V'là
Anquetil
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qui gagne encore d'une branche ! |
par Michel Ohl |
1903.
Lancement du Tour
de France et du prix Goncourt.
Garin et Nau l'emportent. Nau: Torquet de son vrai nom, un nom de vainqueur du Tour: voyez Cornet, Pottier (victorieux en 1904 et 1906). Pottier se pend (1907). Drame d'amour. Le héros des Civilisés de Farrère, Goncourt 1905, se suicide à l'insu de son plein gré (1), à Saïgon, sur la route des Tombeaux, au guidon de sa bicyclette. Amour toujours. (Ainsi ne périront-ils à la guerre de 14 tels Trousselier, Petit-Breton, Faber, Pergaud, Lapize… vainqueurs en 1905, 1907 et 1908, 1909, 1910…) Charles Torquet, le frère de Nau, reste Torquet et publie sous son nom Championne de vél - oh, pardon: Championne de tennis (1930). Charles qualifiait Eugène (John-Antoine Nau) «d'ours timide, pérégrin et délicieusement sympathique…» À notre avis de vieux sportsman, Nau est le meilleur Goncourt (avec Proust, of course!!): laissons Pierre Ziegelmeyer, ancien champion de lancer de marteau, et 2e ligne de rugby, parler de Force ennemie:
Le narrateur, «un aliéné à demi lucide», comme le
précise Nau qui publie un manuscrit, est un «pohâte»
(sorte de possédé, traditionnellement), enfermé à
l'asile de Vassetot - une maison «libre», et non pas
«une de ces baraques à bonnes sœurs où on déniche
des erquésiastiques dans tous les placards», ainsi
que le dit le gardien Léonard (on apprendra, à la
fin, que tous les administrateurs sont en réalité
des fous, un peu comme dans le système du docteur
Goudron et du professeur Plume, de Poe, où
les aliénés prennent la place des gardiens et
peuvent faire illusion un temps - façon de rendre
sensible la fragilité de la frontière entre normal
et anormal)… Il est sujet à de violentes crises, qui
tranforment ce paisible littérateur en vociférateur
haineux, «habité comme un fruit véreux»: Visions de
cauchemar, descriptions horribles, par Kmôhoun,
l'être qui a pris possession de son esprit, des
habitants de la planète sub-aldébaranienne Tkoukra,
monstres griffus aux yeux hagards qui ne vivent que
du meurtre de leurs semblables, et «ignorent tous
sentiments autres que la Haine ou la Peur». (On
pense souvent, par la violence de la possession, au
roman de Gaston Leroux, La double vie de Théophraste Longuet,
publié en 1899 - le tournant du siècle fut un moment
important dans l'étude et le traitement de ces
phénomènes). Mais «la maison de fous et le
Tkoukrien, c'est trop pour un seul névropathe!», et
le poète s'évadera donc, pour l'Amérique… Mais
s'évade-t-il vraiment, autrement que dans son
manuscrit?…
Et
voici se poser sous nos yeux écarquillés la feuille
arrachée à Force
ennemie où Anquetil cherche sa voie dans
l'arbre généalogique:Force ennemie est un livre saisissant, puissant, grinçant d'un bout à l'autre de toutes ses membrures disloquées: ce livre de la folie, précédant Moravagine et les simulations surréalistes, est écrit dans un style digne de son sujet: rien d'un auteur pour dictées, comme le seront si souvent les goncourts; pas une page qui ne soit un défi au beau langage. Chaque personnage a son accent, ses tics, ses mots déformés, sa syntaxe estropiée: les gardiens au parler populaire plein de lapsus et de barbarismes, les «plaisanteries tintamarresques» de Loiseleur, les tics obsessionnels de Nigeot (un des «doubles» du narrateur - «Oui! je sais: blim, bloum, mécanique! absolument oui! (…) Ah! quand je suis un peu… blim, bloum… mécanique!»), les insultes pittoresques du docteur Bid'homme («Ah! tas de "chiffouillards", de "bragouillons", de "patouillauds"! (…) Je vais vous assaisonner à la "sauce Robert", tas de "ribougnâfres", de "balouchards", de "fignamboucs"!»); le petit-nègre de Mabire, le cauchois de Patoulet, l'accent roumain snob de Raoula («Vâhs ne sahriaz croâhre, mon cher câhsin…»), le créole de Remilius Saint-Val-Antenax (Nau a vécu aux Antilles), le yankee des banquiers Cash et Nothingelse, et encore les parlers paysans, l'argot de marine, celui des casernes ou des apaches… Il n'est guère de page où la langue ne soit traversée de ces frissons venus d'ailleurs, accentués encore par une ponctuation inhabituellement abondante, et un usage immodéré des italiques et des guillemets, qui font que d'un bout à l'autre ce roman vous secoue sans laisser un moment de repos, comme une nef des Fous livrée à la tempête, jusqu'au naufrage final (la lettre en douze points du docteur Le Joyeulx des Eypaves), où tout le bâtiment se retrouve éclaté sur la côte, à vous d'essayer de recoller les morceaux (2). - À la bonne heure! Vous
aviez l'air tout drôle… Mais regardez-moi ce fumier!
L'ex-fiancé de la jeune personne de Clichy-Levallois exagère un peu. Cette très petite cour est tout simplement jonchée de feuilles qu'une demi-douzaine de «malades» très agiles, grimpés dans les arbres déjà passablement dépouillés par leurs soins, arrachent et font pleuvoir avec assiduité. Quelques gardiens les admonestent pour la forme. Ils semblent plutôt amusés et, entre deux sornmations, se communiquent leurs remarques, un rien sportives, au sujet de la performance: - Tiens, «guette» donc, François! V'là Anquetil qui gagne encore d'une branche. 'Y en a pas un autre qui sera aussi leuger, il est en forme, le sale bougre! - J'dis pas, mais Dumoreau s'tient plus solide. Il est de fond. - Et Pageot, donc! Et il est sargé, handicarpé, comme on dit; il en a un, de pétard! - 'llons bon! V'là Paillard qui va se casser la goule. 'Y en a assez cette fois! En bas l'monde! J'vas appeler un de ces «Messieurs-Médecins» ou le « Gordien-chèfre»! - Descendez, tas d'enfants de guenons! Tu sais, m'fais pas monter, Chanteburne, ou ça s'rait un malheur pour té! - C't'égal, r'muche-moi Beuzeboc! C'est un rigolo, çui-là; c'est-y pas qu'y tient la corde, à présent… Battu, Anquetil! C'est comme le coup du bai-cerise, l'aut'jour, à Dieppe, sur la prodrome*! - V'lez-vous-t-y vous déglisser de là-haut, nom d'un fou… dre! - V'là l'docteur Bid'homme! (3) * L'hippodrome. (n.d.a.) Vive le Goncourt! Vive le Tour!
Vive la France!
14
juillet 2011
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1. Immortelle
formule du coureur Virenque. Notons qu'à la belle époque
de Force ennemie,
Virenque et Jalabert s'illustrent, déjà, dans les
championnats de poésie: L'Enclos du Rêve (Claire Virenque, 1904); La Chambre close (Pierre
Jalabert, 1914).
Leurs noms s'associent en un livre de Truc (Gonzague), Tableau du XXe siècle,
malheureusement disparu dans la Garonne il y a trente
ans, lors d'un tournoi nocturne de jet d'œuvres.
2. Terre d'asiles (Plein Chant n° 59, «Le fil du temps…», 1995) où Ziegelmeyer convoque d'autres visionnaires, Francis Giraudet, Andréi Biély… (Dans ce même numéro, un précieux «Entretien illustré»: L'itinéraire de Robert Chemin, «De la typographie à la gravure», tiré à part en novembre 1995. 3. Force ennemie, Première partie, ch. VI. Parmi les athlètes de Force ennemie, outre Anquetil, Paillard, champion du monde de demi-fond (1929 et 1932) gravera lui aussi son nom au Palmarès. |
ILLUSTRATIONS Titre: Antoine Blondin
et Anquetil.
Texte: à gauche, Maurice Garin; à droite, Eugène Torquet, dit John-Antoine Nau, avec un chapeau que les aléas du cadrage ont privé d'une partie à laquelle, pourtant, il avait droit. |