Éditions PLEIN CHANT
Apostilles

14 septembre 2011






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Edmond Thomas et Viollet-le-Duc

 ou

 

Quand deux parallèles supposées
se rencontrent,
s’éloignent,
se rencontrent de nouveau…



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Viollet-le-Duc avait écrit, sous la seconde Restauration, un Art de parvenir, poème de 33 pages in-12 au titre banal et n’annonçant rien de bien excitant, forme dégradée de plus brillants Arts de… : L’ Art de la guerre (Machiavel), L’Art de jouir (La Mettrie, 1751), etc. On connaît Viollet-le-Duc l’architecte de Napoléon III, le « restaurateur de Notre-Dame », admiré par les uns, honni par les autres. On connaît moins son père, notre Viollet-le-Duc, l’auteur de cet Art de parvenir satirique. Voici donc Emmanuel Louis Nicolas Viollet-le-Duc, né le 29 mai 1781 à Paris, fils d’un commissaire-priseur (Jean-Nicolas ; 1741-1816). En 1793, il commença par travailler chez un notaire, puis il entra au ministère de la guerre, où il prit le temps d’écrire et de publier un Nouvel Art poétique, poëme en un chant (Paris, Martinet, 1809), par lui qualifié plus tard de « petit poëme ironique ». Ce Nouvel Art poétique était un pamphlet dirigé contre l’inamovible et trop fécond abbé Delille, dont la gloire, en son temps, peut être rapprochée de celle qui adviendra à Victor Hugo : « l’abbé Delille régnait souverainement sur le Parnasse français. Devenu célèbre dès 1769 par sa traduction des Géorgiques de Virgile et par son poëme des Jardins, il ne cessa plus de faire des vers sur tous les sujets, jusqu’en l’année de sa mort, 1813 » (É.-J. Delécluze, Souvenirs de soixante années, Michel Lévy frères, 1862, p. 68). Viollet-le-Duc conseillait d’oublier les poètes anciens — Virgile et Horace, entre autres — et d’inventer des mots nouveaux mais lorsqu’il commentera l’ouvrage, il regrettera « d’avoir été un prophète de malheur» ; traduire : « Moi, romantique ? Jamais ». En 1810, il épouse Eugénie Delécluze, l’une des filles d’un architecte ayant renoncé, pour cause de maladie, à travailler et qui perdit la raison à la fin de sa vie. Eugénie était proche de son frère, Étienne, avec qui elle avait traduit des textes latins et appris des rudiments d’italien. Mariée, elle tint salon au 1 de la rue Chabanais, le vendredi, mais ses invités se dirigeaient rapidement vers la bibliothèque de son mari pour entamer des discussions de bibliophiles. « Là, chaque vendredi, après avoir traversé le salon où se tenait la maîtresse de maison entourée de quelques-unes de ses amies, la plupart des habitués, après une politesse aux dames, passaient dans la bibliothèque où la conversation était toujours très-animée » (É.-J. Delécluze, Souvenirs…, p. 156). Parmi les familiers de Viollet-le-Duc, outre son beau-frère Étienne Delécluze, on comptait Albert Stapfer (1802-1892), fils de Philippe-Albert S., ministre des arts et sciences en Suisse de 1798 et 1800 et pédagogue partisan d'une école nouvelle, en 1800 ministre plénipotentiaire de son pays à Paris ; Albert Stapfer donnera en 1828 une traduction de Faust, illustrée par des dessins de Delacroix. Autour de Viollet-le-Duc on voyait encore Jean-Jacques Ampère, le fils du physicien ; Sautelet, un avocat qui se fera connaître plus tard en libraire ; un homme du monde, le baron de Mareste, ami de Beyle, pas encore Stendhal (il le deviendra en 1816) qui le baptisera baron de Lussinge dans les Souvenirs d'égotisme ; Beyle lui-même, Paul-Louis Courier (il sera assassiné le 14 avril 1825). Et des petits jeunes : Victor Leclerc, futur professeur de latin à la Faculté des lettres, Saint-Marc-Girardin, Sainte-Beuve et Charles Magnin son ami, critique dramatique au Globe (1824), qui sera conservateur à la Bibliothèque de la rue de Richelieu. La querelle des classiques et des romantiques passionnait. Encouragés par Albert Stapfer, une part des jeunes gens, séduits par Walter Scott et Byron (Ah ! Lara !) provoquaient le trop classique Viollet-le-Duc. Les romantiques suivaient Beyle (Ah ! le Don Juan de Byron !) et « se laissaient séduire par les sophismes de cet homme spirituel, mais irréfléchi, pour qui toute nouveauté ayant chance de déranger ce qui était bien établi, avait un attrait irrésistible » (É.-J. Delécluze, Souvenirs…, p. 157). À partir de 1819 et jusqu’en juillet 1830, Étienne Delécluze tint salon pour sa part, lui aussi au 1 de la rue Chabanais, mais dans son donjon du cinquième étage et le dimanche, de midi à cinq heures ; célibataire, il ne recevait que des hommes. Parmi eux, outre Viollet-le-Duc, Sautelet, Beyle, dont Delécluze dira qu’il fréquentait le plus de salons possible pour rassembler la matière de ses Lettres de Paris envoyées pour publication à Londres, Jules-Antoine Taschereau (1801-1874), journaliste devenu érudit professionnel (il participa à la Bibliothèque elzévirienne de Pierre Jannet), en 1858 administrateur de la Bibliothèque impériale (rue de Richelieu),  Mérimée, Théodore Leclercq, l’auteur de Proverbes dramatiques que l’on jugeait en leur temps spirituels et bien observés, le botaniste Adrien de Jussieu — tous opposés à Louis XVIII puis à Charles X, à l'exception de Viollet-le-Duc, fidèle à la branche aînée des Bourbons. 

Viollet-le-Duc, durant la Restauration chef de division à la Maison du roi devint, sous la monarchie de Juillet, conservateur des maisons et résidences royales, autrement dit conservateur au Palais des Tuileries. Ses différents emplois, il les a ressentis comme des océans d’ennui et de travail forcé, rendus supportables par son jardin secret, la bibliophilie : il fallait un vieillard (c’est écrit en 1847, il a soixante-six ans) qui, comme moi, eût employé consciencieusement sa vie dans des occupations arides et contraires à ses goûts, pour trouver de la distraction dans une lecture et un travail (celui de cataloguer ses livres) qui (…) avaient au moins un côté littéraire» (Introduction au Catalogue des livres de la Bibliothèque poétique de M Viollet le Duc…, Paris, J. Flot, 1847). Viollet-le-Duc meurt à Fontainebleau, le 12 juillet 1857.

La Révolution avait privé Viollet, âgé de douze ans à peine, de toute instruction scolaire : «En 1793, forcé par la fermeture des colléges (sic) d’abandonner des études à peine commencées, je ne pus les reprendre, bien imparfaitement, que beaucoup plus tard, et n’étant plus un enfant» (Avertissement du Catalogue des livres composant la bibliothèque poétique de M. Viollet le Duc…, Paris, L. Hachette, 1843). Comme le répète à satiété la sagesse des nations, du mal sortit un bien, puisque le jeune Viollet se trouvait « affranchi de toute direction classique, d’admirations commandées » (ibid.). Ce qui était imposé à Viollet le sera, mais à grande échelle et pendant longtemps, à la plupart des enfants du peuple obligés, par nécessité financière, de travailler le plus tôt possible, et cela jusqu’à nos jours, tel Edmond Thomas, qui dut travailler dès la sortie de l’école. Si les collèges furent, sous la Terreur, momentanément fermés, les couvents et les abbayes, riches en bibliothèques emplies des livres les plus divers — que l’on n’imagine pas des ouvrages uniquement religieux, loin de là — avaient été ouverts à tous vents ; les riches amateurs, proscrits, avaient été dépouillés de leurs collections. « La spoliation des grandes bibliothèques avait couvert les boulevarts (sic) et les quais de ces livres dont j’étais curieux » (ibid.).

« Curieux » : le mot est lâché. Qui dit curieux dit acheteur compulsif. Ici encore, apparaît Edmond Thomas : « J’ai sans doute acheté, en moyenne, un livre par jour depuis l’âge de 14 ans » (« Rencontre avec Edmond Thomas », La lettre du SLAM, n° 21, septembre 2006). Ayant quitté le collège malgré lui, Viollet-le-Duc avait malgré tout entendu parler de Malherbe et de Corneille, mais devant l’amoncellement des livres entassés, non classés, bradés, inconnus surtout, sa curiosité enfla, s’aiguisa et il put lire — luxe inouï — dans le texte les poètes français d’avant la Renaissance, dont il n’aurait jamais eu connaissance en suivant la voie ordinaire des collèges. L’élan avait été donné, « La collection des poëtes qui composent une partie de ma bibliothèque comprend tous ceux de ces écrivains que quarante années de recherches m’ont permis de réunir depuis le XIIe siècle jusqu’au XVIIe inclusivement » (Avertissement du Catalogue de 1843). Pourquoi les poètes passent-ils avant les prosateurs ? Parce que Viollet-le-Duc était poète, mais, tout opposé à Delille qu’il fût, il écrivait de manière classique : point de salut hors de l’alexandrin et de la césure à l’hémistiche. Ajoutons que ce qu’il appelle la poésie, englobe les pièces de théâtre, longtemps écrites en vers, Mystères du Moyen Âge, comédies et tragédies des XVIIe et XVIIIe siècle. Voltaire écrivant Zaïre s’éprouvait poète autant que lorsqu’il composait une épître ; quant à la poésie de Racine, elle est un lieu commun.

Lorsque Edmond Thomas lançant une revue en 1971, l’appela Plein Chant, il la sous-titra en 1974 : « cahiers poétiques, littéraires et champêtres ».  En 1971, Edmond Thomas publiera Dans l’épaisseur des choses (Collection Les Carnets de Zymase, n° 35, Paris, Cercle des jeunes auteurs).
 




Il avait à son actif d’autres poèmes, en partie rassemblés dans Poèmes de dix années (Paris, Cercle des jeunes auteurs, 1971), il en publiera d’autres, sans beaucoup d’espoir, ayant déjà écrit en 1962 : « Mais le but de la promenade ne fut jamais atteint »(Fragments d’une autobiographie). Jean Le Mauve fit paraître dans sa revue (L’Arbre, n° 12, été 1976) ce recueil de poèmes, Fragments d’une autobiographie (1962-1975). Est-il besoin de le dire, la poésie d’Edmond Thomas n’a rien à voir avec celle de Viollet-le-Duc, et ses goût poétiques le porteraient notamment du côté des frénétiques du XIXe siècle, auxquels il a consacré le n° 37-38 (printemps-été 1978) de ses cahiers poétiques, littéraires et champêtres, intitulé « De quelques poètes frénétiques, occasionnels ou fonctionnels, diaboliques, macabres, érotiques, morbides, etc… etc… »

Loin, très loin de Viollet-le-Duc, homme de lettres écrivant pour des hommes de lettres, Edmond Thomas s’est intéressé à la poésie ouvrière, publiant chez François Maspero, en 1979, Voix d’en bas. La poésie ouvrière du XIXe siècle (Collection « Actes et Mémoires du peuple », republié en 2002, la Découverte), un choix de poésies écrites par des ouvriers chansonniers, des compagnons, des artisans, et un titre emprunté au cordonnier poète Savinien Lapointe (Une voix d'en bas, 1844). Edmond Thomas complètera ce volume de 443 pages (sans compter la bibliographie) par un numéro de sa revue (toujours intitulée Plein Chant, mais devenue : Cahiers trimestriels de littérature), consacré à la poésie : Ouvriers poètes du XIXe siècle par eux-mêmes et par leurs contemporains (Hiver 1979). Edmond Thomas est-il si loin de Viollet qu’on le pensait ? Non, et il le prouvait avec Voix d’en bas et avec Ouvriers poètes du XIXe siècle : dans l’un et l’autre recueils, il ne se contentait pas de donner à lire, mais il accompagnait chaque texte d’une notice détaillée, apportant souvent de l’inédit. Ce fut exactement le travail de Viollet-le-Duc, lorsqu’il publia, en 1843 puis en 1847, deux catalogues, si mal nommés « catalogues ». Alors qu’Edmond Thomas, non content d’acheter des livres à s’enfouir sous leurs piles, non content d’imprimer et d’éditer les ouvrages d’autrui, écrit pour son propre compte, Viollet-le-Duc se sentait incapable de l’effort de longue haleine que demande un livre sur les livres. En même temps, comme le voudra Edmond Thomas, il désirait faire connaître, à sa manière, ce qu’il avait aimé, ou parfois détesté, aussi résolut-il de rédiger un catalogue détaillé de sa bibliothèque, en le faisant paraître de son vivant, alors que de tels catalogues sont posthumes, ou rédigés à l’occasion d’une vente et moins fournis que les catalogues raisonnés.

Lorsque les Alliés envahirent la France en 1814 (ils entrèrent dans Paris le 31 mars) pour écraser Napoléon, les Anglais se firent une joie de rafler le plus possible de livres anciens, enlevant « les dernières richesses (… ) que possédaient encore quelques libraires ». Et quand les bibliophiles fortunés purent se rendre à leur tour en Angleterre, ils rachetèrent quelques-uns de ces livres, mais « afin de se procurer la satisfaction d’enfouir sous l’acajou ou le palissandre ces livres, dès lors perdus pour l’étude » (Avertissement du catalogue de 1843). Pour de tels acheteurs, Viollet-le-Duc crée (?) un néologisme : bibliotaphe, composé, sur le modèle de bibliophile, avec le mot grec taphê (sépulture). Viollet-le-Duc, ne pouvant rétablir le flux des livres — comment le pourrait-il ? — les remet en circulation de la seule manière qui lui soit accessible, c'est-à-dire incarnés dans leurs seuls titres. On eut ainsi, pour commencer : Catalogue des livres composant la bibliothèque poétique de M. Viollet-le-Duc, avec des notes bibliographiques, biographiques et littéraires sur chacun des ouvrages catalogués (Paris, L. Hachette, 1843 ; cité plus haut), un titre suivi d’un sous-titre qui disait l’ambition du catalogueur : Pour servir à l’histoire de la poésie en France. Viollet-le-Duc, en vertu de la loi qui pousse l’acheteur de livres à effectuer un mouvement perpétuel — acquérir encore et toujours, et cela sans mesure, car où serait le plaisir ? — avait augmenté sa bibliothèque : « Depuis la publication de mon premier volume, j’ai acheté plusieurs vieux poètes, pas autant que je l’eusse désiré » (Introduction du catalogue de 1847). Il fallait une suite au catalogue de 1843, ce sera Catalogue des livres composant la bibliothèque poétique de M. Viollet-le-Duc, avec des notes bibliographiques, biographiques et littéraires sur chacun des ouvrages catalogués (Paris, chez J. Flot, libraire, 25, quai Malaquais, 1847 ; cité plus haut). Ce catalogue, précédé d’une introduction qui prend peu à peu la forme d’un manifeste littéraire, commence par la nomenclature des poésies au sens strict. Puis viennent deux grandes parties : la première consacrée aux chansons, la seconde aux contes, un ensemble subdivisé en fabliaux (contes en vers et en prose, facéties, pièces comiques et burlesques, dissertations singulières, aventures galantes, amoureuses, prodigieuses, etc., etc.), contes en prose (facéties, anecdotes, dialogues, joyeux-propos, gaillardises, etc., etc.), œuvres comiques, singulières, facétieuses, etc., etc., traités singuliers et facétieux, dissertations, etc., recueils de contes facétieux, d’histoires et aventures facétieuses et satiriques. Le catalogue se termine sur un Coup d’œil rétrospectif où Viollet aimerait dégager l’originalité de la poésie française des premiers temps, tout en manifestant une prudence de chat soucieux de ne pas être empoisonné devant les extravagances des grands rhétoriqueurs pratiquant les «rimes dites : fraternisées, rétrogrades, enchaînées, senées, couronnées, équivoques, empérières, etc., etc.», toutes débauches poétiques par lui blâmées. Le goût pour l’anagramme et l’acrostiche lui paraît détestable, et ses pratiquants, d’après lui, « déshonoraient véritablement la poésie ».




Sans entrer dans les détails, on notera au passage qu’Edmond Thomas, lorsqu’il publie en prose — mais cette prose n’est-elle pas poétique ? — L’Été une fois, de Francis Giraudet, n’a plus rien de commun avec Viollet le mesuré. Et l’on remarquera que ses goûts sont infiniment plus divers que ceux de Viollet. Son premier choix« fut de publier des poètes », puis il s’est orienté « vers des oubliés ou des méconnus de la littérature et de l’histoire littéraire d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et parfois d’ailleurs », éditant des livres allant « de la littérature ouvrière à l’Oulipo en passant par les facéties de l’ancien régime, la bohème du second Empire ou de la période symboliste, les portraits d’excentriques ou la gravure sur bois » (SLAM. « Rencontre avec Edmond Thomas », (SLAM. « Rencontre avec Edmond Thomas », art. cité).

Pourtant, les parallèles supposées, Edmond Thomas et Viollet-le-Duc, se rencontrent encore : dans les catalogues de l’un et l’autre, on trouve souvent les mêmes ouvrages. Notons, en une liste non exhaustive : Viollet possédait Les Chansons de Gaultier Garguille (nouvelle édition, suivant la copie imprimée à Paris en 1631. Londres, 1658), Edmond Thomas reproduit en fac-similé les Chansons de Gaultier Garguille parues dans la Bibliothèque elzévirienne en 1858, présentées par Édouard Fournier. Viollet possédait La Petite Varlope, ou Vers burlesques (A Chalon-sur-Saone, chés Claude de Saint, imprimeur du Roi, 1755), il en parut une réimpression en 1869 (Genève, Jules Gay et fils), présentée par Paul Lacroix, dont Edmond Thomas fit un fac-similé en 2005. Viollet possédait les Plaisants devis des suppôts du seigneur de la Coquille, récités publiquement, le 2 février 1580 (Lyon), Edmond Thomas réimprimera le Recueil des plaisants devis récités par les supposts du Seigneur de la Coquille d’après l’édition de Nicolas Scheuring, Lyon, 1857. Viollet-le-Duc possédait La Nouvelle fabrique des excellents traits de vérité. Livre pour inciter les resveurs tristes et mérancoliques (sic) à vivre de plaisir, qu’il commentait sans complaisance : «Ces excellents traits de vérité sont tous de gros mensonges, des plus grossiers qu’on puisse faire, de ce qu’on nommerait aujourd’hui des blagues, et qui tirent leur seul comique de la stupidité de leur exagération même.» Gageons qu’Edmond Thomas avait aimé, lui, ce recueil de Philippe d’Alcripe, sieur de Neri en Verbos, qu’il réimprima en 1994. Si Viollet s’enorgueillissait d’avoir dans sa bibliothèque Les Pensées facécieuses et les bons mots du fameux Bruscambille, comédien original (Cologne), le lecteur contemporain pourra lire Les fantaisies de Bruscambille contenant plusieurs discours, paradoxes, harangues et prologues facécieux dans la collection «Bibliothèque facétieuse, libertine et merveilleuse» de Plein Chant, réimprimé en 1994 d’après l’édition de Jules Gay (Bruxelles, 1863). Ce même lecteur (ou un autre !) pourra acheter L’Heure du berger, par Claude Le Petit (Plein Chant 1993, réimpression de l’édition de Jules Gay, 1862), que Viollet avait possédée dans l’édition originale de 1662. Edmond Thomas a réimprimé en deux tomes les Œuvres du Seigneur de Cholières, d’après l’édition de la Librairie des Bibliophiles (Paris, 1879) ; Viollet avait eu chez lui Les Contes et discours bigarrez du sieur de Cholières, déduits en neuf matinées (1612 ; l’ouvrage parut pour la première fois en 1585) et Les Après-disnées du seigneur de Cholières… (1588). Viollet pouvait se réjouir quand il en éprouvait le désir avec Les Goguettes du bon vieux temps, ou Recueil choisi de chansons joyeuses, de vaudevilles, de cantiques, rondes et pots-pourris gaillards publiés dans le cours des XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, rédigés par un vieil amateur. À Paphos et se trouve à Paris, 1810 ; Edmond Thomas promet, depuis longtemps et pour bientôt La Goguette et les goguettiers par Eugène Imbert (1864), précédé de documents sur le même sujet*. Il est vrai que ses goguettes à lui sont celles des ouvriers, et dans les années 1830-1870, mais ne serait-t-il pas intéressant de les comparer avec ce que l’auteur du recueil de 1810 appelait, lui aussi, des goguettes ?

Lorsque Viollet-le-Duc vendit aux enchères tout ou partie de ses livres (du 5 au 21 novembre 1849, puis en 1853), Pierre Jannet, libraire, successeur de Silvestre,  fondateur en 1853 de la Bibliothèque elzévirienne, publia successivement les deux catalogues de vente. En 1849, ce fut : Bibliothèque de M. Viollet le Duc. Première Partie. Poésie, conteurs en prose, facéties, histoires satyriques, prodigieuses, Etc., et un second catalogue fut édité à l'occasion de la vente  le 17 février 1853 et les jours suivants, proposant des ouvrages concernant la théologie, la jurisprudence, les beaux-arts, le théâtre, l’histoire. Ces deux catalogues représentaient une sorte de vulgarisation des catalogues personnels de 1843 et 1847, simplifiés pour l’occasion : « Les notes peu nombreuses insérées dans le catalogue que nous publions ont été tirées de ces deux volumes, auxquels nous renvoyons les amateurs » (P. Janet, note préliminaire à la Bibliothèque de M. Viollet le Duc. Première Partie) : il ne fallait pas confondre amateurs et acheteurs, et s’adresser à eux de la même façon !

En 1853, l’un des premiers livres de la Bibliothèque elzévirienne, Six mois de la vie d’un jeune homme (1797), par Viollet le Duc (sans traits d'union), fut le seul ouvrage de littérature pure écrit par un auteur vivant que fît paraître Pierre Jannet. Viollet-le-Duc l’avait écrit sous l’Empire, en 1809, inventant l’histoire d’un très jeune homme, Eugène de Lautrec, un orphelin élevé par son oncle, attiré à la fois par deux femmes, la virginale Méri, une Irlandaise recueillie par un pasteur, et la sensuelle Aglaé, fille naturelle d’une courtisane de l’Ancien Régime, qui vivait chez l’oncle en même temps que lui. L’intrigue romanesque, banale et schématique,  fut inventée, de l'aveu de Viollet-le-Duc, uniquement pour procurer à l'auteur (lui-même) l’occasion de rapporter ce qui faisait l’air du temps sous le Directoire, et ce témoignage porte en grande part, implicitement et explicitement, sur une branche du romantisme, celle de Chateaubriand, mais celle aussi des amateurs de Milton et de Shakespeare. À côté des trois jeunes gens, chacun d'eux romantique à sa manière, deux adultes : le pieux pasteur et le royaliste à tout crin, travaillant au retour du roi, l’oncle d’Eugène, resté un homme de l’Ancien Régime croyant en une société mondaine législatrice absolue, et pour qui les idées nouvelles ne sont que des « systèmes absurdes » (p. 66). On relève cette incise, à coup sûr autobiographique : « Eugène répondit que les poètes étaient les seuls qui lui eussent offert assez d’attrait pour surmonter le dégoût que le travail occasionne ordinairement aux jeunes gens qui sortent du collège » (p. 50), et l’on voit une forme d’autobiographie lointaine dans les épigraphes, puisque chacun des chapitres est précédé de quelques lignes venues d’un texte du genre de ceux qu’aimait Viollet-le-Duc. Que les auteurs soit ou non cités, on rencontre par exemple Villon, Charles d’Orléans, Maynard, Jehan de la Taille (ch. VI), Marc Lescarbot, Guillaume Coquillart (ch. XIV), Guillaume Alexis (ch. XV), Martial d’Auvergne (ch. XXII). Ce mois de septembre 1853, quand paraissait Six mois de la vie d’un jeune homme…, Pierre Jannet éditait les Œuvres complètes de Mathurin Régnier, avec les Commentaires revus et corrigés. Précédées de l’Histoire de la satire en France pour servir de Discours préliminaire, par M. Viollet le Duc. L’Histoire de la satire en France était parue en 1823 (peut-être déjà en 1822), suivie par les Satires de Régnier : Œuvres de Mathurin Régnier, avec les commentaires revus, corrigés et augmentés ; précédées de l’histoire de la satire en France, pour servir de discours préliminaire (Paris, chez Th. Desoer, libraire) ; les « Commentaires revus et corrigés » étaient ceux de Brossette, mais l’Histoire de la satire était bien de Viollet-le-Duc.

Pierre Jannet avait mis sur pied, avec la collaboration d’Anatole de Montaiglon et de Viollet-le-Duc, une collection en 10 volumes (mars 1854 - novembre 1857) : Ancien théâtre françois ou Collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables, depuis les mystères jusqu’à Corneille, publié avec des notes et éclaircissements. Viollet-le-Duc a écrit la notice du premier tome, un historique sommaire du théâtre depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle et celle du quatrième, consacré au théâtre de la Renaissance. Dans ce tome, on trouve les œuvres dramatiques d’Étienne Jodelle ; Les Esbahis, de Jacques Grevin ; La Reconnue de Remy Belleau. Contrairement à ce que l’on attendrait du collectionneur, Viollet-le-Duc n’avait prêté, pour la confection des trois premiers tomes, aucun de ses livres ; les textes venaient d’un recueil découvert par Pierre Jannet au Musée Britannique (British Museum) puis exploité par lui-même avec Anatole de Montaiglon, sans la moindre participation de Viollet-le-Duc. L’élaboration de cette collection en dix volumes dut être mouvementée, car au dernier tome, Pierre Jannet avertit que si Viollet-le-Duc aurait dû être le maître d’œuvre de la série entière, « par suite de diverses circonstances, son concours à cette publication s’est trouvé considérablement restreint. Resté, suivant son désir, étranger à la publication des trois premiers volumes, dont le véritable éditeur est M. A. de Montaiglon, il n’est auteur que des notices insérées dans le tome IV et des deux premières du tome VII. Pour tout le reste de la collection, c’est à moi personnellement qu’incombe la responsabilité » (Avertissement du libraire, t. X, p. V). On pressent des drames… Mais si l’on peut supposer que Viollet-le-Duc et Pierre Jannet se brouillèrent, pourquoi s’attarder tant sur la Bibliothèque elzévirienne ? C’est que l’on retrouve, une fois de plus, Edmond Thomas, passionné de cette collection, à ses yeux un sommet de l'histoire de l'édition.



* Ajout, février 2013 : C'est fait ! La Goguette & les Goguettiers est paru le 22 janvier 2013. Cliquer ici.

 




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