Éditions PLEIN CHANT
Apostilles



Mémoires d'un chef de claque
Souvenirs des théâtres recueillis par Jules Lan


Paris, Librairie Nouvelle

1883




(Pages 126-131)

     Le père de Henri Heine, riche banquier, disait : Mon fils n'étant bon à rien, a fini par écrire des livres. Quelle honte pour ma famille !
   J'ai déjà, dans un précédent chapitre, esquissé le portrait du chevalier Aude (1), l'auteur des Cadet-Roussel et de Madame Angot. Il y en avait bien d'autres qui ressemblaient à ce vieux bohème, décoré de l'ordre de Malte, et toujours famélique bien qu'il eût fait jouer cent cinquante pièces ! Il mourut à quatre-vingt-cinq ans dans un affreux dénûment.
   Le peintre Lantara (2), qui était toujours brouillé avec le dieu Plutus, dépensait au cabaret le peu d'argent qu'il retirait de ses tableaux, vendus souvent à vil prix. C'était le même genre de vie que menaient la plupart des auteurs dramatiques.
   Depuis le triumvirat de Barré, Radet et Desfontaines (3), qui firent, en collaboration, de jolies pièces au Vaudeville de la rue de Chartres, on travaillait à trois pour ce théâtre et celui des Variétés, les deux seuls où l'on chantât alors le vaudeville.
   Mais les joyeux membres du Caveau moderne, présidé par Désaugiers, et qui reçurent Béranger dans leur sein, ne voyaient dans leurs œuvres légères qu'un prétexte à pique-nique.
   En effet, les droits d'auteur, fixés à douze francs par acte, quand ils se partageaient entre trois associés, rapportaient, tout au plus une centaine de francs par mois, qu'on mangeait chez Bancelin, Au Cadran bleu, chez Février, Au Veau qui tette, et le plus souvent, hors barrières, chez les Ramponneau de la banlieue.
   On suivit l'exemple de Bruëys et Palaprat (4), qui inventèrent la Société en nom collectif, telle que la définit le Code de commerce. On vit alors figurer sur l'affiche les noms accolés de Désaugiers et Gentil ; Théaulon et Dartois ; Brazier et Dumersan ; Brazier et Merle ; Carmouche et de Courcy ; Scribe et Dupin ; Scribe et Mélesville ; Scribe et Poirson (Delestre) ; Scribe et Mazères ; Scribe et Varner ; Scribe et Bayard ; Scribe et Germain Delavigne ; Bayard et Dumanoir ; Dumanoir et Maillan ; Barrière et Decourcelles.
   Ces sociétés à deux enfantèrent de petits chefs-d'œuvre pour les quatre théâtres de vaudeville, car on venait d'ouvrir les salles du Gymnase et du Palais-Royal. Bientôt Duvert et Lausanne, qui ne se séparèrent jamais, firent jouer des Arnalades (5).
   À l'Odéon, Wafflard et Fulgence firent représenter de charmantes comédies. Ces raisons sociales, que publiaient les affiches des théâtres, comme les journaux d'annonces légales publient les sociétés commerciales, virent augmenter leur nombre, et on allait applaudir les pièces de Clairville et Cordier ; Grangé et Lambert-Thiboust, Dennery et Anicet-Bourgeois ; Maurice Alhoy et Leuven ; D'Ennery et Ferdinand Dugué ;… e tutti quanti
   Au Théâtre-Français et à l'Opéra-Comique, l'auteur, ordinairement, à l'instar du photographe opère lui-même. Pourtant, MM. Scribe et Legouvé ; Émile Augier et Sandeau ; Émile Augier et Édouard Foussier collaborèrent avec succès. Depuis, la dualité Erckmann-Chatrian (6) a augmenté les pièces faites en société, mot inventé par Scribe.
   Alexandre Dumas père, qui disait que le meilleur collaborateur, c'était soi-même, a, cependant, écrit avec M. Auguste Maquet, M. Eugène Nus, M. Xavier de Montépin, etc.
   Aujourd'hui les sociétés à deux, unies comme par un mariage indissoluble, s'appellent : Meilhac et Ludovic Halévy ; Letellier et Vanloo, Chivot et Duru, etc.
   M. Eugène Labiche, le nouvel académicien a pris beaucoup de copains : Marc-Michel, Auguste Lefranc, Delacour, Legouvé, etc.
   Donc, autrefois, écrire des pièces de théâtre c'était plutôt un passe-temps qu'une profession. Les auteurs en vogue avaient plusieurs cordes à leur arc : Fulgence de Bury était chef de bureau aux contributions indirectes ; Imbert et Varner étaient des bureaucrates ; le mélodramaturge Guilbert de Pixérécourt avait pour fonctions une inspection de l'enregistrement et des domaines (7) ; Dumersan était conservateur des médailles à la Bibliothèque ; Martainville, journaliste ; Vial, employé aux contributions ; Planard, secrétaire d'une section au Conseil d'État ; Léon Halévy, chef de bureau à l'intérieur, etc.
   Il n'est pas jusqu'à Ferdinand Langlé et Ferdinand de Villeneuve qui ne se fussent faits entrepreneurs des pompes funèbres (8) ! ces deux hommes si gais ! Un jour que j'avais affaire à eux, - dans leurs bureaux, - Villeneuve, me voyant entrer, s'écria :
   — Est-ce que, par hasard, vous viendriez commander votre futur enterrement ? Soyez tranquille on vous fera çà dans les prix doux !
   Bien que je ne redoutasse pas la mort, je ne pus m'empêcher d'éprouver un petit tressaillement. Cela me rappelle un mauvais farceur du bal masqué de l'Opéra. Déguisé sous le costume d'un cocher de corbillard, il vous frappait sur l'épaule, et vous disait dans l'oreille : « Voulez-vous une place dans ma voiture ? » Malgré soi, on sentait un froid dans le dos. Cette lugubre plaisanterie paraissait à tout le monde manquer de bon goût.
   Maréchalle, un vaudevilliste des petits théâtres, s'était fait restaurateur. Il répondait à ceux qui s'informaient de la prospérité de son établissement culinaire :
   — Je suis en train de manger mon fonds.
   Le pauvre Brisebarre (9) avait eu l'idée de se faire commis voyageur. La mort l'empêcha de réaliser son projet.
   De tous ces gens de la bohème, le plus bohémien, c'était Maurice Alhoy, homme d'esprit, excellent critique (10) ; il fit avec MM. de Leuven et Brunswick les numéros de la Foire aux idées, satire politique de la révolution de 1848.
   Lireux, farouche républicain, était comme un forcené, quand il assistait à cette trilogie aristophanesque, jouée au Vaudeville avec la Propriété c'est le vol. Il disait tout haut que la République devrait faire pendre ces réactionnaires sous le lustre, pour faire de leur corps un fanal !
   Notez que Lireux, sous le règne de Louis-Philippe, attaquait la censure dramatique !
   Baudouin (11), qui fit sous le nom de Daubigny, l'Homme gris, la Pie voleuse, les Petits Protecteurs, tomba dans une telle misère, que son frère, greffier des faillites au tribunal de commerce, le prit comme expéditionnaire, pour l'empêcher de mourir de faim !
   Ceux qui n'avaient que leurs droits d'auteur pour vivre, étaient dans la dèche.
   Théaulon, l'auteur aimé qui fit tant de jolies pièces, avait terminé, avec Armand Dartois, un fort joli vaudeville : Angeline, ou la Champenoise, et, ne pouvant attendre la première, il vendit sa part d'auteur à Armand Dartois pour un billet de mille francs ! La pièce eut un grand succès, et Dartois toucha seul une somme énorme. Théaulon, l'auteur du Petit Chaperon-Rouge à l'Opéra-Comique, du Père de la Débutante, est mort dans l'indigence. Merle fut secouru dans sa vieillesse par sa femme, madame Dorval. Carmouche vivait aussi d'une pension de Jenny-Vertpré, qu'il avait épousée.
   C'est à partir de 1830 qu'une ère nouvelle commença pour les auteurs.


1. Joseph Aude (1755-1841) avait joué chez le père Doyen, comme Jules Lan, qui écrit (p. 41) : « j’ai connu Aude, qui était chevalier de Malte et toujours dans la misère ». La première pièce de la longue série des Cadet Roussel, Cadet-Roussel, ou le Café des aveugles, pièce en deux actes qui n'en font qu'un, en vers et en prose, par les citoyens Charles Tissot et Joseph Aude, fut représentée et imprimée en 1793. Armand-Henri Ragueneau de La Chainaye publia, sous le pseudonyme Anagrame Dauneur, Rousseliana, ou Recueil de tous les bons mots, vers, calembourgs, lazzis et facéties des Cadet-Roussel (Paris, Mme Cavanagh, an XIII [1805]). La pièce Cadet Roussel misanthrope et Manon repentante, folie en un acte, représentée aux Variétés en mai 1799 (4 floréal an VII) fut imprimée sous l'anonyme. Un bibliothécaire de la BnF ajouta une note manuscrite :  par J. Aude, A. Hapdé et J. Flan, et l'on se demande s'il n'a pas écrit Flan pour Lan, ou bien si Jules Lan avait lui-même choisi ce presque pseudonyme.
2. Simon Mathurin Lantara (1729-1778), peintre paysagiste mort à l’hôpital de la Charité de Paris, est resté une image de l’artiste bohème, vivant et travaillant au cabaret. Le 2 octobre 1809 fut représentée au Vaudeville Lantara, comédie en un acte, mêlée de vaudevilles,  par  Barré, Picard, Radet et Desfontaines, qui crurent bon d’avertir les spectateurs :

Sans doute vous serez surpris
Qu’au cabaret on vous invite :
C’est un de  ces lieux qu’à Paris
La bonne compagnie évite ;

En 1865, on aura une autre pièce pareillement intitulée Lantara, comédie en deux actes, mêlée de chants, par MM. Xavier de Montépin et Jules Dornay, représentée au théâtre Déjazet, le 15 mars 1865.

3. Jean-Baptiste Radet (1752-1830), François-Georges Desfontaines (1733-1825), Pierre-Yves Barré (1749-1832). Parmi leurs innombrables productions, citons Les Deux Edmon, comédie en 2 actes en prose, mêlée de vaudevilles, représentée au Vaudeville le 18 avril 1811, imprimée la même année chez  Barba. Julien-Louis Geoffroy : « c’est (…) le déguisement qui a fourni le refrain du vaudeville : les couplets sont  coupés d’une manière originale par ces deux préceptes, déguisez-vous, ne vous déguisez pas : la plupart ont été redemandés » (Cours de littérature dramatique, ou recueil par ordre de matières des feuilletons de Geoffroy, Paris, Pierre Blanchard, libraire, 1825, t. VI, p. 46). En 1837, le titre sera imprimé Les Deux Edmond.

4. David-Augustin de Brueys (1640-1723), devenu abbé après avoir abjuré le protestantisme, et l'avocat gascon Jean de Palaprat (1650-1721),  écrivirent tantôt seuls, tantôt en collaboration. Palaprat avait commencé par écrire des petites pièces : Hercule et Omphale, Les Sifflets, Le Ballet extravagant, puis il s'associa à l'abbé Brueys ; leur première pièce fut Le Concert ridicule (1689), écrite par Brueys sur un thème choisi par Palaprat. Il y aura ensuite Le Grondeur (1691), écrit par Brueys seul en 5 actes, puis réduit par Palaprat à trois actes. La première parution de leurs œuvres parut en 1712, intitulée Œuvres de Palaprat, mais contenant des pièces écrites par, ou avec l'abbé Brueys. Dans Les Œuvres de théâtre de M. de Brueys en 3 vol. in-12 (Briasson, 1735), on pouvait lire Le Grondeur, Le Muet, L'Important de cour, Les Empiriques, écrits en collaboration. D'autres éditions suivront, plus exactes quant aux attributions. Le vaudevilliste Charles-Guillaume Étienne (1777-1845), fit ses débuts d'auteur à la Comédie-Française avec Bruis et Palaprat, comédie en un acte et en vers, représentée le 28 novembre 1807, imprimée chez Mme Masson, la même année.

5. Étienne Arnal (1798-1873) fut un célèbre acteur comique. Acteur au théâtre du Vaudeville où il jouait, entre autres, les vaudevilles de Duver et Lausanne, il abandonna lâchement les autres acteurs après l'incendie du théâtre le 16 juillet 1838, pour s'engager au théâtre des Variétés, dirigé par Dumanoir. La figure d'Arnal ressemblait à une écumoire, si bien qu'Étienne Arago, directeur du Vaudeville, disait : « Ce Dumanoir glane chez les grêlés ». Arago le réclama et Arnal dut retourner aux Variétés. Il est vrai qu'il attirait les spectateurs par ses mimiques et jeux de scène dits  "arnalades". Emmanuel Lepeintre (1790-1847), dit Lepeintre jeune, acteur comique lui aussi, et lui aussi au Vaudeville,  écrivit : Loisirs d'une convalescence. Bêtises de Lepeintre jeune, calembourgs, jeux de mots, janotismes, jocrissades, odryades, arnalades, et surtout lepeintriades, rédigés par moi (qui en ris) tout seul. In-32 d'un quart de feuille (Paris, chez Vassal et chez l'auteur, s.d., in-16, 16 p.). Janotismes renvoie à Janot, personnage comique de la pièce de Dorvigny, Les Battus paient l'amende (1779). Odry était l'acteur qui tenait le rôle de Bilboquet dans Les Saltimbanques, par Dumersan et Varin 1838).

6. Erckmann-Chatrian est le pseudonyme collectif de deux Lorrains : Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890), qui s’étaient connus au collège de Phalsbourg. Leur collaboration dura de 1847 à 1887. Les Lorrains qui ont chanté durant l’Occupation « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine/Et malgré vous, nous resterons Français »  furent des lecteurs fervents d’Erckmann-Chatrian. L’œuvre, que l’on peut lire avec la même passion que celle de la comtesse de Ségur, quoique le genre en soit fort différent, fut éditée par Jules Hetzel, rééditée un siècle plus tard par Jean-Jacques Pauvert.

7. René Charles Guilbert de Pixérécourt (1773-1844) fut aussi directeur de l'Opéra-Comique (1824-1827), mais il était surtout un très estimable bibliophile.

8. Ce fut donc en spécialiste averti que Ferdinand Langlé (1798-1867), de son vrai nom Joseph Langlois, avait publié Funérailles de l'empereur Napoléon. Relation officielle de la translation de ses restes mortels, depuis l'île Sainte-Hélène jusqu'à Paris, et description du convoi funèbre. Illustrée par des gravures sur bois, exécutées d'après les modèles originaux. Dessins de Daubigny. Gravure de Lacoste père et fils, etc. Publiée par Ferdinand Langlé, in-4°, 32 p. (Paris,  Léon Curmer, 1840. 2e édition).

9. D'Édouard Louis Alexandre Brisebarre (1818-1871) on retiendra, pour son titre, une pièce écrite avec Charles Potier et Eugène Nyon, Adrienne de Carotteville, ou La reine de la fantaisie, parodie en un acte des 17e, 33e, 78e, 93e, 96e, 112e, 129e et 168e feuilletons du Juif errant, représentée aux Délassements-Comiques le 2 juillet 1849.

10. Maurice Alhoy (1802-1856) avait lancé avec Etienne Arago,  le 14 janvier 1826, le premier Figaro, alors petit journal satirique,  mais ils furent obligés de le revendre deux mois plus tard. Comme tout le monde, Maurice Alhoy écrivit des Physiologies : Le Voyageur, La Lorette (illustrée par Gavarni), Le Débardeur, Le Créancier et le débiteur. De son Dictionnaire théâtral, écrit en collaboration avec Harel et Auguste Jal (1824), on retiendra la définition du claqueur : « Claqueur. Applaudissement gagé dont le suffrage ne trompe personne, que tout le monde méprise, et dont chacun se sert. L’exigence des claqueurs a fait depuis quelque temps d’incroyables progrès. On leur donne maintenant jusqu’à trois cents billets un jour de première représentation. Ils en emploient deux cents ; l’autre tiers, qu’ils vendent, constitue leur salaire. Il y a des auteurs qui, indépendamment de ce sacrifice, s’engagent à payer au claqueur en chef une somme de soixante ou quatre-vingt francs en cas de succès. Un fonds de claqueur se négocie comme un fonds d’épicerie ; il s’en est vendu un six mille francs en 1820 !! Les claqueurs les plus accrédités sont MM. Mouchette et Lévacher, pour le Théâtre-Français ; Leblond et Frédéric (ce dernier est une femme), pour l’Opéra-Comique ; Léon, pour l’Odéon ; et Sauton, pour les théâtres secondaires ».

11. Les Petits Protecteurs, ou l'Escalier dérobé, comédie en un acte représentée à l'Odéon le  17 septembre 1816, est dite écrite par M. B. d'Aubigny, soit Théodore Baudouin d'Aubigny (178.?-1866), l'un des fils de l'imprimeur-libraire François-Jean Baudouin (1759-1838) et le frère de l'auteur en 1818 du Dictionnaire des gens du monde à l'usage de la cour et de la ville, par un jeune Hermite, soit Alexandre Baudouin (1791-1859?).


Pour voir le portrait de quelques vaudevillistes cités ici et disposer de notes biographiques, on consultera utilement :
Benjamin Roubaud, Grand chemin de la postérité, les gens de lettres
Collection "La petite librairie du XIXe siècle. Anciennetés"
(Bassac, Plein chant, 2011. Fac-similé de l'édition Paris, Aubert, 1843).
Reproduction commentée par Martin du Bourg, enrichie de portraits sérieux, des charges du Panthéon charivarique et autres caricatures
1 vol. (21 p.-[2] f. de pl., 3 x 37 cm.





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