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La spécialité est le refuge
des bibliophiles humbles d'argent. Il n'y a que les
gouvernements ou les fermiers généraux qui puissent
acheter tous les beaux livres indistinctement.
Les spécialistes sont innombrables : il y a
ceux qui ont la spécialité des mystères, mystères des apôtres,
mystères de Notre-Dame, mystères à cinquante-neuf
et même à quatre-vingt-deux personnages. Pour
ceux-là, l'art dramatique commence à Pierre
Gringoire et finit à Étienne Jodelle ; Hardy
n'est pas advenu pour eux, et ils ignorent
jusqu'au nom de Corneille.
Il y a ceux qui ont la spécialité des mazarinades, gens spirituels et
perpétuellement guerroyants ; – ceux qui ont
la spécialité des catalogues, depuis le catalogue de
Gilles Mallut, garde de l'ancienne bibliothèque du
Louvre en 1373, jusqu'aux catalogues de la
Vallière, de Nodier et des frères de Bure.
Il y a les spécialistes de la science, les plus
inouïs et les plus minutieux, ceux qui, comme Abbot,
ont dessiné et colorié cinq cent trente-cinq
différentes espèces d'araignées de la Géorgie
d'Amérique.
Il y a les spécialistes du roman : romans de
chevalerie, de souterrains, d'amour ; les
spécialistes du diable, qui, pareils à M.
Oufle, passent leur existence à désirer et à
attendre l'apparition du maudit, un pacte tout
préparé dans leur poche.
Il y a les spécialistes qui ne s'attachent qu'à un
seul auteur et qui en font leur proie, tels que
Beffara pour Molière, et Walckenaer pour Mme de
Sévigné.
M. de Soleinne, qui avait la spécialité du théâtre,
en était arrivé au point de collectionner les pièces
qui n'avaient été ni jouées ni imprimées.
Un autre amateur s'était mis à la recherche d'une
espèce de ver qui ronge une certaine espèce de
reliure.
Après ce spécialiste-là, il faut tirer l'échelle.
Charles
Monselet, Curiosités littéraires
et bibliographiques
Paris, Librairie des Bibliophiles, 1890, p. 127.
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