du fard au rouge violent utilisé par les petites-maîtresses, mais ce deuxième Livre à la mode, pour être précisément à la mode, va vivre ce que vivent les roses. En attendant la mort annoncée, vivons… et Caraccioli feint d’adopter les principes des mondains qu’il expose de manière parodique, en style indirect: «Que je me sais bon gré d’être né dans ce siècle-ci! de vivre au milieu des élégances, des gentillesses, des agréments!»

   Dans Le Livre de quatre couleurs, Caraccioli, pour justifier les quatre couleurs se moque du monde, ouvertement, dès la préface: «S’il y a quatre éléments, quatre zones, quatre parties du monde, un livre, qui doit être une image de la nature, doit avoir quatre couleurs: c’est ainsi qu’on raisonnait il y a cinq cents ans».

   En ces trois livres, au-delà du symbolisme délibérément farfelu de Caraccioli, la couleur des encres, elle-même extravagante au regard du classicisme de l’encre noire, voulait mimer la mode, le dieu des petits-maîtres qui leur commandait non seulement de porter des vêtements de couleur sortant de l’ordinaire, mais plus généralement, d’adopter des comportements destinés à les distinguer du vulgaire.

   Passons au début du XXe siècle. Albert de Bersaucourt (1883-1937) désapprouvait en bloc papiers et encres de couleur: 


«Ces plaquettes sont curieuses et j’ai tenu à les signaler. Les éditeurs sont libres de nous en offrir de semblables à l’occasion de la nouvelle année, en manière de brimborions, mais de grâce, pour l’honneur de leur métier, qu’ils renoncent aux encres teintées (…) Impression sur papier rouge (…), encres teintées sont de même famille. Tout cela corrompt et avilit le livre, l’assimile, je le redis, au bibelot» (4).


Il venait de faire son travail de critique documenté, rappelant les éditeurs du XIXe siècle, de Jouaust à Dentu en passant par Plon, qui éditèrent des livres sur papier de couleur. Auguste Aubry, selon lui, fut parmi eux tous le plus acharné, imprimant ou réimprimant dans sa collection «Le trésor des pièces rares ou inédites» des livres sur du papier rose, vert ou jonquille. Ironiquement, Bersaucourt avait suggéré d’employer un «papier de vigne» pour La Muse au cabaret de Raoul Ponchon, un «papier de copeaux ou de sciure de bois» pour les Chevilles de Maître Adam. Il confesse, néanmoins, garder une tendresse de cœur pour les plaquettes imprimées en couleur du XVIIIe siècle, parmi lesquelles il cite Le Livre à la mode vert, qu'il appelle Le Livre vert.

   On croit ne surprendre personne en disant que l’exercice de la typographie, au XXIe, a changé, ne serait-ce que par une diffusion de masse toujours accrue et l’arrivée de l’informatique. Mais ceci est une autre histoire.




1. Louis-Antoine de Caraccioli (1719-1803), dit tantôt marquis Caraccioli, tantôt marquis de Caraccioli, né près de Tours, était le cousin de Dominique de Caraccioli, ambassadeur du royaume de Naples. Voltaire l’avait pris pour tête de Turc, sous-entendant que Caraccioli était un pseudonyme (Voltaire avait pratiqué l’art du faux pseudonyme et peut-être ne faisait-il que projeter son comportement), le traînant dans la boue pour avoir écrit et publié des lettres par lui attribuées à Ganganelli, le pape Clément XIV, et, accessoirement, pour aimer les hommes: «Je sais (…) le nom italien dont il s’est décoré, les goûts de l’abbé Desfontaines qu’il a étalés en Hollande» (lettre du 2 mai 1776, Correspondance de Voltaire, Bibliothèque de la Pléiade, t. XII, p. 527). On rappelle que l’abbé Desfontaines avait été emprisonné pour sodomie.

 

2. Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIe siècle (1960), Slatkine Reprints, 1979, p. 195, n. 4.

 

3. Les trois livres de Caraccioli sont mentionnés dans le Répertoire de Gabriel Peignot, p. 179. Ils ont été réédités à la suite, en 2005 (Publications de l’Université de Saint-Étienne), présentés par Anne Richardot, 105 pages, 23 cm sur 16 cm, mais le résultat esthétique navre l’œil du mieux disposé des lecteurs. Et le Livre des (sic) quatre couleurs est imprimé en deux couleurs. On passe…

 

4. A. de Bersaucourt, «Les papiers et les encres de couleur», Les Marges, n° 87, 15 septembre 1921, p. 69. La présente communication fut écrite au mois d’août 2011, après la lecture de cet article.







  
 

Parmi les livres sur papier couleur de Plein Chant, citons :

Rabutes & Clignettes, par Frédéric Larchenc & Henry Meyer (La tête reposée, 1996).
16 pages jaunes, 15 en bleu, 15 en mauve et 15 en orange.


Parmi ceux qui utilisent une encre de couleur :
 

Rêves d’avant la mort, par Michel Ohl (La tête reposée, 2006)

«20 exemplaires de rêve sur vélin nocturne», soit papier noir et encre d’argent.

 


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